Megan s’était cachée dans l’ombre depuis le début de l’altercation. Elle ne pouvait pas jouer les gros bras, pas face à ces créatures que ni Leah, ni Aron, ni Noah, ni Sasha ne pouvaient subjuguer. Tout ce qu’elle pouvait être, c’était le témoin inactif de toute la scène qui s’ensuivit. Les créatures affreuses commencèrent par asperger abondement Leah d’une forme de poudre, ce qui la fit tituber et tomber de tout son long, désorientée. Puis, ce fut au tour de Aron, se précipitant à son secours, d’être attrapé dans un filet. Il se débattait, rien d’anormal à cela, jusqu’à ce qu’une de ces créatures lui mette un coup du talon de son lourd pied pour le faire sombrer dans l’inconscience. Peut-être la mort, même. La terreur ne lui permit pas d’en juger avec précision. Voyant la catastrophe avoir lieu, Noah voulut fuir pour la rejoindre dans l’ombre. Mais contrairement à elle, les créatures avaient bien eu le temps de l’observer et de se pourlécher les babines à l’idée de le prendre, lui aussi. Il courut dans le sable, autant que ce terrain instable le lui permit, pour finir par s’écrouler de tout son long. Ses jambes étaient prises par des cordes savamment lancées pour lui couper toute chance de retraite. Il tendit la main vers elle, rampant désespérément, terrifié de voir sa dernière heure bientôt arriver. Et elle, elle ne fit rien... Parce qu’elle ne pouvait rien y faire. Perdue et esseulée à nouveau dans le noir, les larmes coulant sur ses joues jusqu’à pouvoir en goûter le sel, elle ne pouvait rien faire.

Elle resta choquée jusqu’au lever du jour de ce qu’elle avait pu simplement constater. Tremblotante, pétrifiée, horrifiée. Elle n’avait rien fait. Elle s’était jurée que, le jour venu, elle serait prête et qu’elle ferait tout pour sa nouvelle famille. Elle n’en fit rien. Elle ne put pas même se relever pour récolter les quelques restes de leurs effets, seules marques physiques du souvenir qui subsisterait avec la culpabilité. L’envie de laisser le temps passer jusqu’à ce qu’elle puisse les rejoindre était tentante. Du moins, elle l’aurait été si elle avait eu l’occasion de penser. Car depuis la nuit passée, tout ce qu’elle voyait, c’était les images de l’assaut nocturne en boucle infinie. Harcelée continuellement par son échec et la terreur, elle ne remarqua pas aussitôt Leah qui s’éveillait et se redressait au pied de la dune. Dans la catastrophe et le choc, Megan n’avait même pas eu l’idée d’aller la voir pour vérifier qu’elle allait bien. Ou bien, peut-être y avait-elle pensé mais son inconscient s’était placé en barrière impénétrable. Tant qu’elle n’était pas capable de voir si Leah était morte ou blessée, elle demeurait au moins en partie vivante et en bonne santé.

Le collier au cou de Megan avait la forme d’un cœur. C’était son cœur quelque part. Il était calme et imperturbable, ne changeait pas facilement, paraissait froid au toucher… mais à la fois, il se réchauffait dès lors qu’on prenait le temps de le tenir entre ses doigts. Avec chaleur, le cœur de la rescapée battait la chamade en tenant à son contact Leah. Après le naufrage de leur groupe, durant la nuit, Megan ne pouvait se raccrocher qu’à ce débris qu’était Leah. Parce qu’elle savait que Leah n’existait qu’au travers des gens qui acceptaient de la suivre. La preuve en était qu’elle pleurait à chaudes larmes et se lamentait dans le cou de son amie. Les yeux de Megan, eux, étaient restés secs, trop occupés à épier le moindre brin d’herbe qui bougeait dans le vent. Avec la résurrection de Leah dans son esprit, l’espoir revenait un peu à l’orpheline. Seuls, ils étaient tous perdus. Mais à elles deux, elles pourraient se soutenir et faire l’impossible. D’ailleurs, y avait-il jamais eu quoi que ce soit d’impossible quand ils étaient rassemblés, la petite famille ? Ils avaient prouvé à eux seuls qu’une autre vie que celle des souterrains était possible. Ils avaient prouvé que des choses vivaient encore dehors. Ils avaient prouvé que le monde n’était pas que rivières de laves au milieu de champs radioactifs. Il y avait de la vie au dehors. Et lorsqu’il y avait de la vie, il y avait un combat à mener.

