La musique est trop forte, lui donnant l'impression de lui broyer le cerveau, et elle grimace en s'appuyant sur le comptoir, portant à ses lèvres un petit verre d'ouzo frais qui la fait grimacer. Elle déteste ça. Elle déteste ça mais stupidement, peut-être, elle songe que ça pourrait l'aider à faire passer le mal. L'aider à supporter ce bruit, ces lumières, cette céphalée annonciatrice de la fin de nuit, du besoin de rentrer se coucher. Pourtant elle ne peut pas partir, pas encore. Elle a encore deux danses à assurer, au moins, avant de pouvoir espérer raccrocher jusqu'à la prochaine fois. Au moins deux danses avant de pouvoir espérer rentrer. Et pourtant, les Dieux savent qu'elle aurait besoin de pouvoir y aller tout de suite, quitter toute cette agitation.

Le serveur pose un verre devant elle, affirmant que c'est un cadeau du type dans le coin, un client à qui elle jette un regard en le remerciant d'un hochement de tête. Merde. Elle déteste ça. Elle déteste quand les clients offrent des verres, parce qu'elle ne peut pas les refuser. Parce qu'en général, ils ne se contentent pas de payer à boire mais viennent parler, s'imposer. Elle n'en a pas l'envie ce soir, pas même le courage. Comme souvent, à vrai dire. Mais elle attrape le verre quand même, consciente qu'elle ne peut le renvoyer maintenant qu'il est servit, avant de le boire, cul-sec, avec une grimace. C'est fort. C'est dégueulasse. Tsípouro. Elle n'est pas sûre de ne pas préférer l'ouzo à cette eau de vie.

Forcément le type avec son grand sourire sûr de lui quitte sa chaise et s'avance pour la rejoindre. Elle se masse la tempe, tant pour essayer de faire partir la douleur que pour contenir sa frustration, son agacement, alors qu'elle a envie de lui faire ravaler son sourire mais ne peut pas prendre le risque de froisser un client, parce qu'elle ne peut surtout pas se permettre de perdre ce job. Et elle lui en veut pour ça, E sentant prise au piège, prisonnière.

"- Bonsoir..." le salut-elle en retour, comme il vient de le faire. "Merci pour le verre."

Elle n'a aucune envie de le remercier, ne se sentant ni reconnaissante, ni particulièrement ravie de cette initiative qu'il a prise mais elle joue le jeu, ne pouvant guère faire autrement que représenter la maison pour laquelle elle travaille et préserver la réputation des lieux. Alors elle se force, esquisse même un faux sourire, se présente et accepte de maintenir la conversation quelques minutes, jusqu'à ce que les mains de l'homme se posent sur elle brusquement, l'une sur sa hanche, l'autre sur sa cuisse, tandis qu'elle essaie de se dégager de sa prise.

"- Lâchez moi ! Je vais bientôt retourner danser." dit-elle en se débattant, la mine de plus en plus dégoûtée comme il caresse sa cuisse et la complimente. Elle déteste ces types qui se croient toujours tout permis parce qu'ils ont un peu de pognon. "Mais lâchez-moi putain !"

- SARA, FATINI, PETROS !!

Que tu hurles de ton balcon alors que tout s’agite devant toi comme une stupide fourmilière incapable de se concentrer plus de trente secondes. Les concernés se tournent vers toi, se figeant comme des statues, une main sur le front en salut militaire. Tu te facepalm intérieurement et fait signe.

- On ouvre dans trente minutes ! Tout doit être nickel ! Prenez votre véritable apparence si ça doit vous faire aller plus vite !

Que tu demandes avant de les entendre bêler comme des moutons en repartant. Tu secoues la tête. Des siècles qu’ils te suivent comme des toutous et toujours aussi empotés ces trois-là. Mais tu les adores, tu les chéries comme s’ils étaient tes enfants. Ils t’ont toujours soutenu, apporter une aide précieuse et ta protection est la seule chose à quoi ils peuvent s’accrocher. Tu soupires et retournes dans ton bureau alors que tu reprends la discussion que tu avais avec un potentiel investisseur. Mais c’était trop simple. Un peu d’alcool et l’accord était signé. Les humains se ressemblaient, malgré le temps passé et les nouvelles technologies passées devant leurs cervelles de moineau.

Mais tu pouvais enfin souffler pour te permettre de te détendre, boire un peu, les pieds sur ton bureau avant de sourire en entendant la musique qui se lance, sentant l’ivresse de la boîte monter à toi, t’offrant des frissons dans le dos. Et la soirée se lance ainsi avant que tu ne te fasses surprendre par un bruit à la porte. Tu râles un peu, demandant à entrer avant de te lever en souriant.

- HERCULES !

Que tu dis en reconnaissant le héros, l’un de tes nombreux demi-frères de surcroît -c’est que le padre est prolifique-. Tu souris et le prends dans tes bras.

