Héléna semblait m’éviter. J’avais pensé qu’après avoir passé une journée seule, elle viendrait peut-être me voir, ne serait-ce que pour discuter, mais elle avait directement suivi Eric dans la maison.
Alors, j’étais resté pensif dans le jardin pendant un moment, allant jusqu’à m’égarer dans mes pensées. Je ne savais pas quoi penser du manège de la jeune femme. Cherchait-elle à me fuir pour que mon départ soit moins douloureux ? Avait-elle peur que je comprenne qu’elle ne partage pas mes sentiments ?
Tout était brouillon, rien n’était clair.

Plus tard, je pris un bain avant me retirer dans ma chambre. J’en venais à redouter de la croiser. Je restais donc là, à réfléchir à tout et à rien. Me demandant si j’avais fait une connerie, si oui, laquelle et quand ?

Un hurlement m’arracha à mes pensées et je me levais en reconnaissant la voix d’Eric. Je me précipitais, aussi rapidement que possible avec ma jambe, vers la cuisine. A mon arrivée, Isabelle consolait Eric alors que je pouvais voir du sang un peu partout. Je demandais des explications à Isabelle sur un ton qui dû la surprendre car elle ne chercha même pas à me dissuader de quoi que ce fût. Je dis alors au gamin que j’allais aider sa maman, ce qui sembla le calmer.

Je quittais alors la maison pour foncer derrière Héléna. Je ne pouvais pas la rattraper tellement elle pressait le pas. Ce n’est qu’une fois arrivé au centre de soins que je pus enfin la voir, seule dans la salle d’attente, s’apprêtant à frapper à la porte de son frère.

Héléna ! M’exclamais-je alors en voyant sa main ensanglantée, enroulée dans un chiffon. Je m’élançais vers elle pour m’interposer entre elle et la porte. J’observais sa main avant de remonter à son visage. Je voulais dire plein de trucs mais rien ne sortait. Alors, en guise de mots, je capturais ses lèvres brièvement. Je t’attends ici ! Soufflais-je simplement.

Je restais quelque peu interdite devant la réaction d'Élias. Après tout, même si la blessure pouvait être impressionnante pour un enfant, cela restait une banale coupure. Alors, certes, celle-ci méritait probablement quelques points de sutures, mais il n'y avait là rien de bien alarmant. Pourquoi donc un tel baiser si précipité et … inquiet ?

– Euh…

La voix de mon frère, juste dans son dos, me fit l'effet d'une douche froide. Je me sentais comme une gamine dont le secret venait d'être découvert par sa figure d'autorité.

– Entrez donc, tous les deux…

Le ton froid, la mine déconfite, j'avais bien du mal à reconnaître mon frère. Il me fit asseoir devant une table recouverte d'un drap blanc qui ne tarderait pas à virer au rouge. Il me prit doucement le poignet, sans un mot et le tourna pour que la paume de ma main s'ouvre d'elle-même. Toujours aussi silencieux, il entreprit d'étirer les chairs afin de jauger la profondeur de la plaie… Ce ne fut donc, qu'une fois rassuré qu'il prit la parole.

– Depuis combien de temps ?
– Pas même cinq minutes, je suis …
– Je ne parle pas de ta blessure, Léna, rétorqua-t-il en me lorgnant par-dessus ses lunettes, son regard glissa alors dans la direction d'Elias. Depuis combien de temps vous vous fréquentez tous les deux ?

A l'évidence, la question ne m'était pas adressée… Mais tant pis.

– On ne se fréquente pas…
– Ah bon ?
– Non.
– Élias, peux-tu m'expliquer à quoi vous jouez tous les deux ? Je suis très curieux…

A peine ais-je annoncé que j’allais l’attendre ici qu’une voix, dans mon dos, s’élève. Je sursaute comme un môme pris la main dans le sac de bonbons avant de me retourner vivement.
Alors ça, j’aurais pu le voir venir, j’aurais dû même.
Mais non, aveuglé que j’étais par les sentiments que j’ai pour elle.

Penaud et muet, j’obéis et entre à la suite du médecin de la famille, Héléna sur mes talons. Il la fait installer sur la table d’examen afin de jeter un œil à sa blessure tandis que, de mon côté, je sens que le moment ne va pas être agréable.

Ted finit par poser une question à laquelle la jeune femme répond, pensant qu’il parlait de la blessure. Le docteur la corrige en levant son regard, que l’on pourrait qualifier d’accusateur, droit sur moi. Une nouvelle fois, à sa question qui est de savoir depuis combien de temps, on se fréquente, Héléna réplique que l’on ne se fréquente pas.
Ils échangent encore deux phrases et, visiblement agacé, Théodore me demande de lui dire ce qu’il en est, la question étant cette fois clairement pour moi.

