Je passais une agréable soirée, même si je m’étais montré plus discret que d’habitude. J’avais de nouveau cette impression de déranger terriblement, en plus de mettre en danger. Cette impression de faire perdre du temps s’était doucement estompée avec le temps pendant le trajet avec Héléna et Eric, mais c’était revenu au galop dès la voiture garée.

Pourtant, ni Isabelle ni Théodore ne me faisait sentir quoi que ce soit. Le frère avait mis les choses au clair avec moi dans son bureau et, depuis, il se comportait comme si j’étais un voisin. Il jouait, riait, me montrait comment jouer à ce jeu de cartes que je ne connaissais pas.

Par chance, leur maison disposait de plusieurs chambres, permettant à Héléna de dormir avec son fils tandis que j’avais ma propre chambre de l’autre côté du couloir.
La soirée ne s’étira cependant pas et tout le monde alla se coucher, me laissant seul avec la jeune femme.

A ses paroles, je remuais minutieusement le bras en lui lançant un sourire. Oui, c’est libérateur ! Dis-je avant d’incliner la tête en signe d’obéissance. Je tâcherai de me montrer précautionneux et raisonnable, vous avez ma parole. Concluais-je, un brin taquin.

Votre frère va me permettre de traverser la frontière dès demain… Avouais-je en m’avançant vers elle. Je… Merci pour tout Héléna ! Dis-je simplement avant de déposer un baiser sur sa joue. Il n’y avait là rien de provocateur, ni même une quelconque tentative de quoi que ce soit, c’était un simple baiser de remerciement, dégoulinant de sincérité.
J’avais envie de passer un peu de temps avec elle, mais sans savoir que dire, que faire. Finalement, je me tournais vers la porte.

Si nous allions marcher un peu ? Que je profite de votre pays sans canne avant de partir !

Je ne m'attendais certainement pas à recevoir un élan de tendresse de la part du militaire. Je me trouvais à la fois surprise et gênée face à ce geste d'affection que je trouvais pourtant brutal. Certes, il ne s'agissait rien d'autre qu'un baiser sur une joue glaciale, mais tout de même. L'on ne s'abandonne pas à de telles pratiques envers des étrangers par ici… Aussi n'y étais-je pas du tout habituée. Pourtant, ce n'était pas ce qui m'indisposait le plus actuellement. L'annonce qu'il venait de faire me préoccupait bien davantage.

– Dès demain ? demandais-je, étonnée. Mais nous venons tout juste de vous retirer vos attelles. C'est encore un peu tôt pour entreprendre un tel voyage seul…

Pourquoi donc Théodore insistait-il pour qu'Élias parte aussi vite ? Après tout, il n'était pas si difficile de le cacher… Si ses blessures étaient effectivement guéries, il faudrait au moins quelques jours de plus pour renforcer les muscles immobilisés pendant des semaines ? Craignait-il à ce point d'avoir des problèmes ? Sans doute… Et je m'en voulu aussitôt pour les avoir mêlés à tout cela, Isabelle et lui.

– Marcher ? Mais vous venez de me promettre de vous montrer raisonnable… Décidément… le sermonnais-je, les bras croisés. Très bien, mais pas plus de quelques minutes. Je vous signale que les soldats patrouillent également la nuit et que nous ne sommes plus en rase campagne.

Je le suivis donc à l'extérieur, pas très rassurée à l'idée de rencontrer une patrouille militaire. Nous ne trouvions certes dans un tout petit village mais la frontière se trouvait à peine à quelques kilomètres… Autant dire, vraiment tout près.

– Je doute fort que vous soyez tout particulièrement intéressé par une découverte nocturne… Seriez-vous tout simplement inquiet ? lui demandais-je après avoir parcouru quelques mètres.

Après tout, il avait toutes les raisons de l'être tant il était impossible de deviner ce qui l'attendait derrière cette frontière. Rien ne garantissait non plus qu'il puisse rentrer chez lui sans aucune difficulté… Et que se passera-t-il ensuite ? Nul ne pouvait le savoir.

C’est là ce que souhaite votre frère. Selon lui, je suis en état et avec un passe de la Croix Bleue, je devrais être pris en charge. Honnêtement, je me suis fait la même réflexion, mais s’il estime que rester plus longtemps est trop dangereux pour vous tous, alors je partirai… Après tout, il est médecin et il m’a ausculté.

