«  Voyons, ne t'inquiète pas tant ! C'est sans doute des gamins qui ont pris peur et se sont enfuis...  »

Des gamins ? Je reste pensive, la mère d'Eldar habite-t-elle un quartier où les « gamins » ont comme sport local d'entrer chez les autres ? Ou à proximité ? J'ai grandi à Finsbury Park un endroit réputé mal famé, pourtant je n'y ai jamais eu de problèmes ? Cela dit, ça ne prouve rien et les vols existaient... ? Il me vient que je ne l'ai jamais rencontrée sa mère ? Pas plus que Jakob avant de le voir tomber du ciel. Cela dit, sans faire de cachotteries je n'ai jamais organisé de rencontre entre mon père et Eldar, un « je ne sais quoi » me retient, je doute peut-être juste de leur sympathie l'un pour l'autre ? C'est ridicule, mon compagnon ne juge pas et mon père non plus, je pense que mon père aurait même pour un scientifique un respect véritable et si je semble heureuse avec lui, rien d’autre n'aurait d'intérêt... et Eldar est un homme intelligent, ouvert que mon gauchiste révolutionnaire de paternel n'épouvanterait pas, d'autant qu'il n'est révolutionnaire qu'en paroles ce qui lui a fait beaucoup de tort quand il était plus jeune... Gauchiste, ça, j'ai peur qu'il m'ait transmis ses gènes, du moins s'il s'agit de vouloir le bien du peuple et un écart de richesse « raisonnable » entre le sommet et la base... Je ne suis pas là pour parler politique, je crois que nous n'avons jamais abordé le sujet, sa mère a été « visitée », on ne peut pas dire cambriolée puisque rien n'a disparu. Pourquoi ? Par qui ? Que cherchaient les intrus ? Est-elle en danger ?

« Nous nous sommes rencontrés dans un rêve. Peut-être ma mémoire est-elle restée là-bas ? »

Ce n'était PAS un rêve ! Aussi fou que ça puisse paraître ! Nous avons vécu ces étranges événements ! Bien sûr l'affirmer devant n'importe qui pourrait entacher ma crédibilité, j'ai déjà la réputation d'être atrocement superstitieuse et versée dans le paranormal... Les gens sont malsains dans leur comportement, il y a dans mon entourage des personnes qui se sont crues autorisées à raconter que je tirais les cartes avant une rencontre, ou bien interrogeais l'avenir en tirant un profil numérologique de mon rendez-vous... Cela a fait le tour de l'université et des milieux très fermés de l'archéologie, de l’ethnologie et de tous ceux et celles qui touchaient aux projets auxquels je participais. Ce n'est qu'une étrangeté qui me démarque des autres, une sorte de légende que mes collaborateurs racontent en souriant. Le résultat est que je le fais toujours mais me cache désormais soigneusement !

Jakob, nous ne rêvions pas. Je ne peux pas lui dire, lui expliquer qu'il est tombé du ciel, en flammes, hurlant ce qui semblait des incantations ? Il semble l'avoir oublié...

«  Rêve ou pas, votre mémoire, nous allons la retrouver ! Les mémoires ça me connaît, je passe ma vie à fouiller celles des civilisations passées ! »

Je dois marquer le doute ? Il y a des choses qu'il serait probablement mieux de laisser dans l'ombre ? Mais je reconnais là Lucy, l'impression étrange et déroutante que j'ai eue à son arrivée se dissipe, je lui souris, elle est unique ! Une fille positive, entraînante, qui va de l'avant... Elle devait avoir seize ou dix-sept ans quand je l'ai rencontrée, elle avait expédié sa scolarité en enjambant les classes et se trouvait universitaire à un âge précoce, rien ou presque ne la distinguait des autres étudiants, à part ce caractère toujours apte à rebondir, les obstacles étaient mis de côté, les problèmes résolus... J'ai été séduite dés le premier jour, elle était bosseuse, organisée, déterminée, et … éminemment drôle ! Elle travaillait avec un sérieux redoutable en ayant l'air de passer la meilleure journée de sa vie, plaisantant, riant, chantant même ! En trois jours l'équipe entière était conquise et quand elle a disparu pour reprendre ses études après l'été, notre site a paru désert et gris.

Je regarde étonnée un chien noir qui paraît nous suivre ? Est-il perdu ? J'ai le sentiment de l'avoir déjà vu ? Un chien errant dans ce quartier ? Je guette la voiture de la fourrière, c'est une belle bête, ça serait dommage ! Ses maîtres sont franchement légers, il va être signalé, pourtant ce n'est pas un animal agressif, au contraire il semble craintif.