C’est… C’est de ma faute Théodore. Depuis plus d’un mois maintenant, elle me protège, me soigne, me cherche des solutions pour me permettre de rentrer. Je l’aime beaucoup et là… Entre sa blessure qui m’a été décrite comme une horrible plaie béante, mon départ imminent, j’ai craqué et je l’ai embarrassé.

Je relève le regard pour affronter celui du frère. Au-delà des frontières qui nous séparent, je suis avant tout un homme. J’ai eu un geste déplacé envers toi Héléna, je m’en excuse. Concluais-je en tournant la tête vers elle.

J’espérais que cela marcherait. J’avais menti, certes, mais après tout, je n’avais fait que poursuivre sur la lancée d’Héléna qui avait soutenu que l’on ne se fréquentait pas.

J'écoutais en silence, mais mes mâchoires ne desserraient pas. Je trouvais la situation gênante, non… Sacrément humiliante. Sans parler de l'injustice que pouvais percevoir autant dans la question de mon frère que dans la réponse d'Elias.

– Ted..
– Arrête de bouger…
– Laisse ça deux minutes et regarde moi, lui ordonnais-je tout en repliant les doigts pour l'empêcher de travailler.
– Quoi ?
– Pourrais-tu, s'il te plaît, me rappeler mon âge, demandais-je en lui offrant un sourire hautement sarcastique.
– Tu auras trente-et-un ans en janvier, répondit-il en croisant les bras sur son ventre, visiblement très fier de lui.

À l'évidence, il ne voyait pas du tout où je voulais en venir…

– Ce qui fait de moi une adulte et ce depuis une bonne décennie, n'est-ce pas ?
– Oui, mais…

Là, il commençait à comprendre.

– Par conséquent, j'estime avoir le droit de mener ma vie comme je l'entends, sans avoir à me justifier auprès de mon grand-frère, j'avais légèrement levé la voix, histoire de paraître un peu plus imposante. Enfin … Plutôt d'essayer de l'être.
– Héléna, tu es peut-être une adulte mais tu es aussi une femme, une veuve qui vit seule avec son fils de huit ans. Tu es jolie, tu es gentille…
– Et alors ?
– Héléna, ce ne sont pas des compliments, ce sont autant de raisons qui font de toi une personne faible et vulnérable.

Oui, enfin… Pour l'heure, mon seul ennemi n'était nul autre que moi… ou peut-être aussi un couteau. Je pouvais, évidemment, comprendre son inquiétude… Mais je ne pouvais l'accepter pour autant.

– Quelle importance ? Demain, il sera parti…

Ma voix s'était faite plus sèche, plus amère … Et pourtant, je n'éprouvais rien d'autre que de la tristesse et une pointe de colère sournoise dont je n'avais nullement conscience jusqu'alors. Mais au moins, cela sembla clore le débat ou toute tentative de discussion. Il termina sa tâche en suturant la plaie avant de bander ma main. Ceci fait, je quittais le cabinet, les mâchoires toujours serrées.

Après mes aveux, Héléna prit la parole, obligeant son frère à cesser son travail pour l’écouter. Elle lui demanda son âge avant de lui rappeler que cela signifiait qu’elle était adulte et responsable, libre de mener sa vie à sa guise.
Si je pensais que cela pouvait suffire, je n’avais visiblement pas encore prit la mesure de l’aspect buté de la fratrie.

En effet, Ted lui résumait alors certains traits qui la caractérisaient avant d’assurer que ce n'étaient pas des compliments, mais des points qui faisaient d’elle une personne fragile. Comme si sa situation faisait d’elle une proie qui pourrait s’attirer les griffes d’un rapace.
Alors que j’allais ajouter cette image à la plaidoirie de la jeune femme, cette dernière ferma la discussion brutalement et d’un ton sec comme la cendre.
Cela me fit l’effet d’une claque violente, d’un coup de poing au ventre. Ce n’était pas dirigé contre moi, du moins, je ne le pensais pas, mais cela résonnait comme si elle en était venue à souhaiter mon départ plus que toute autre chose.

