« Avant toute chose, tu commences par repérer l’étoile polaire. » Perchés sur un des postes de vigie, quelque part entre le bateau et le ciel, Eaan et toi contempliez les étoiles. Elle n’était pas auprès de vous ces deux dernières nuits, le capitaine ayant ordonné qu’elle se repose. Tu ne l’enviaies pas franchement. Entre ses leçons forcées de navigation le nuit et ses journées passées sur le terrain auprès de l’équipage de qui elle apprenait à se faire respecter jour après jour, elle vivait une existence plus remplie que la plupart des membres de l’équipage.
« La plus brillante.- Je sais que c’est la plus brillante. Mais toutes les étoiles brillent, Isaac. »Elle s’est renfrognée, déjà impatientée par ta leçon qui, soyons honnêtes, était davantage un prétexte qu’une véritable tentative de faire de l’astronomie sur le terrain.
« Tu vois la Grande Ourse ? - Oui. »C’était la seule constellation qu’elle savait repérer du premier coup.
« Tu prends les étoiles du bout de la casserole. Tu prends la distance entre les deux étoiles, tu fais cinq fois la distance entre les deux en restant dans l’Axe et… tu trouves l’étoile polaire. C’est fou que tu ne t’en souviennes pas, on te l’a répété au moins vingt fois.- Jamais sur le terrain, déjà. Ensuite, Isaac, j’ai énormément d’informations à avaler jour après jour et la navigation fait pas forcément partie de mes priorités.- Oui, enfin, là, on parle quand même de savoir repérer le Nord, on n’est pas sur de la navigation avancée.- Ferme-la.- T’es vexée ?- Ferme-la je t’ai dit. C’est quoi ça là-bas ?- De l’eau ?- Non, la tache sombre là-bas.- Des problèmes. »Vous avez sonné la cloche pour alerter l’équipage de l’arrivée imminente d’un navire ennemi. Car, quiconque s’approche d’un autre vaisseau, de nuit, torches éteintes, ne peut rien être autre qu’un ennemi.
///
Tout s’est enchaîné très vite.
Réveiller l’équipage.
Attendre l’abordage.
Un premier coup de canon.
D’autres.
Très vite, vous vous êtes retrouvés débordés par les assaillants et leur hargne. Ce n’est pas un coin maritime très emprunté par les autres navires ; vous ne vous attendiez pas à être abordés et vous n’étiez pas prêts.
Vous avez vu quelques matelots, présents à vos côtés depuis vos arrivées respectives, tomber au combat ce soir-là.
Tu te tenais près de Eaan, près mais pas trop, pour ne pas non plus la gêner comme la dernière fois.
Elle est grande. Tu cherchais à te persuader.
Elle va s’en sortir. Tu essayais de t’en convaincre.
Tu peux la quitter des yeux trois secondes, Eaan ne tombera pas au combat. Tu n’y arrivais pas. La simple idée de la lâcher de vue te donnait la nausée.
Tu savais qu’il fallait que tu cesses de la voir comme une enfant de treize ans. Elle n’avait plus treize ans. Et ce n’était plus une enfant. Tu le savais, Isaac, ne joue pas les innocents. Tu les as détaillées, comme tous les autres, ses courbes arrondies qui faisaient d’elle une jeune femme à présent. Elle n’était plus cette gamine de treize ans que tu foutais par terre et qui n’avait pas d’autre moyen de défense que te mordre jusqu’au sang.
Elle n’était plus cette gamine. Alors pourquoi refusais-tu d’arrêter de la surveiller ? Ne voyais-tu pas que c’était justement parce qu’elle cherchait à s’émanciper qu’elle prenait tous les risques qu’elle prenait ce jour-là ? Est-ce que tu t’es, ne serait-ce qu’une seule fois avant ce jour, rendu compte de la charge que tu ajoutais à ses épaules en croyant la protéger ?
Apparemment, non.