Elle n’avait pas réagi plus que cela à la bise que je lui avais faite, visiblement plus interloquée par le programme de son frère.
Lorsque je parlais de marcher un peu, elle me sermonna, acceptant cependant de m’accompagner quelques instants. Elle restait cependant méfiante des éventuelles patrouilles, même dans ce petit village.

Je ne compte pas courir Héléna ! Dis-je en souriant. Juste quelques pas avec vous…

Nous quittâmes donc la maison somnolente pour nous en éloigner un peu alors que je regardais ce village paisiblement endormi. À côté de moi, la jeune femme me fit une remarque, doutant de mon désir de découverte et suggérant plutôt une inquiétude.
Je cherchais son regard avant de hausser les épaules.

N’êtes-vous pas inquiète-vous-même ? Je veux dire, toute cette situation est une source d’angoisse. Pour vous, pour votre frère, pour Eric aussi, et pour moi bien évidemment.

Je la sentais près de moi et j’avais furieusement envie de lui prendre la main.

Après, oui, je suis inquiet. Vais-je réussir à passer ? À regagner mon pays, puis ma maison ? Vais-je survivre à tout cela ou vous aurais-je mis en danger pour rien ? Tout cela m’inquiète. Pourtant j’aimerais prolonger mon séjour, profiter un peu de ma mobilité retrouvée pour passer un peu de temps avec vous et avec Eric. Mais je ne peux pas prendre ce risque, je ne veux pas.

Je soupirais. Tout m’inquiète depuis plus d’un mois Héléna… Il n’y a que vous, votre présence qui me rassure. Dis-je en levant le nez au ciel.

Ainsi, c'était bien ce que je pensais. Théodore, probablement inquiet pour notre sécurité, avait pris la décision de renvoyer Élias. Je comprenais tout cela, évidemment, mais je ne pouvais m'empêcher de me sentir mal pour cet homme blessé qui devrait rapidement partir, seul… Cette situation, n'était en rien enviable et encore moins rassurante… Mais d'une manière ou d'une autre, qu'il s'agisse du lendemain ou d'un autre jour, Élias devrait partir.

– Évidemment que je suis inquiète. Nous le sommes tous, soupirais-je, quelque peu attristée. Néanmoins, nous le sommes depuis plusieurs années. Depuis les premiers bombardements, depuis que cette guerre ridicule à commencé. Vous n'êtes finalement pour rien dans tout ce stress accumulé.

Je n'exagérais rien. Au fond, Élias était arrivé comme un cheveux sur la soupe de pomme de terre, rien de plus. Et il ne tenait qu'à moi de le livrer aux autorités compétentes, ce que j'ai choisi de ne pas faire. Il n'était en rien responsable de tout cela. C'est moi qui avais pris la décision de le soigner. C'est aussi qui avait choisi de prendre la route et de le conduire jusqu'ici.

Je l'écoutais ensuite me parler de ses inquiétudes toutes plus réelles et justifiées que les autres. Pourtant, il parlait de vouloir rester ici, avec nous… Même si cela n'avait rien de très prudent.

– Ma présence vous rassure ? demandais-je, incrédule. Je ne me connaissais pas un tel pouvoir.

Je fis quelques pas, les mains croisées dans le dos. Il faisait frais, mais le ciel était clair…

– Pourtant, c'est un temps de vol parfait… Il est temps pour vous de rentrer chez vous. Parmi les vôtres. De reprendre votre vie là où vous l'avez laissé afin de commencer à réellement avancer … Et puis, qui sait, vous reviendrez peut-être après la guerre… Mais choisissez plutôt le train, c'est moins dangereux, plus particulièrement pour mes pommes de terre.

Je me sentais un peu bête avec mon “mois” d’inquiétude… Évidemment qu’eux l’étaient depuis bien plus longtemps. La guerre terrorisait les peuples, la guerre tuait les peuples. Pourtant, elle arrivait à considérer que moi, pourtant un ennemi, je n’avais rien à voir avec ses inquiétudes.
J’étais tellement pris de court, que je ne voyais pas quoi répondre d’intelligent.

Oui… C’est peut-être idiot à dire, mais lorsque nous cheminions, je me sentais relativement serein. Je veux dire, je ne me sens pas en danger avec vous, au contraire, vous avez tout fait pour que je reste en sécurité, j’en viens presque à oublier le fusil que vous m’avez pointé sur le nez ! Tentais-je de dire en souriant.