Le débat clos, je quittais la clinique. Je passais voir Eric et Isabelle pour les rassurer sur l’état de la blonde avant de dire que je n’avais pas faim. J’avais donné la vue du sang comme argument avant de dire que j’allais marcher vers la rivière.
Au lieu de marcher, j’allais m’asseoir à l’endroit où Héléna et moi avions, pour la première fois, cédé l’un à l’autre.
Je ramenais mes pieds à moi, posant le menton sur les genoux. Je ne voulais pas croiser Ted durant le repas.
Je n’avais qu’une envie, prendre Héléna dans mes bras. La sentir contre moi comme au matin. Sa peau, son souffle, les battements de son cœur, son odeur.

Je ne rentrais pas à la maison, du moins pas avant la nuit tombée. Isabelle m'annonça qu'Élias n'était pas venu dîner et qu'Éric avait eu beaucoup de mal à s'endormir.

Je soupirais.

Je lui demandais où se trouvait le soldat et je n'obtins qu'un haussement d'épaule en guise de réponse. Très bien. Je récupérais une lanterne et une couverture dans la voiture et descendis jusqu'à la rivière. Le connaissant un peu, je supposais qu'il y avait trouvé refuge et, visiblement, je ne m'étais pas trompée.

– Je suis désolée, pour tout ça… Je ne voulais pas te blesser, je t'assure… C'est juste que…

Que quoi ?
J'étais triste.
J'étais en colère.
J'étais inquiète.
Et tout ça parce que… J'étais amoureuse d'un homme qui devrait partir le lendemain et que je ne reverrai probablement jamais. En somme, le destin avait placé le mauvais homme sur ma route, le seul avec lequel je ne pouvais pas avoir le moindre avenir.

Je m'installais à côté de lui, posant la lanterne entre nous.

– Je ne suis pas excusable… J'ai réalisé quelque chose ce matin et j'ai préféré prendre la fuite. Parce que je trouvais ça plus simple, moins douloureux… Je n'ai pas envie de te dire au-revoir. Je n'ai pas envie de te voir partir… Je mourrais d'envie de rentrer chez moi aujourd'hui. De partir avant toi pour ne pas avoir à assister à ton départ… Et, honnêtement, je l'aurais fait si Éric ne s'était pas tant attaché à toi…

J’étais là, le regard dans le vague, ne scrutant rien puisqu’il faisait noir. Les étoiles m’éclairaient un peu, juste le nécessaire pour que je vois autour de moi.

Au bout d’un moment, j’entendais des pas et une lueur approchait.
La seule personne que je voulais voir venait d’arriver et mon cœur se serra. Déjà, je m’attendais à une réprimande, à me faire engueuler pour ce baiser dans la clinique, à me faire remonter les bretelles pour ne pas l’avoir accueilli à son retour, à me faire rouspéter pour ne pas avoir donné un coup de main en cuisine. Pire, je m’attendais déjà à prendre pour l’attachement d’Eric et tout le reste.
Pourquoi j’imaginais cela ?
Pourtant, je sais bien qu’Héléna n’est pas ce genre de personne, mais cette journée avait été tellement étrange émotionnellement que j’étais presque perdue.
Presque !

Elle s’excusa pour tout, j’imaginais que cela allait de sa fuite le matin à la soufflante à la clinique. Elle voulut alors s’expliquer, mais les mots moururent dans sa gorge. Je l’observais s’installer à côté de moi, posant la lanterne entre nous.

Alors, elle m’expliquait ce qui s'était passé. Un détail, une chose qu’elle avait comprise et qui l’avait effrayé, en somme. Alors, elle avait fui, envisageant même de rentrer chez-elle, ne faisant demi-tour, finalement, que pour soutenir son fils lors de mon départ.
Mon départ, justement, qu’elle ne voulait pas, pas plus que me dire au revoir… Ses paroles m’allèrent directement au coeur.

Je restais immobile une seconde après son dernier mot pour, ensuite, me tourner vers elle. A la lumière de la lanterne, je cherchais son regard dans lequel je me plongeais.

Je te pardonne tout Héléna, même si tu n'as pas à) t'excuser, je te dois tellement. Je n’ai pas envie de partir, je n’ai pas envie de te dire au revoir moi non plus. Je n’ai pourtant pas le choix et cela me fait mal.

Je bougeais pour me mettre à genoux devant elle, prenant la main qui n’était pas blessée dans l’une des miennes, posant l’autre à la base de sa nuque.

Je t’aime Héléna ! C’est aussi simple et aussi compliqué que ça ! Je t’aime !

Alors, je l'embrassais et, cette fois, je l'embrassais amoureusement.

Il y a des mots que tout le monde aime entendre et prononcer. Des mots doux que l'on murmure, que l'on chuchote plus que l'on ne prononce réellement d'ailleurs. Des mots qui font peur aussi, parce que leur sens est si flou, parce qu'ils impliquent forcément quelque chose… Une attente, une réponse, une suite.
Et ceux-là en font probablement partis.

