I'd die to be where you are...

La nuit venait de tomber. Le ciel de sang fermait ses yeux pour ne plus laisser visibles que les rêves. Loin au-dessus des toits, la lune diffuserait bientôt sa pâle essence, invitant au sommeil et à l'oubli ; mais pour l'heure, le monde sombrait dans la pénombre, dans l'entre-deux, là où les mondes se rejoignent et où tout devient possible.
Dans son petit appartement, assise à son bureau devant une grande fenêtre circulaire, Crystal observait le ciel avec la mélancolie d'une vieille personne. Une triste ritournelle jouait dans son casque, l'isolant des bruits de ses voisins et de la vie qui l'entourait. Elle cultivait sa solitude chaque soir après le travail, chaque nuit avant de s'abandonner aux cauchemars rassurants, et elle la consacrait à sa correspondance avec les morts. Ceux qu'elle imaginait sur ses toiles, des paysages infinis de brumes et de souffrances, coincés dans des limbes désolées et éternelles ; et celle que son coeur pleurait à chaque battement.
Ce soir-là, elle avait rendez-vous avec elle. Avec Amanda. Comme une mauvaise medium, de l'encre et un carnet étaient ses outils. Ni bénis, ni consacrés, seulement baignés de trop de larmes et d'invocations désespérées. Ses doigts fins et parfaitement manucurés d'un rose très naturel caressaient la double-page ouverte depuis près d'un quart d'heure déjà sans que Crystal ne parvienne à reprendre sa lettre à une morte.
"
Ma chère Soeur, commençait-elle de son écriture ronde et déliée.
Ce soir encore, tu me manques plus que le soleil manque à la lune. Plus qu'Eurydice à Orphée. Plus que tous les mots du monde ne pourront jamais l'exprimer. Ton absence est un gouffre dans lequel tu m'as jetée dans toute ta cruauté. Il y a des jours où je t'en veux, ou je maudis ton nom et la fin que tu as choisi. Il y en a où je me sens trahie par ta mort : ne pouvais-tu pas me convier à la chute ? Nous sommes nées ensemble, avons grandi ensemble mais c'est seule que tu as décidé de partir et seule que tu m'as laissée. Tu t'es arrachée à ce monde et tu m'as privé à tout jamais de ses couleurs car elles t'aimaient tant qu'elles t'ont suivies dans le néant. Peut-être aurais-je du t'aimer plus et partir avec elles... Avec toi."
L'émotion l'avait submergée encore une fois à cette pensée, de plus en plus présente ces derniers temps. Crystal en avait peur, alors elle s'efforçait de garder son esprit actif et occupé pour le détourner de ce puit béant dans son âme. Pourtant, elle savait que cela ne faisait que retarder l'inévitable, renforcer le problème. Après sept ans d'études en psychologie, tout le monde le savait. De même que les conséquences que cela pouvait avoir.
L'ombre avait gagné sa chambre, comme son coeur, ne laissant que les étoiles pour distraction lorsqu'une vive lumière blanche mordit le coin de sa mâchoire et griffa son oeil. Elle grimaça puis son visage retrouva son apathie habituelle, celui qui lui donnait l'air d'une poupée de porcelaine et que tant d'étudiants admiraient dans les couloirs de l'université. Son téléphone continua à vibrer sur le bureau, essayant désespérément d'attirer son attention, mais sans grand succès. Crystal ne décrocha pas. Elle attendit que le calme revienne et que les ténèbres l'embrassent dans leur froide étreinte pour baisser les yeux vers le petit écran. D'un geste nonchalant, elle ouvrit son historique d'appel, constatant avec un rien d'agacement que le numéro qui s'affichait ne lui évoquait rien mais qu'il avait laissé un message vocal.
Elle n'avait pas envie que la réalité la rattrape, pas encore, pas sans avoir fini sa session de spiritisme à sens unique. Tant pis. Elle consulterait ses messages quand le jour l'accablerait de nouveau et que le souvenir d'Amanda la hanterait un peu moins.
Nouvel appel.
Même numéro.
Ses yeux reposant déjà sur l'écran, Crystal se demanda si décrocher ne lui prendrait finalement pas moins d'énergie qu'attendre la fin du dérangement. Une seconde passa. Puis une deuxième. A la troisième, elle avait accepté l'appel et activé le haut-parleur.