Je vois Eldar sauter d'un bus et venir à notre rencontre, comme soulagé. De quoi a-t-il peur ? Pourquoi cette certitude qu'il a peur ? Je ne saurais le dire, mais je le sens. Laissant Jakob à Lucy, je me précipite, un sourire rayonnant sur les lèvres ! Je l'attrape et le serre contre moi, oui, je suis démonstrative je le sais, trop pour une Britannique mais je m'en fiche !

« Nous étions en train de rentrer, tu connais Lucy ? Je crois non ? »

Ma blonde amie sourit elle aussi, un sourire rayonnant qui lui est propre ! Le sourire de Lucy c'est un rayon de soleil ! Je n'ose raconter à Eldar l'étrange rencontre que son père a faite, pas de but en blanc alors qu'il se fait du souci  pour sa mère !

Jakob est toujours aussi difficile à cerner, cela n'a rien de surprenant, je dirais qu'il est « comme à l'habitude » du moins depuis que j'ai fait sa connaissance, mais tout à coup, je vois Lucy se figer. Elle regarde devant elle, comme si elle venait de voir un fantôme ! Je tourne les yeux dans la direction qu'elle fixe, debout, immobile, un inconnu est planté dans la foule, et ne la quitte pas des yeux.

Je prends la main de Jakob qu'elle a lâchée, attire son attention et me retournant vers Eldar dit d'une voix que je trouve bien trop peu assurée

« Rentrons, tu me raconteras ce qui est arrivé chez ta mère ! Vite ! »

Je suis désormais pressée, je dois pousser Lucy qui est toujours bouche bée.

Tarock aussi surveille le chien du coin de l'oeil. Clairement, cette créature lui inspire des réflexions, et elles ne sont pas souriantes. Il remercie Jane d'un petit signe de tête, mais ne lui répond pas. C'est un de ces moments d'absence où il a juste l'air d'un vieux monsieur qui n'est pas tout là, qui a besoin d'être guidé d'un point A à un point B. C'est à peine s'il remarque l'approche de son fils, qui salue les deux jeunes femmes avec ce sourire ravageur dont il n'a jamais fait un usage stratégique, au grand dam de son père. Avec ce charme, il aurait pu devenir célèbre dans bien des univers de pouvoir, et il a toujours dédaigné cette poursuite ; cela, Jakob ne l'a jamais compris.

"Bonjour Lucy, le monde de la science est petit !"

Eldar est généralement malicieux quand il évoque ce sujet ; sa propre spécialité se situe quelque part à la frontière de l'anthropologie et de la zoologie, au sens où il applique les principes de cette "science des humains" à la "science des animaux", en étudiant les cultures non-humaines.
Les sciences dures ont parfois une attitude condescendantes envers les anthropologues et il ne se prive pas pour jouer sur cette ambiguïté ; après tout, il parle aujourd'hui l'anglais, langue de la communauté scientifique, plus couramment que sa langue maternelle ou paternelle, l'afghan et le finnois, et il est parfaitement à l'aise avec cet humour pince-sans-rire. Ces groupes de gens instruits et curieux, c'est sa véritable famille, et il ne demanderait qu'à bavarder ici dans ce parc entre amis, s'il n'y avait pas, eh bien, son père - il est moins ombrageux ces derniers temps mais il faut en revanche le tenir davantage à l'oeil - et une ambiance étrange, surtout. Une nervosité diffuse qu'il ne s'explique pas, comme un parfum de catastrophe imminente sur Londres.

"Oui, on verra tout ça à la maison autour d'un thé. Allons-y. Tiens ?"

Eldar ne dit rien, mais la vision du chien résonne étrangement dans sa mémoire. Enfin, ça ne peut pas être le même animal. Rien ne ressemble davantage à un chien qu'un autre chien, et il ne croit pas aux pressentiments, or la scène qui lui revient en mémoire serait une scène de pressentiment et il ne s'en souvient même pas si clairement que ça. C'est sans doute toute cette tension ambiante qui lui met d'étranges pensées en tête. Depuis ce rêve qui les a réunis, il a du mal à rester complètement positif, et pourtant cette réunion ne lui a valu que de bonnes choses, n'est-ce pas ? Il ferait mieux de s'en réjouir... Et pourtant...