Je ne voulais ni les entendre, ni les prononcer. D'ailleurs, le faire était totalement inutile puisque tout cela, je le savais déjà. Je l'avais compris le matin même et ce fut justement ce qui m'avait effrayé le plus.

J'accueillais son baiser tout naturellement, parce que oui, je l'aimais aussi… Seulement, ce n'était pas suffisant… Tellement pas suffisant. Parce que la guerre… Parce qu'il appartenait à l'autre camp… Parce qu'il devait partir. Parce que je ne pouvais pas le suivre. Parce qu'il y avait trop peu de chance pour qu'il puisse revenir. Il existait un trop grand nombre de raisons pour ne pas se laisser aller aussi bêtement… Beaucoup trop.

Alors, doucement, sans le brusquer, je le repoussais.

– Je le sais ça… rétorquais-je en baissant doucement la tête. Et après quoi ? Rien… Ce n'est pas de ta faute, ce n'est pas de la mienne non plus. On ne s'est pas rencontrés au bon moment, voilà tout.

Hors de question de lui dire que ses sentiments étaient réciproques. Ce ne serait pas juste pour lui de le savoir… Ce ne serait pas juste de ne rien pouvoir faire de cette information.

– On a vécu quelque chose d'extraordinaire, Élias, mais c'est fini. On doit arrêter tout ça, ici, maintenant… Je suis simplement venue te dire adieu, parce que si moi je ne le veux pas, je sais que c'est important pour toi.

Je me détestais pour ça… Pour ce besoin de m'éloigner avant qu'il le fasse. Pour ce besoin idiot d'être celle qui tourne le dos. Je ne supporterai pas de le voir partir, de l'observer tandis qu'il marche dans la direction opposée à la mienne.

Je n’ai jamais décollé aussi vite, m’écraser aussi rapidement.
Lorsque je l’embrasse, elle répond à mon baiser, comme les fois précédentes. Sauf que là, elle l’écourte.
Elle se recule en me repoussant doucement et j’ai un frisson. Quelque chose ne va pas et je sens déjà que je ne vais pas aimer.

Il semble qu’elle ai compris mes sentiments avant moi et demande ce qui s’offre à nous ensuite. Rien d’après elle, même si ce n’est pas notre faute.
Problème de timing, voilà tout.

Évidemment, je commence à la connaître et elle ne me dit pas tout… Pourtant, si je veux savoir, une part de moi s’y refuse. Alors je comprends. Elle veut mettre fin à tout, maintenant, sur le bord de la rivière qui a été témoin de notre première étreinte.
Et je reste silencieux, abasourdi.
Je garde les yeux rivés sur les siens.

Si aujourd’hui le ciel est nuageux, j’ai toujours l’espoir d’une éclaircie ! Tu abandonnes vite Héléna. Je refuse tes adieux parce que dans mes tripes, je sens que je reviendrai.

Je me levais alors, ma tristesse était coincée, écrasée par ma détermination.

Je te jure que je reviendrai, même si je devais de nouveau m’écraser dans ton champ ! Parce qu'il n’appartient pas à nos dirigeants de choisir notre destin ! C’est seulement le jour où je serai de retour que j’accepterai que tu me dises adieux !

Je fis un pas en arrière.
Je fis demi-tour.
Puis je partais en marchant le long de la berge.

Élias fait partie de ces gens optimistes pour qui le beau temps revient toujours après la pluie. Ça, je l'avais déjà compris depuis longtemps. Il était confiant, plein d'espoir contrairement à moi. Je l'admirais pour ça. Je l'enviais également, simplement parce que j'en étais totalement incapable.

Il me jura de revenir, quitte à devoir de nouveau détruire mon champ pour cela. L'image me fit sourire, sa détermination aussi. Je trouvais cela réconfortant. Sincèrement. J'avais envie d'y croire… Il me donnait envie d'y croire…

Alors je le laissais s'éloigner sans pour autant le regarder. Je ne supportais décidément pas cette vision du dos tourné qui s'éloigne… Combien de fois y avais-je assisté ?


Jour - J

Je décidais de quitter la maison bien avant leur réveil, déterminée à ne pas avoir à subir ce moment douloureux. J'avais laissé le sac que je venais d'acheter devant la porte de sa chambre. À l'intérieur se trouvaient des vêtements propres et neuf, quelques affaires de toilettes et surtout un morceau de papier sur lequel il était inscrit : Prouve-moi que j'ai tort et reviens. Mais laisse mes pommes de terre tranquilles.