Je parlais ensuite du temps que j’aimerais passer avec elle, avec son fils, tout en sachant que l’idée n’était pas bonne. Alors, avec douceur, elle me confirmait qu’il me fallait rentrer, justifiant cela par la vie qui m’attendait. Finalement, ce qui me toucha le plus, c’était le fait qu’elle suggère que je revienne les voir après la guerre. Qu’elle émette l’idée me remplissait de joie, car, cela signifiait que me revoir n’était pas une gageure pour elle et que, vraisemblablement, l’attachement que j’avais pour elle, pour Eric, semblait trouver un semblant de réciprocité.

Je ne pus d’ailleurs pas résister à son trait d’humour au sujet de mon moyen de locomotion, riant doucement.

Je vous assure qu’avec un appareil en bon état, je suis capable de me poser presque n’importe où. Cela dit, pour le bien de vos patates, je viendrai en train ou en automobile.

Je pense pouvoir affirmer qu'il n'existe rien de plus étrange pour une femme que d'entendre un homme affirmer se sentir protégé en sa présence. Surprise, je restais coite, quelque peu étourdie par ce discours des plus étranges. Heureusement, il ne s'attarda pas sur le sujet. Ce qui m'arrangeait beaucoup puisque je ne savais pas du tout comment réagir.

Quoiqu'il en soit, Élias allait partir. Loin vers le nord, là d'où il venait. Je savais que je devrais ensuite faire face à la tristesse d'Éric, reprendre notre propre vie avec notre chien dans notre petite ferme isolée de tout. Et je savais que cela ne serait pas facile.

– Mieux vaut ne pas prendre de risques. Même si vous semblez les affectionner, raillais-je gentiment. Après tout, je sais à présent que vous n'êtes absolument pas raisonnable.

Comment ça “pas raisonnable” ? M’offusquais-je faussement. Je suis un exemple de raison, la plupart du temps…

Nous marchons encore un peu jusqu’à ce que je fasse demi-tour. Je lui annonce que, malheureusement, ma jambe commence à me tirailler.

Humpf ! Finalement, je ferai peut-être mieux de conserver les attelles le temps de rentrer chez moi… Là, je ne serais pas capable de marcher jusqu’à la frontière…

Et, naturellement, j’étais tellement emballé à l’idée de marcher un peu avec elle, que j’avais laissé mon bâton dans la maison. Alors, par réflexe, je pris appui sur les épaules d’Héléna, passant mon bras dessus pour me maintenir.

Mince, désolé ! Vous aviez raison, ce n’était pas une bonne idée ! Grommelais-je en veillant tout de même à ne pas peser de tout mon poids sur elle.

Ce revirement de situation… On peut dire que je ne m'y attendais pas du tout. Quelques secondes auparavant, Élias était emballé à l'idée de marcher un peu. Il ne boitait qu'à peine et souriait, malgré l'inquiétude qu'il manifestait ouvertement… Et le voilà à présent totalement incapable de se déplacer seul ? Non… il y avait forcément anguille sous roche.

En tout premier lieu, je ne dis rien, me contentant de le laisser prendre appui sur mes épaules, comme si de rien était. Je l'accompagnais jusqu'à un banc où je l'invitais à s'asseoir avant de lui faire face, les bras croisés.

– Vos blessures ne sont pas suffisamment sérieuses pour nécessiter un tel manège, pouffais-je. Et permettez-moi de vous dire que vous n'êtes pas un très bon comédien.

Je lui souris pourtant, avant d'aller m'asseoir juste à côté.

– Je n'ai pas vraiment envie de vous voir partir, vous savez, lui dis-je, sincère. Je commençais à peine à vous apprécier. Mais il le faut. Sans quoi, vous ne pourrez jamais vivre en paix. Il y aura toujours la crainte et le doute au-dessus de votre tête… Comme des nôtres.

Et puis, il était inutile de nous voiler la face. Un jour ou l'autre, la supercherie serait forcément découverte. Retarder l'échéance reviendrait simplement à reculer pour mieux sauter.

– Je suis certaine que tout se passera bien pour vous. La Croix Bleue est autorisée à passer les frontières, partout dans le monde. Elle n'appartient à aucune nation après tout. Vous y parviendrez sans encombre.

Inutile donc de jouer au grand blessé de guerre pour grappiller un peu de temps… Quoique, juste un tout petit peu ?