"-euh, alors, ce n'est rien de particulier, mais c'est toujours un cambriolage et ils n'ont pas touché à ses affaires, alors je me suis demandé si ça ne visait pas les affaires de mon père. Il a caché des choses chez elle et ne lui a pas dit où, pour qu'elle ne soit pas importunée. Bref, tout ça m'échappe mais..."

"Je ne suis pas sûr de vouloir ma mémoire," intervient soudain Jakob, qui les suit le regard baissé. Il a l'air perplexe lui-même, plongé dans une profonde réflexion. Qu'est-ce que c'est que cette idée ? Bien sûr qu'il doit retrouver sa mémoire ! Il ne peut pas juste rester comme ça. A moins que ce dernier souvenir confus, dans lequel il expérimentait sur un phénix avec un vampire et un sorcier (on dirait la blague des mecs qui entrent dans un bar) lui ait donné des idées. Des idées de renaissance. A son âge, ce n'est pas sérieux ; il a dépassé de loin la crise de la trentaine, de la quarantaine et même de la cinquantaine...

"Jaloux du phénix ?" lance Eldar avec un petit sourire, le temps de regarder la circulation. Qu'il y a donc de voitures dans cette ville ! Ils n'ont qu'un passage à traverser, mais c'est déjà la croix et la bannière. Et ce chien qui les fixe toujours des yeux. Au moins, quand ils auront traversé et s'éloigneront du parc, il les laissera en paix.

"Eh bien- j'ai perdu mon chien," marmonne le vieux Tarock avant de retomber dans son mutisme songeur. A ce mot, un frisson remonte l'échine d'Eldar qui s'engage sur le passage piéton avec un coup d'oeil à Jane. Elle semble avoir pris les choses en main avec une certaine énergie qui lui plaît beaucoup, mais il espère qu'elle ne va pas soudain en avoir marre. Après tout, il débarque chez elle avec ses problèmes...
La créature étrange a disparu dans les buissons. Tant mieux.

Non ! Non ! Non ! Ça ne va pas recommencer !?

Dès que cette maudite Payne est de la partie, les événements prennent un tour divergent ! Elle ? Ou Lui ? Je jette un regard que je modifie in extremis à Eldar Tarock ? Il ne faudrait pas que l'un ou l'autre conçoivent des soupçons...

Certes, choisir Lucy était une mauvaise idée. Son caractère correspondait -correspond toujours- à ce que je voulais placer dans la situation présente : elle est parfaitement capable de « dompter » n'importe quoi, du sorcier le plus infâme au tueur à gages le moins conciliant, du moins j'en suis persuadé ? Lucy est une diplomate née, elle est affable, souriante, jamais négative, pleine d'idées, dénuée de cet engouement humain pour les préjugés et les « réflexes sociétaux ». Elle juge « sur pied » et non d'après des rumeurs, tente toujours de découvrir au fond du pire individu, un peu de bon... Mais...

Mais Lucy présentait deux inconvénients dont j'aurais dû tenir compte :

• L'un pouvait être utilisé et retourné, son amitié pour Jane Payne et l'interconnexion qui en résulte, elles « pensent » ensemble, savent presque ce que l'autre va dire ou faire à l'avance... Je l'ai d'abord vu comme un avantage mais je me trompais, je ne suis en rien un « sentimental » et cet attachement qu'elles ressentent l'une envers l'autre perturbe mes données et ma capacité à raisonner juste.
  
  
• L'autre est inattendu et je m'en veux. Elle est archéologue. Elle a donc avec le passé un lien véritable, non seulement elle connaît l'histoire, les croyances, les rites de peuples disparus mais elle « vit » les époques lointaines... Elle n'est en rien presciente, extralucide, ou n'importe quoi d'autre de ces notions ridicules liées à la magie... mais elle « sait ». Cela et son lien fort avec les Payne... son origine ethnique... Lucy est norvégienne, une descendante de ces vikings qui ont un jour mis le pied en Grande-Bretagne et s'y sont -après moult batailles et unions plus ou moins forcées- construit un avenir ! Payne, le premier, l'était aussi. Dans une de ces vies il a accompagné un chef de guerre comme « devin », c'est ainsi que les ancêtres de Jane ont pris racine sur cette terre !
  

J'entends à peine les salutations d'Eldar.