- Que viens-tu donc faire ici, mon Grand ? C’est père qui t’envoie ? Héra ? Non non, mieux… Athéna ?

Le blond soupire un peu avant de te tendre un de ces vieux parchemins que vous faisiez dans l’ancien temps. Tu grimaces et réajustes ta veste de costume, replaçant correctement dans ta poche le mouchoir imprimé léopard. Tu secoues la tête.

- Oh vraiment ? Une fête à la maison ?
- Père pense que ce serait bien de faire rugir un peu l’Olympe pour rappeler aux mortels que nous existions.

Tu te mets à éclater de rire un instant avant de réajuster ta chevalière, ornée d’une magnifique vigne dessus. Tu secoues la tête.

- Les temps ont changé, mon Grand… L’humain croit en beaucoup de choses. Que ce soit nous ou un autre, tant qu’ils utilisent nos noms, nous ne craignons rien… Et de plus…

Tu te figes, ne continuant pas ta phrase, te levant droit comme un i. Tu grimaces un peu, laissant l’ancien héros seul dans ton bureau, le temps de descendre dans la faune locale, de te perdre dans le brouhaha et la sueur de ceux qui se perdent dans la folie des lieux. Tu sens que quelque chose ne va pas. Une âme n’est pas dans la fête. Une âme ne se plaît pas ici. Une âme se sent en danger, peu rassurée et désire partir. Pourquoi ? Tu as créé ce sanctuaire pour que les plaisirs et les déboires se laisser aller, pas pour que la colère et la peur s’engouffrent dans les esprits. Tu retrouves la source du problème et grognes intérieurement. Tu attrapes le poignet de l’homme qui semble s’en prendre à une de tes danseuses et le fusille du regard, manquant de laisser transparaître tes yeux blancs, à la pupille aussi horizontale qu’un bouc. Tu grimaces un peu avant de laisser transparaître un sourire étrange.

- Si la demoiselle a dit non, il serait grès, monsieur, de l’écouter… Avant que je ne vous raye de la liste des invités privilégiés de mon humble établissement… Ce serait regrettable, n’est-ce pas ?

Un visage qui pâlit à vue d’œil, t’ayant reconnu. Il recule et s’excuse avant de détaler comme un lapin. Tu soupires, réajustant ta veste et incline la tête vers la petite blonde qui s’était prise dans les filets de cet affreux client sans aucune manière. Tu tends la main doucement.

- Tout va bien, ma chère ?

Une silhouette qui se dresse entre elle et ce pauvre type, attrapant le poignet de celui-ci pour l'empêcher de continuer ce qu'il tente de faire. Ariane en profite pour reculer d'un pas, s'éloignant comme elle peut de ce mec. Putain. Elle les déteste vraiment, tous ces types blindés de fric qui se prennent pour les rois du monde. Qui pensent que tout leur est dû. Que leur argent peut tout leur offrir, même le consentement et la dignité d'autrui. Putain. Elle ne sait pas ce qui la retient de lui claquer la gueule. Sûrement la peur de perdre son job. Ça doit être ça. Devant le grand patron en plus, ça ferait mauvais genre. Ça ferait même un sacré bordel.

L'homme pâlit à vue d'œil tandis que le patron des lieux, "Dionysos", de son pseudo - croit-elle -, le menace de le blacklister de son établissement, ce qui lui en fermerait définitivement les portes. Ouai, forcément, gros con préfère conserver ses accès à ses petits plaisirs, forcément. Elle lève les yeux au ciel. Ces mecs-là lui donnent tellement la gerbe…

Il file sans demander son reste tandis que le patron des lieux se retourne vers sa danseuse, s'assurant qu'elle aille bien. Ariane opine de la tête. Ça va oui. Plus de peur que de mal. Heureusement pour elle ce n'est pas allé plus loin que quelques mains baladeuses indésirables. Pas allé plus loin qu'une menace. Tout de même, elle se tourne vers le bar, fait un signe au barman, réclame un whisky et se retourne vers le patron des lieux. Beau, impressionnant, dans un costume bien taillé, de la poche duquel dépasse un petit mouchoir au motif particulier. Un personnage à lui tout seul, qu'elle ne saurait vraiment définir.

"- Merci d'être intervenu…" souffle-t-elle.

Elle ne se doute pas un seul instant qu'il a tout laissé en plan seulement parce qu'il a senti sa détresse au milieu de cette foule en pleine extase. Elle n'aurait jamais pensé que le grand patron la remarquerait, dans un espace aussi reculé que ce coin de bar, avec l'obscurité qui plus est.

"- Mais je suis désolé que vous ayez eu à le faire."