– Enfin, vous pouvez bien prendre un ou deux jours pour vous reposer un peu. Je suis sûre que Théodore n'y verra pas d'inconvénient…

Sans un mot, elle me soutient jusqu’à un banc sur lequel elle me fait asseoir. Elle m’observe alors, croissant les bras. Si ma soudaine gêne avait été réelle, une fois assis, je me rendais compte que la douleur, elle, n’était pas.
Je rougissais alors qu’elle me reprochait gentiment cette supercherie parfaitement ridicule.

Je… Commençais-je avant de m’interrompre en la voyant s’installer sur le banc, tout près de moi. J’aurais pu la toucher rien qu’en me penchant légèrement, idée qui me traversa l’esprit mais que je chassais aussi vite. J’eu alors du mal à croire ce que je venais d’entendre. Elle m’annonçait regretter mon départ, avouant par la même occasion qu’elle commençait à m’apprécier.
Je déglutis difficilement, la suite de ses paroles étant, évidemment, parfaitement sensées puisque j’avais moi-même tenu le même discours.
Sensé, oui, mais je n’avais pas particulièrement envie d’être sensé…

C’est gentil. Répondis-je en me tournant vers elle. Enfin, pas concernant mes talents de comédien ! Mais… Ce que vous dites… Je n’ai pas spécialement envie de partir moi non plus.

Je regardais la rue, déserte et calme sous la voute étoilée.

Avec la Croix Bleue, oui, cela devrait bien se passer… Vous y croyez-vous ? Un soldat qui a la trouille de faire une randonnée ? Plaisantais-je faussement. Ce n’était pas la marche qui me faisait peur. C’était de quitter ces gens. De la quitter.

Je ne souhaite pas aller contre l’avis de votre frère Héléna. Mais, si je pouvais rester quelques jours de plus pour prendre des forces, je vous en serais reconnaissant. Dis-je en dirigeant ma main vers la sienne avant de finalement la poser sur le banc, entre nous.

Je suis sûr que c’est parce que je ne suis absolument pas raisonnable que vous n’avez pas envie de me voir partir ! Plaisantais-je afin de tenter de dédramatiser.

Aucun de nous deux ne voulait que je parte.
Tous deux, nous savions qu’il n’y avait pas le choix.

– Je n'ai rien contre le fait que vous restiez quelques jours de plus, Élias, rétorquais-je en soupirant.

Cela ne me gênait évidemment en rien, mais je songeais à Eric. Pour lui, le départ du militaire risquait fort d'être compliqué… Je craignais aussi que retarder l'échéance rende les choses encore plus difficiles pour lui. Mon fils avait déjà dû dire adieu à beaucoup trop de choses dans sa jeune vie. Il avait déjà perdu beaucoup trop de personnes dans son entourage, dont son père… Ce père qui avait tant de points communs avec cet inconnu qui, un jour, était tombé du ciel jusque dans notre jardin. Parce que oui, c'était bien ainsi que mon fils voyait le Chironnais. Comme une sorte de cadeau du ciel envoyé par son père. Je n'imaginais rien, l'enfant me l'avait avoué, un soir, juste avant de tomber dans les bras de Morphée. Or, je n'étais évidemment pas de cet avis. Sans doute suis-je beaucoup trop terre à terre pour imaginer de telles choses… Et certainement pas aussitôt après la perte de mon mari.

– Vous êtes comme mon mari. Un grand rêveur, dis-je en serrant les doigts sur le bois du banc. À force d'avoir la tête dans les nuages, vos pieds en oublient de toucher le sol.

Je ne comptais plus le nombre de fois où ceci avait été soulevé chez Ernest… Ni combien de fois j'avais pu comparer ce fait à une forme d'égoïsme. Non pas parce qu'il ne pensait qu'à lui, ce n'était pas le cas du tout … Mais plutôt parce qu'il ne pouvait s'empêcher de transmettre cela à mon petit garçon qui croyait dur comme fer aux paroles de son père. Seulement, les temps actuels ne nous permettaient pas de telles pensées, mettant tous les rêves et les espoirs en pause … En suspens… Et, en tant que mère, il m'était tout simplement impossible d'empêcher mon enfant d'espérer… Même si son espoir se portait sur le retour de son père, peu lui importait la manière…

– Nous devrions aller dormir nous aussi. Nous verrons bien demain…