  « Bonjour Lucy, le monde de la science est petit !  »

Derrière lui, apparu lorsque le bus a quitté son arrêt, une grande silhouette figée me cause un malaise incommensurable... Je m'astreins à répondre un « Oui n'est-ce pas ! Ravi de te revoir. » Je cherche dans ma mémoire, dans « sa » mémoire... à elle... Ils se connaissent, ils ont brièvement travaillé ensemble, ils sont « camarades » de fouille. Je pose un bisou rapide et distrait sur la joue d'Eldar, c'est le réflexe que le corps de Lucy a eu. Mais que suis-je en train de raconter ? J'ai pris son apparence je ne la « possède » pas ?

Toujours ce relent de magie ? Eldar ? Jane ? le vieux Tarock ? ou le nouveau venu ?!

Des doutes augmentent la nausée que ma vision de cet homme immobile a causée, je sens aussi cet étrange chien marqué de l'empreinte de la Marjo... J'ai bien peur de soupirer, assez bruyamment... Dans quoi suis-je encore embarqué ?  Je fais sonner mon téléphone, une notification ! Et j'en profite pour requérir l'aide de l'Alpha ! Payne, le mage, est là ! Lucy semble partager ce corps avec moi ! Je panique, si je le pouvais je hurlerais pour appeler à l'aide ! J'ai des souvenirs d'hommes préhistoriques discutant avec des astronautes en grande tenue, de baleines-bateaux et de dirigeables fous, de pendules détraquées qui sautent non d'une seconde à l'autre mais d'une époque à une autre... (Cf "Rêve jaune")

J'entends le vieux marmonner tandis que le chien est toujours quelques pas derrière nous, à demi dissimulé et que « James » Payne que j'ai connu Ragnar puis Jakob lorsqu'il a accepté le baptème des chrétiens, se met à avancer dans notre direction.

- Je ne suis pas sûr de vouloir ma mémoire,

  - Jaloux du phénix ?

Je sursaute à presque en faire un bond en l'air ! Le phénix ?! Il ne manquerait plus que lui pour faire s'effondrer le peu de raison que conserve ce monde ! J'imagine Zorkin, dans l'état de rage et de démence où je l'ai quitté, il n'y a pas si longtemps... Non !

- Eh bien- j'ai perdu mon chien,  

Le corps de la blondinette marque ma stupeur, Lucy malgré moi exhale un « Ohhh... » et commence à vriller, prête à tomber ! Mais comment peut-elle avoir une vie propre ? J'ai utilisé une illusion de présence, jamais je n'ai opté pour une possession, c'est totalement contraire au règlement ! Ça permettrait à la magie de reprendre du terrain ! Et ce maudit corps se comporte comme si je m'étais imposé en plus de la conscience de Helland ?

Devant moi, un grand homme au pelage mêlé de gris tend une main assuré à Jakob Tarock, je vois Jane stupéfaite en oublier de suivre Eldar...

- Jakob ! Comment allez-vous mon cher !

Il s'approche du vieil homme, rapide comme l'éclair et lui murmure quelque chose que je n'entends pas ! Puis se tourne dans la direction où était le chien – Est-ce un des vôtres ?

Jane est perdue, elle aussi titube comme mon corps de Lucy... Sur ses lèvres je lis un mot qu'elle ne prononce pas et qui me sidère, je l'ai dit que la préparation de cette mission est bâclée, je n'ai pas pris assez de renseignements !

« Grandpa ? »

Qu'est-ce encore que ce sortilège !? J'ignore si on m'entend, si on me voit, comment on me perçoit, je ne sais plus où je suis... ni qui je suis, je crois que je suis -en plus- en train de perdre le contrôle de mon apparence...

Autour de moi (de nous ?) le paysage change, les costumes, les véhicules, même, l'entrée du parc disparaît à un moment ! James Payne et Jakob Tarock sont face à face, Jane ahurie regarde James, elle disait n'avoir rien de commun avec cette branche de "Payne" et le mage ressemblerait à son grand-père au point qu'elle se trompe ? Moi, je me sens clignoter, passer de Lucy à Saül, et à d'autres visages qu'ils n'ont jamais rencontrés -du moins les jeunes- Eldar ? Je ne sais pas ce que fait Eldar, j'ai l'impression de voir les chiens se multiplier, je crois que mon contrôleur central est trop atteint pour m'assurer la fiabilité...

Les sentiments ont toujours cet effet là ! Ils sont aussi nocifs que la magie. L'amitié, l'amour, la joie, la reconnaissance... Toutes les émotions "vraies".

Comme la peur qui m'habite ?