- Leah, chuchota doucement Megan dans un ton qui n’était pas habituel, je les ai vu. Ils ont emmené Noah et Aron en plus de Sasha. Il faut qu’on fasse quelque chose mais pour y arriver, j’ai besoin de toi. J’ai besoin de la vraie Leah.

Elle prit son visage entre ses mains pour planter ses abysses noirs dans ses prunelles et la laisser s’y noyer. Il devait bien y avoir quelque chose de possible pour les sauver. Elle refusait de croire que leur histoire se terminait ainsi. Megan était devenue une vraie personne au contact de ces garçons. Les perdre signifierait pour elle se perdre aussi et elle ne pouvait le permettre.

Megan vit l’éclat revenir, comme un feu qu’on attise, dans les yeux de son amie. Elle se reprenait tant bien que mal après les événements de la nuit, après le cauchemar et l’abattement. Elles n’étaient que deux sur cette plage et nul n’aurait pu voir si elle avait craqué plus profondément mais il n’en fut rien. La seule présence de Megan était déjà trop pour qu’elle se permette d’arborer ses fragilités plus avant. Bien au contraire, elle s’excusa et se remit sur ses jambes, cherchant à en apprendre plus sur ce que la froussarde avait pu remarquer durant l’assaut. Rien d’utile malheureusement. Cela n’empêcha pas Leah de remonter en courant la façade sablonneuse pour observer les plaines alentours et leur camp de base. Ce camp qui aurait dû leur permettre de discuter de la suite de leurs futures explorations, de leur nouvelle vie et des aventures à venir.

Megan approcha doucement en supposant que Leah se torturait encore l’esprit avec ce qui avait eu lieu et qu’elle n’aurait pu empêcher mais presque aussitôt, elle se retourna et ses pieds ne touchèrent plus le sol. Son amie arborait un sourire étrange en la portant contre elle, geste surprenant et inhabituel s’il en était. C’était dans ce genre de moments que Megan constatait avec déception la différence de force écrasante entre elles. Elle se demanda si elle saurait lui être d’une quelconque utilité pour cette mission de sauvetage…

- Oui, ça semble être le mieux à faire pour le moment, répondit-elle simplement en observant le point qu’indiquait Leah dans le lointain. Mais tu as réfléchi à comment on allait bien pouvoir les libérer une fois qu’on les aura retrouvés ? Je veux dire, tu as vu de quoi ces bêtes sauvages sont capables, elles sont vachement plus fortes que nous.

Elle aurait voulu aider et peut-être faire pencher la balance en leur faveur la veille mais elle savait bien dans son for intérieur que c’était un espoir illusoire. Peut-être que si elle s’était montrée, elle ne serait pas là pour offrir son aide à Leah pour libérer leurs amis. Cette idée la rassurait : elle n’avait pas honteusement fui le combat, elle l’avait remis à plus tard. Elle avait porté la lutte de pouvoir sur son propre terrain, celui de la médecine. La grande rousse aurait besoin de soin pour pouvoir continuer à combattre inlassablement comme elle était si douée pour le faire. Megan lui offrirait la possibilité de le faire autant que nécessaire pour atteindre leur objectif.

Elles se mirent à arpenter le paysage et Megan laissa son attention passer d’un détail à l’autre en permanence. Elle voyait tout autour d’elles des choses qui valaient la peine d’être étudiées. Quel dommage qu’elles soient si pressées. Si leur petit groupe avait été rassemblé, ces arbustes des sables, ces arbres dans le lointain, ces petits animaux qui furetaient de-ci, de-là auraient eu une autre saveur. La sensation n’en aurait pas été cette angoisse grandissante dans la poitrine qui menaçait de l’étouffer si elle y pensait trop.

La gourde que Megan avait emmenée avec elle, une relique ancienne en fer moulé, commençait à s’alléger à force de marcher continuellement au milieu de ce monde nouveau et inquiétant. En ce qui concernait la nourriture, elle n’avait plus rien du tout. Elle risqua donc une remarque.

- Leah, j’avais lu quelque part qu’une armée se bat sur son estomac, suggéra-t-elle avec culpabilité. Je sais pas toi mais je commence à avoir faim… Tu penses qu’on a le temps de récoler quelques baies dans les buissons ? Je pense que je saurais reconnaitre celles qui ne sont pas toxiques.