Tu regardes le barman, hochant doucement la tête pour lui faire comprendre que tu prenais financièrement en compte la commande de la danseuse, que tu faisais pour cette fois impasse de la dépense, la laissant prendre ainsi ce qu’elle désirait pour pouvoir évacuer ce stress. Évacuer les mauvaises ondes qui venaient de se dégager de la situation. Tu souris en inclinant la tête, une main sur ton torse.

- Mais je me devais d’intervenir. Ne me remerciez pas.

Non, il ne faut pas. Tu aurais fait la même chose pour n’importe lequel de tes employés. Qu’ils soient humains ou satyre. Seul toi, sais faire la différence entre les deux, connaissant certains depuis des siècles. Mais cela ne change rien, ils sont tes protégés, tes propriétés. Tu fronces les sourcils, basculant la tête en ne comprenant pas bien ce qu’elle voulait dire. Tu te redresses un peu.

- Pourquoi être désolée ? Ce n’est pas ainsi que l’on doit traiter mes employés. J’essaye de faire au mieux pour qu’ils soient bien, en sécurité ici tout en faisant leur travail.

Tout ça au milieu de cette fête permanente qui règne dans les lieux, jours après jour, nuit après nuit, comme si le temps n’existait plus et que le corps n’était plus qu’un véhicule de plaisir. Tu grimaces tout de même, croisant son regard éteint. Tu soupires et attrapes le verre tendu pour voir la boisson offerte à la jeune femme. Un simple whisky ? Tu grimaces. Pourquoi vouloir boire quelque chose d’aussi fort ? Tu tends le verre à la demoiselle et souris doucement.

- Vous ne semblez pas heureuse … Un souci avec le travail ? Je ne me souviens pas de votre visage, vous n’êtes pas à mon service depuis longtemps, si ?

Non. Tu t’en souviendrais si c’était le cas. De ce pauvre visage renfermé, blasé, blessé. Tes danseuses respirent la joie de vivre pourtant, elles exercent dans le but de te plaire, de te faire plaisir. Mais elle… C’est une corvée ? Elle cache autre chose ?

Il se devait d’intervenir, dit-il, si bien qu’elle n’aurait d’après lui pas à le remercier. Mais si. Certains patrons auraient sûrement fermé les yeux pour ne pas échauder leur clientèle. Lui avait choisit de ne pas le faire au contraire et de s’imposer, de protéger la danseuse en éloignant d’elle le client indélicat. Alors oui, elle est reconnaissante. Elle est reconnaissante parce que dans un monde d’argent, dans un monde où un homme qui prétendait l’aimer n’a eu aucun scrupule à la prostituer pour arrondir leurs fins de mois, aucun scrupule à se servir d’elle, comment aurait-elle put croire qu’un homme d’affaire dont elle ignorait tout ne prendrait pas le même chemin, ne la traiterait pas lui aussi comme du bétail ?

”- Désolé que cela soit arrivé, simplement.” souffle-t-elle en haussant les épaules, ne se justifiant guère plus.

Elle regrette que cet homme ait posé les mains sur elle. Elle regrette qu’il ait essayé de la contraindre, de l’emmener sur une pente dont elle ne voulait pas. Et pourtant, elle se sent hypocrite. Parce que parfois, encore aujourd’hui, pour quelques billets, elle accepte de s’allonger. Elle accepte d’écarter les cuisses, de vendre son corps, pour boucler le mois. Elle voudrait s’en sortir. Elle voudrait ne plus avoir besoin de ça. Mais pour l’instant…

Une ombre passe sur son visage, qu’elle essaie de chasser. Le barman pose son verre sur la table, la distrayant dans le tintement du verre. Mais, quand elle va pour le prendre, elle se trouve devancée par l’homme devant elle qui porte la liqueur à son nez, la sent, avant de la lui tendre. A la grimace qu’il vient de faire, elle lève un sourcil étonné. Elle n’a pas le temps de poser plus de question toutefois qu’il lui coupe l’herbe sous le pied, en posant auxquelles elle ne s’attendait pas. Elle referme la bouche alors, cherchant ses mots. Bon sang. Est-ce qu’elle est heureuse ? Non. Est-ce que ça a à voir avec le travail ? Non.

”- Pas avec le travail, non.” secoue-t-elle la tête. ”Non. Depuis quatre ou cinq mois seulement…”ajoute-t-elle pour répondre à sa deuxième question.

Elle porte son verre à ses lèvres, secoue la tête et, cette fois, le gratifie d’un sourire. Le même qu’elle a quand elle danse. Le même avec lequel elle a l’habitude de tromper tout son monde, réservant sa morosité pour ses moments de solitude, ses moments de pause. Là comme ça, une personne lambda, si elle n’y fait pas attention, ne verrait pas que son sourire n’atteint pas vraiment ses yeux. C’est généralement suffisant ici cependant.

”- Alors… Vous n’aimez pas le whisky ?” demande-t-elle finalement, comme si elle voulait changer de sujet et meubler le silence d’une attente d’explications plus poussées.