Je reste un moment immobile, les yeux tournés vers Eldar ? Puis je reprends ma marche en direction de mon home, lentement, comme « pensant » chaque pas. Je ne sais pourquoi son « Bonjour Lucy, le monde de la science est petit ! » résonne étrangement à mes oreilles ? J'accorde à mes détracteurs le fait que je suis -bizarrement- superstitieuse, comment une scientifique peut-elle sursauter si un parapluie s'ouvre dans la maison ou si on lui donne rendez-vous le 13 du mois, plus encore s'il tombe un vendredi ? J'avoue donc, je suis superstitieuse, et voir ce chien nous traîner autour, même s'il est incontestablement de pure race et magnifique, me pousse à croiser les doigts en douce derrière mon dos... mais... je n'ai jamais admis ce qu'une vieille femme dans un bled paumé proche d'un site de fouilles m'a dit une nuit où je traînais un étrange vague à l'âme : tu as le don ! Le don de quoi ? De pré-science pensait-elle, de voir l'invisible, de savoir certaines choses que tous ignoraient ? Foutaises ! Pourtant, j'ai l'impression d'entendre derrière ces mots anodins et la réponse de la Norvégienne, autre chose ?

Un échange de banalités :   « Bonjour Lucy, le monde de la science est petit !  » « Oui n'est-ce pas ! Ravie de te revoir. » suffit à me mettre la puce à l'oreille ? Allons donc, je deviens folle, j'en ai de plus en plus une certitude qui m'épouvante ! Ce ne sont que des salutations banales de personnes qui se sont croisées sur des sites ? Des collègues occasionnels, passionnés tous deux par leur domaine ?

Il n'empêche, l'homme qui partage ma vie -autant que deux voyageurs comme nous le sommes tous peuvent partager- regarde lui aussi le chien d'un drôle d'oeil. Lucy également et puis le vieux Jakob en rajoute en intervenant - ... j'ai perdu mon chien,  

Ce n'était qu'un malaise, indéfinissable, mais tout à coup tout se met à capoter ! Comme ce jour à la fois funeste et monstrueux où je me suis trouvée embarquée dans un voyage dont je me serais passée, à l'exception de la destination qui m'a bien obligée à admettre que mon cœur ne battait plus -depuis un moment j'en ai peur- pour ce pauvre Jonas mais bien pour Eldar Tarock !

Lucy est figée, les yeux rivés sur un homme dont la haute silhouette se détache comme sur un de ces murs bleus ou verts, je ne sais plus, qui permettent aux gens de cinéma de coller n'importe quel décor derrière un acteur... Sa bouche s'entrouvre comme je l'ai si souvent vu faire quand elle est incontestablement bluffée par une découverte ou une piste qui s'annonce, mais cet intérêt n'est pas accompagné du regard de triomphe joyeux qu'elle arbore dans ces cas-là, Lucy est... terrifiée ! Alors à mon tour je regarde l'homme dont je n'ai aperçu que l'allure, et c'est mon tour d'ouvrir des yeux effarés...

Je balbutie stupéfaite tout en cherchant la main d'Eldar... « Grandpa ? » et puis me reprends, ce n'est pas mon grand-père ! Il lui ressemble comme deux gouttes d'eau, même traits, même chevelure bouclée en désordre, même regard bleu ironique et profond... La légende ne dit-elle pas que nous avons tous un sosie ? Mais d'une, jamais je n'ai vu Grandpa habillé d'autres choses que de vieilles fringues « confortables », même aux mariages, enterrements ou autres cérémonies, il trouve le moyen de rendre fripé un costume neuf... de deux, cet homme a environ l'âge de mon père, peut-être est-il même plus jeune, ai-je un oncle inconnu ? Un cousin caché ? Enfin, il s'adresse directement au vieux Tarock qu'il semble connaître, et au grand jamais mon aïeul n'a connu le père d'Eldar !

Il n'empêche, mon trouble doit être aisément visible ! Se trouver face à face à ce qui pourrait être une image du passé de son grand-père ? Non, je déraisonne ! C'est tout bonnement impossible, comme je l'ai dit, Grandpa et Jakob ne se connaissent pas, n'ont jamais croisé le chemin l'un de l'autre !

Ce foutu chien est encore là, comme attendant je ne sais quoi, ou lui aussi statufié par l'arrivée du nouveau venu ? – Est-ce un des vôtres ?

Quelle importance ? Et puis, le Vieux n'a pas semblé reconnaître la bête ? Encore que ? Je me retourne vers Lucy pour voir pourquoi elle est à ce point surprise et choquée...

- Saül !

