Elle a encore du mal à y croire et, pourtant, elle avait vu la vérité de ses propres yeux, rue des Juifs, sortant tout juste du restaurant La Casserole, main dans la main, échangeant des regards qui ne trompaient pas, des sourires qui en disaient long et des baisers qui disaient tout. Victoire avait bouillonnée, sa main crispée sur le sac de shopping qu’elle tenait à la main, observant la scène sans un mot, sans les rejoindre, tandis que son monde s’effondrait doucement, tandis qu’elle réalisait à quel point ils s’étaient bien fait avoir, Louis et elle. Depuis combien de temps ça durait ? Elle n’en savait rien. Des semaines ? Des mois, peut-être. Comment savoir ?

Depuis qu'elle les avait aperçu le matin-même, Victoire tournait et retournait la situation dans sa tête, installée dans la petite salle de son salon de thé préféré. Elle devait le dire à Louis. Lui annoncer la nouvelle. Elle ne pouvait pas le maintenir dans l’ignorance de tout ça. Elle ne pouvait pas attendre qu’il se rende compte de tout ça par lui-même. Non, le sale boulot lui revenait à elle et à elle seule, puisque leurs partenaires n’avaient à l’évidence pas le courage de leur avouer qu’ils s’envoyaient allégrement en l’air dans leur dos et s’offraient des dîners. Connards.

Pinçant les lèvres en portant son latte macchiato à celles-ci, elle attrape son téléphone portable pour envoyer un message à Louis, tant qu’elle a encore le courage de le faire, tant qu’elle tient suffisamment pour ne pas se renfermer sur elle-même et fuir les responsabilités que les deux gugus font retomber sur elle. Rapidement, elle envoie donc un message à son ami.

Victoire a écrit:

Hey !
Tu vas bien ? Dis moi, il faudrait que je te vois, c’est assez urgent. Tu penses qu’on aurait moyen de se voir aujourd’hui pour prendre un café ? C'est pour l’anniversaire de Sabrina !

L’anniversaire de Sabrina, dans sept semaines. Bonne excuse. La demoiselle aurait trente ans, Louis pourrait croire qu’elle veut faire une surprise à son amie et qu’il faut rester discret. Au moins, elle ne court pas le risque qu’il parle avec sa compagne de ce rendez-vous. En espérant qu’il n’en parle pas à Marc non plus, encore qu’elle pourrait jouer le jeu jusqu’au bout si son “compagnon” lui posait la question.

Même après deux ans de mariage, Louis est toujours aussi attentionné envers Sabrina. Il aime son épouse plus que tout au monde, et jusqu'à présent, il n'a jamais eu la moindre raison de douter que c'était réciproque. Leur mariage avait tout l'air d'un mariage de convenance, arrangé pour que leurs parents puissent continuer leurs affaires et relations commerciale, mais du côté de Louis, la jeune femme est vite devenue comme une évidence dans sa vie.

Pourtant, depuis quelques semaines, il la trouve distante. Le travail, lui assure-t-elle en déposant un baiser sur le haut de la tête de son mari assis, avant d'aller se coucher, et de se laisser emporter dans un silence. Il voudrait l'aider, mais il ne sait pas quoi faire, et son épouse ne lui parle presque pas. Il n'a pas même connaissance de ce qui fait qu'elle est épuisée au point de ne rien partager avec son époux. Même, le petit-déjeuner n'est plus un moment qu'ils passent ensemble. Elle part tôt, trop tôt pour qu'il puisse la voir, lui qui travaille jusqu'à tard, et quand il rentre, elle dort, inaccessible. Elle ne semble supporter aucun contact. Et la distance lui fait du mal. C'est qu'un passage, ça lui passera, c'est la dépression saisonnière, l'apaise Robert, son ancien maître d'apprentissage, désormais associé avec lui, lorsqu'il lui fait part de ses doutes quant à l'état de leur relation.