Megan avait tenté de son mieux de faire le tri entre les plantes, les baies et les fruits qu’elle reconnaissait et les autres. Des premiers, elle tentait de trouver ceux qui seraient les plus utiles pour garantir leur survie et la force de sauver leurs amis. Des seconds, elle ne fit que peu de cas. La nature était luxuriante partout autour. Des arbres baignaient dans le soleil qui arrivait lentement à son zénith. Régulièrement, Megan jetait un coup d’œil vers le ciel pour constater à nouveau qu’elles étaient à l’extérieur. La réalisation qu’elle était face au ciel, cette immensité infinie sans paroi pour la cacher, la coincer ou l’écraser était tant une bénédiction qu’une angoisse permanente. Le bleu si profond du ciel n’avait rien à voir avec ce qu’on lui avait prédit dans les souterrains. Là-bas, on vendait en permanence que le ciel ouvert ne serait rien de plus qu’une purée de pois chargée de particules toxiques et irritantes. Il n’en était rien et, à nouveau, cette réalisation la faisait sourire. Elle culpabilisait d’avoir du plaisir à découvrir le monde sans ses amis retenus prisonniers. Mais elle ne pouvait aller pleinement contre sa nature. Curieuse, elle l'était et elle le resterait jusqu’au jour où elle rejoindrait la tombe.

Musique:

Entendant la voie de son amie, elle se retourna pour l’écouter puisqu’elle l’apostrophait avec insistance. Mais leur discussion naissante fut coupée par un grondement lointain et une colonne de terre dans le champ d’azur à l’horizon. Un regard suffit pour qu’elle se mette d’accord. Leah la première se mit à courir en petites foulées pour se prémunir d’une chute et d’une blessure sur le terrain herbeux et accidenté. Ses genoux s’enfonçaient l’un après l’autre dans les fourrés et les arbustes. Megan, à son tour, se contenta de fourrer autant de sa récolte multicolore que possible dans ses poches. Le reste, elle l’abandonna à nourrir la terre. Elle s’avait qu’au milieu des pierres grises et brunes qui les entouraient, Leah disparaitrait rapidement si elle ne s’employait pas à la suivre en faisant de son mieux.

Bientôt, les flammes dont provenait la colonne de fumée commencèrent à se faire visible. Une retraite verticale en était la proie. On appelait cela un immeuble par le passé. La végétation qui enserrait le bâtiment et serpentait le long des pans de murs qui n’avaient pas déjà succombé à la gravité s’embrasaient les uns après les autres comme autant de veines incandescentes habillant un bras de titan. A mesure qu’elles approchaient, la situation se détaillait. Aron beuglait des insanités sur les horreurs déformées, les parodies humaines, les créatures grouillantes et griffues qui escaladaient à sa suite. Un coup de pied chanceux le défit de l’une d’entre elles qui vint s’écraser au sol violemment dans un son humide et ahurissant. Megan n’avait jamais vu quelqu’un mourir d’une chute. C’avait quelque chose de si soudain et expéditif qu’elle avait du mal à y croire. En arrivant aux abords du bâtiment, et donc à proximité de la gueule béante qui râlait de son trépas futur, elle avait du mal à ne pas l’imaginer se relever comme si de rien n’était.

- Leah, on fait quoi ?! hurla-t-elle au-dessus de l’incendie. Tout le niveau du sol est en feu et Aron est en train de monter !

Les monstres devaient avoir établi un camp non loin de là pour avoir amener Aron en ces lieux isolés. Megan fit un tour sur elle-même à la recherche de la moindre trace d’indice qui l’aide à trouver où se rendre. Elle remarqua bientôt les desseins sur chaque surface, tracés à la craie, l’argile ou les pigments végétaux. Des cercles répétitifs, des spirales et d’autres formes mycotiques qu’elle identifiait mal. Ceci constituait-il une forme d’écriture primitive que ces sauvages employaient pour se repérer dans le dédale de ruines qu’ils avaient investis ? Seraient-ils cachés à chaque recoin, leurs dents de rasoir prêtes à se ficher dans leur chair pour la déchirer et s’en repaitre ? Megan eut un frisson et s’empara d’une pierre qu’elle crut pouvoir lancer efficacement au visage d’une de ces créatures, si le besoin s’en faisait sentir.

- Sasha !! Noah !! Vous m’entendez !!! s’écrit-elle en mettant ses mains en porte-voix.