Laveau ?
Non. Ce n'est pas Laveau. Tarock cligne des yeux. Son passé lui semble si complexe soudain, réparti sur plusieurs vies, les éclats d'un vitrail, et les séparations de métal semblent si infranchissables.
~

Tant de silhouettes convergent vers Eldar. Des êtres qui semblent arriver en droite ligne de tous les horizons pour se joindre à eux, par un hasard qui n'en est pas un. Lui qui voulait parler tranquillement avec Jane de ce sentiment diffus qui le tourmente, qui n'a pas d'origine précise et qu'elle semble aussi éprouver, sorte de pressentiment collectif comme la communauté scientifique de pointe en éprouve parfois juste avant une terrible catastrophe, parce qu'ils ont les données en mains et les outils pour les interpréter.

"Saül ? - Oh ! c'est lui... le Payne que Saül cherchait, dans notre rêve ? Dear, tout ça n'est pas normal."

Son regard est attiré par le chien immobile, comme une statue de plus dans ce parc émaillé de créations sombres et luisantes, aux regards vides, scintillants sous les feuilles. C'est lui aussi une de ces lignes qui aboutit en ce point de vortex. C'est une des personnes appelées à cette conférence. Ce n'est pas un chien, ça. Eldar avale sa salive avec difficulté, il a l'impression qu'une main invisible l'étrangle.
Son enfance a été intéressante à plus d'un point de vue, mais elle n'a pas été heureuse. Et ces spectres à quatre pattes errant dans les ténèbres ont fait partie de ses fantômes.

"C'est un chien de Dame Paavolainen," déclare le vieux mage pensif. "Ce n'est pas celui qui m'accompagnait, cependant."

Paavolainen. Des originaux qu'on croisait à peine. Petit, Eldar pensait que c'étaient des vampires. Ils finançaient en effet un éleveur du voisinage, un dresseur aux méthodes d'un ancien temps, qui le terrifiait et dont le nom lui revient à l'esprit immédiatement.

"Hedmand Satamev élevait ce genre de chiens... Jane, il faut qu'on s'éloigne d'ici."

Il ne faut pas que les humains nous voient. C'est la première pensée qui traverse sa tête mais il se garde bien de le dire à voix haute. Il lui racontera quand ils se seront mis à l'écart, sous ce dais d'arbres qui ferait presque oublier qu'une ville immense, une des plus grandes villes au monde bourdonne d'activité tout autour d'eux. Il recule vers les ombres et son père le suit en silence, et le chien auprès d'eux, comme s'ils appartenaient tous trois à une même entité. Le vieillard fait signe aux deux femmes blondes de leur emboîter le pas, indiquant le rideau de feuillage émeraude qu'il soulève comme s'il leur tenait galamment la porte, sur le chemin d'une salle de bal. Eldar, comme il l'a souvent été, est choqué par son calme. Ce vieillard est froid comme un reptile - et pourtant, il étudie ce qui n'est pas humain, il est fasciné par ces créatures étranges, mais lui, c'est son père, il pourrait faire un effort !

"Ecoute, dear, tu n'es pas obligée..."

"Elle est avec nous, Eldar. Elle a fait son choix."

"Comment pourrait-elle choisir alors qu'on ne lui a rien dit ?" Le chercheur a profondément honte, soudain. Il a l'impression d'être un hypocrite, un profiteur. L'accueil qu'elle leur a offert, l'ouverture d'esprit dont elle a fait preuve face à l'étrangeté terrifiante de leurs retrouvailles, aurait dû lui valoir la vérité depuis longtemps. Jane est avec eux, mais eux, sont-ils avec elle ? Il serait temps d'agir dans cette direction. Et après seulement, ils pourront lui demander de s'impliquer. Son père n'a rien à dire. C'est la décision d'Eldar et cette fois, il l'assume jusqu'au bout.

"Mon père fait de la magie noire. Tout son cercle pratiquait ça, là-bas, dans le Grand Nord. Et ces chiens étaient leurs serviteurs. Celui-là a l'air d'un messager ou d'un traqueur."

Elle peut le prendre pour un fou, ça va trop vite, et ça n'explique pas tout, loin de là... il croit se rappeler que Saül cherchait l'ancien Payne pour qu'il fasse un voeu, est-ce ce qui s'apprête à arriver ? Oh, Eldar n'aime pas ça, il a vu assez de sorciers causer des drames terribles pour un voeu mal formulé, un pacte avec la mauvaise entité. D'ailleurs, les Paavolainen avaient la réputation d'en faire partie.