Alors, ce matin-là, il se décide à leur réserver un weekend tous les deux. Ca leur fera du bien, de se retrouver entre eux, et de prendre le temps nécessaire pour parler, pour profiter du soleil chaud dans ces journées qui semblent se rafraîchir violemment. Un jus de fruit sur le plan de travail et un café plus tard, il est en train de réfléchir à ce qu'ils vont faire, et d'essayer de tout prévoir pour enlever l'inquiétude du regard de sa femme. Jusqu'au sms de Victoire, qui vient perturber le fil de ses pensées. Avant de voir qu'il ne s'agit de l'anniversaire de Sabrina, il n'a aucun mal à saisir l'urgence de son sms et, si au départ il est inquiet, il ne s'empresse de lui répondre:

Louis a écrit:

Salut ! Ouais, bah carrément, dis-moi l'adresse, et j'arrive ;)

en tapotant frénétiquement sur l'écran de son téléphone, avant d'envoyer, puis de s'habiller tout en siflottant. Il est heureux de pouvoir organiser quelque chose de plus sympa pour les trente ans de Sabrina que s'il était seul. Louis n'a pas grand chose d'un grand maitre de l'organisation, et un peu d'aide et d'une vision féminine ne lui ferait pas de mal.

Une fois que Victoire lui a indiqué l'adresse, il se décide à s'y rendre à pied. Ce n'est pas si loin. Sur le chemin, il ne peut s'empêcher de remarquer combien la ville est belle, sous les couleurs de l'automne approchant. L'air est agréable, pas comme la lourdeur estivale qu'il avait pu ressentir, un air sec, chaud, comme dans un four, qu'il avait été heureux de fuir avec des vacances à Kirkwall.

Il arrive devant Donatien avec un grand sourire envers Victoire, qui s'estompe légèrement devant ce qu'il sent être un air grave. Que peutt-il y avoir de si sérieux dans la préparation d'une fête d'anniversaire ?

Elle ne s'attendait pas à ce que Louis lui réponde aussi vite mais à peine a-t-elle envoyé son message qu'il lui en renvoie un, acceptant l'invitation, sans se douter le moindre instant de ce qu'il se passe, réellement, demandant simplement l'adresse, persuadé que la jeune femme veut réellement lui parler de l'anniversaire à venir de Sabrina. Elle doit bien avouer que, de manière fugace, elle culpabilise un peu de l'attirer avec un faux prétexte. Mais elle a besoin qu'il ne puisse pas se poser de question avant d'être arrivé, besoin qu'il se sente en confiance pour la rejoindre, qu'il ne se doute de rien et surtout, qu'il ne parle pas de cette rencontre avec Sabrina. Pour l'instant, tant qu'elle ne lui a rien dit, elle préfère éviter que Sabrina et Marc puissent se douter de quoi que ce soit. Alors mentir, elle n'a pas vraiment le choix. C'est la seule ressource dont elle dispose pour agir en toute discrétion.

Alors qu'il se met en route et qu'elle s'attend à le voir arriver d'une minute à l'autre, comme il n'habite pas très loin, Victoire essaie de préparer son discours, ne sachant pas vraiment encore comment elle va bien pouvoir lui révéler la supercherie. Ce n'est pas facile à découvrir, et ça ne l'est pas non plus de l'annoncer. Au moins, dans son cas, la question avait été vite réglée. Bien sûr, elle aurait aimé que cela se passe autrement. Elle aurait aimé qu'on la prépare à cette découverte et c'est ce qu'elle compte faire avec Louis. D'autant plus que, si elle-même est seulement en couple avec son partenaire, Louis et Sabrina sont mariés, eux. Et c'est son propre compagnon qui détruit un mariage par son égoïsme, comme par celui de la jeune femme impliquée dans cet adultère.

La serveuse débarrasse la table en donnant un coup de chiffon devant elle et Victoire la remercie, attendant patiemment l'arrivée de Louis. En bonne habituée de la boutique qu'elle est, et bien qu'il faille normalement commander au comptoir, on lui demande rapidement si elle veut prendre autre chose mais elle décline, laissant la petite brune repartir s'occuper des clients, tandis que le même se replonge dans ses pensées, essayant encore de trouver la bonne formule pour prévenir Louis de ce qu'il se passe dans leur dos. Malheureusement, elle n'en trouve pas et, quand il arrive, elle est toujours en train d'en chercher une.

Se levant en laissant ses affaires à sa table dans le petit salon de thé, elle le rejoint, le salue rapidement, demandant s'il va bien - consciente que si c'est le cas, ça ne va pas le rester - et l'invite à choisir un éclair dans la vitrine, tandis qu'elle-même porte son choix sur un passion-framboise et un diabolo grenadine, stressant à l'idée de ne toujours pas savoir comment elle va bien pouvoir mener à bien la mission qu'elle s'est fixée.

"- Tu as fais vite... Je suis désolé de t'avoir dérangé pendant ta journée de travail mais... C'était important." souffle-t-elle tandis qu'ils partent s'installer à table, la serveuse préparant leur commande.