Mais elle ne le prendra pas pour un fou si son père confirme, quoique son père, confus comme il est...
Ou si le chien confirme. Réfugié sous l'ombre opaque du saule pleureur qui leur offre son abri - un hasard aussi, que ce soit cet arbre en particulier ? - le chien reprend sa forme humaine. Le voilà qui se change soudain en un jeune homme fin et angélique, au sourire désarmant, aux manches trop longues qui cachent ses mains et leur donnent encore un peu l'air de pattes, tout en douceur. Le vieux Tarock n'a même pas sursauté. Quelque chose a remis son esprit en éveil, sinon en marche. Peut-être un souvenir réactivé par la rencontre d'un ancien camarade de recherche ? Peut-être l'adrénaline... La perspective de pouvoir embobiner son monde, une dernière fois ? Malgré lui, Eldar ne peut pas s'empêcher de se méfier.

Non !

 - Ecoute, dear, tu n'es pas obligée...

- Elle est avec nous, Eldar. Elle a fait son choix.

  - Comment pourrait-elle choisir alors qu'on ne lui a rien dit ? …/... Mon père fait de la magie noire. Tout son cercle pratiquait ça, là-bas, dans le Grand Nord. Et ces chiens étaient leurs serviteurs. Celui-là a l'air d'un messager ou d'un traqueur.

Il l'a dit ! Le mot est prononcé, ce mot que je pensais en le chuchotant, pour que l'idée ne remonte pas à la surface ! Tout à coup, je perds j'en ai peur définitivement mon apparence féminine, enfin, l'apparence de Lucy, pour le masculin, je ne suis pas trop fixé, puis... pour moi ça ne veut rien dire ? Homme, femme, ce sont des humains, et les humains, sorciers qui plus est sont des sources de problèmes infinis. Elle avait deviné de toute manière ? Elle ? Je parle bien sûr de cette maudite Payne la seconde ! Aussi tenace et entêtée que le premier ! Avant même que mon visage se stabilise et que mon corps ne revienne à un... statu quo... homme ? Femme ? Je l'ai dit c'est le dernier de mes soucis !

- Je vous interdis !

Quoi ? Que leur interdis-je ? De pratiquer la magie ? Mais nous sommes en plein marécage fantasmagorique ? Le chien est là, humain, je jurerais même qu'il y a autour de l'arbre une sorte de barrière dimensionnelle ? Qui l'a crée ? Eldar ? Il ne cessait de crier « Je ne suis pas sorcier », enfin plutôt « J'ignore si je le suis » ? Le vieux Jakob -Tarock pas Payne- encore que Payne au Royaume-Uni a gagné son nom actuel : James Payne là où exista Ragnar le Païen... puis Jakob le magicien, Jakob l'oracle ? Le devin ? Comment a-t-il su ? A-t-il su d'ailleurs qu'une femme se réclamait de sa lignée, loin dans un avenir qu'il n'a pas connu, du moins que sa représentation initiale n'a pas côtoyé ? Encore que ? Jane quand je l'ai rencontrée ne croyait pas à la magie... Je patauge, je me noie, je m'embourbe dans une boue de sentiments, de contradictions, d'émotions !

- Vous ne pouvez pas ! La magie perturbe le temps, elle disloque l'espace ! Elle dilate les dimensions au point de les faire s'imbriquer !

Je les regarde l'un après l'autre, insistant sur le vieillard et le « chien », joli garçon ce chien... très joli garçon... Allons donc, mais que suis-je en train de ma fourvoyer, une fois encore ? Mon monde s'effondre et je me rince les yeux ! L'Alpha le saura, je serai... par les rouages ! Effacé ? Non ! C'est inadmissible ! J'ai toujours avoué sans honte que la beauté de certains humains -comme celle d'autres animaux- me troublait... Lucy aussi me plaisait beaucoup, et d'autres encore, ça ne m'a jamais empêché de faire mon travail... Je regarde donc ce « chien », il n'a pas d'importance, pas plus qu'un stagiaire n'en aurait dans notre organisation, il a été lancé sur une piste et l'a trouvée, il aura une friandise -peut-être- pour avoir rempli son office. Donc Jakob Tarock ?

Ou … Jane Payne ?

Eldar Tarock ? Celui qui refuse son lien avec la sorcellerie ?

Si moi je veux découvrir ce qui se passe, le vieux lui semble vouloir à tout prix se rapprocher de la blonde ? N'en a-t-il pas eu l'occasion avant ? Ou n'avait-il rien à dire ou faire avant ?

Je virevolte, fais un tour sur moi-même et effectue en hâte un pas de danse brutal et musculeux pour planter mon regard dans les yeux bleus -et innocents ?- de James Payne ! J'ai de l'avenir comme danseur de rock ? C'est insignifiant. En fait, Payne ne devrait pas être là, il habite un trou perdu tout au nord de l'Ecosse ! Tarock -le vieux- non plus, il était en Louisiane quand ce maudit rouquin... et le chien, enfin le sien ? où a-t-il disparu ?

– Est-ce un des vôtres ?  

Mais pourquoi est-il là ! Pourquoi nous a-t-il suivis ? Jakob et Eldar ont entraîné Jane, et moi qui était encore une ombre de Lucy, personne n'a paru se soucier de James ? Mis à part la surprise qu'il a causée en apparaissant ?

- C'est un chien de Dame Paavolainen, ce n'est pas celui qui m'accompagnait, cependant.

Je me reprends, il me faut joindre l'Alpha !

Je soupire, comme jamais aucun corps humain ne l'a probablement jamais fait, mon visage doit refléter ma lassitude, je voudrais revenir à ma forme première, ou plutôt... à mon immatérialité ! Pour la première fois depuis ma naissance, je me sens vulnérable, incapable, esseulé !

- James ?!

Je ne l'ai jamais appelé James, mais si je dis « Payne » il peut y avoir confusion. C'est presque une prière, je le connais depuis si longtemps, moins longtemps que le phénix brièvement évoqué mais de tous les présents, c'est le premier apparu dans mon univers ?

Je jette un regard rapide à Eldar et à Jane, est-elle troublée par la révélation ? Elle ne semble pas être en état de choc ! Bien moins que moi qui pourtant savais tout ça ? Cette fille est fantastique, elle vient de me voir passer de Lucy à Saül, elle a vu un chien devenir homme, elle a pris en pleine figure les révélations d'Eldar sur son père et le reste de ses proches ? Et elle est là, la seule chose qui semble la troubler -un peu- c'est la présence de cet homme qu'elle a pris pour son grand-père ?

Sans que je comprenne pourquoi je lance d'une voix trop aiguë :

- James ? Est-ce vous qui avez formulé ce vœu immonde ? Des pâtes de mouche, un formulaire inapproprié, une requête illisible ?!

Il sourit. Je hais le sourire d'une façon générale, le rire plus encore ! Non que je sois triste mais ce sont des expressions humaines d'une complexité dont ils n 'ont sans doute pas conscience.

– Je n'ai pas adressé de demande depuis le 1er août 1900 Saül, vous devez vous en souvenir ? Le haut conseil avait été saisi ?  

Je verdis, c'est l'inconvénient d'une apparence charnelle. Celle-là ? Est-ce pour ça qu'Eldar a cité le « Phénix » ?

– Alors qui ? Je montre Jane d'un mouvement de tête – Elle dit que ce n'est pas elle. Je lui en tiens rancune, si je n'étais pas venu à ce que les bases me décrivaient comme SA requête, je ne serais pas imbriqué dans ce galimatias d'événements disparates et désordonnés, dans un chaos qui va détruire le monde, mon monde, leur monde ! Certainement d'autres encore !

– Enfin il est essentiel que je trouve l'auteur de ce fouilli de paperasse ! Vous comprenez ? Je marmonne, atterré, – Essentiel ...

Jane me regarde avec une attention que je n'ai jamais obtenue d'elle, et James le visage fermé et soucieux me fait « oui » de la tête.

Je me remémore sa dernière demande, j'ai été injuste, pour une fois tout était parfait, à l'exception de la mention « très urgent »  en gros caractères, manuscrite -à l'époque les formulaires étaient de fastidieux documents papier de plusieurs pages- il était inconcevable de les surcharger, surtout dans la zone identifiée comme réservée à nos services. Cela avait indisposé le Censeur temporel direct qui en avait référé.... le Haut Conseil en effet était intervenu mais pas à la suite de sa requête, la sienne était liée à une autre, et soudainement je me demande comme il avait eu connaissance de cette dernière ? Kyril Zorkin n'était pas encore étiqueté « sorcier », ils vivaient à des centaines de kilomètres l'un de l'autre et ne s'étaient jamais rencontrés ? Déjà de la magie !

Je tente intensément de rester matériel... Les efforts fournis ces derniers temps ont affecté mon endurance et le poids de ce corps me donnent des vertiges !