"
Oui ?"
Silence.
"
Allô ?"
Et puis soudain un sanglot qui lui brisa le coeur et résonna dans tout son être, suivi d'un simple mot :
"
Crystal.. ?"
Sa gorge se serra, étouffant tous les mots qu'elle aurait voulu prononcer. Elle se sentit suffoquer et mourir. Mourir pour rejoindre cette petite voix qui l'appelait, se dissoudre dans l'univers pour la retrouver et ne faire plus qu'un avec elle. Amanda...
"
Crystal, viens me chercher. Je t'en prie... Je t'en prie, trouves-moi ! Je suis perdue... Je... Je..."
Puis plus rien. L'appel se coupa et les ténèbres engloutirent tout.
Cette nuit-là, Crystal rêva d'une route infinie et de l'entrée d'un village recouvert par la brume, marquée par un grand panneau de métal rouillé où les lettres blanches se découpaient nettement sur le fond sombre.
~*~
"Bienvenue à Silent Hill"
Elle baissa son carnet à dessin, le rangea dans son sac. Tout, derrière cet immense panneau, ressemblait à ses coups de crayon. La brume l'empêchait de voir bien loin mais il lui semblait pourtant connaître chaque rue. Le calme, malgré le froid, la rassurait. Elle était au bon endroit. Après des semaines à chercher la trace de ce petit village, à se heurter aux silences inquiets et aux regards mauvais, elle l'avait trouvé. Et bientôt elle trouverait aussi sa soeur. Elle n'avait pas besoin de savoir où elle se cachait puisque le chemin lui avait déjà été révélé.
Elle l'avait rêvé. Nuit après nuit, paysage après paysage. Elle l'avait compris en rassemblant ses croquis à la recherche d'indices sur le village : ses rêves la conduisaient à travers la ville, comme si elle avait vu à travers les yeux d'Amanda pendant son sommeil. Cela ne l'avait pas étonné outre mesure : de nombreuses études tendaient à démontrer qu'un lien unique unissait les jumeaux. Elle devait y croire, s'obstiner à imaginer sa soeur en vie par quelque miracle, sinon comment expliquer son appel et l'apparition de ce village dans sa vie morne ?
Un frisson la parcourut lorsqu'un vent impatient se mit à souffler dans son dos, la poussant à pénétrer la brume sans attendre. Elle repoussa sa longue tresse dans son dos et resserra la longue écharpe en laine autour de son cou avant de faire ses premiers pas dans le village, sans un regard en arrière. L'anticipation faisait battre son coeur plus fort et plus vite dans sa poitrine, mais elle n'osait scander le nom de sa soeur dans le silence. Elle voulait faire la surprise à Amanda, savourer le moment où elle se glisserait dans son dos pour la serrer tout contre son coeur et sentir leurs corps se détendre comme une seule âme, en sachant qu'elles s'étaient retrouvées. Cette idée manqua d'emplir les yeux de Crystal d'une eau douce-amère mais elle se reprit, essuyant du bout des doigts ces cils humides.
Son errance se poursuivit de longues minutes, ou peut-être plusieurs heures, dans la grisaille et le silence, sans que rien ne vienne la troubler. Elle avançait sans bruit, heureuse d'avoir opté pour une paire de creepers confortables plutôt que les escarpins blancs qu'elle affectionnait tant. Leur petit claquement autoritaire à chaque pas l'aurait mise mal à l'aise dans ce lieu, elle n'aurait su dire exactement pourquoi. Peut-être à cause de ce sentiment de n'être qu'une créature minuscule dans la brume ou la certitude qu'elle n'aurait bientôt plus besoin d'artifices pour combler le vide de son existence.
Après avoir traversé des quartiers résidentiels à l'abandon, avoir dépassé un square et une école, Crystal s'aventura dans une rue pavée bordée de boutiques closes. Sur les devantures en bois pourris, elle devina l'emplacement d'une confiserie, d'une modiste ou encore un magasin de jouets. Chaque vitrine réveillait des souvenirs d'Amanda : le froncement de son nez quand elle posait un bonbon acide sur sa langue, son rire devant les premières neiges et son visage d'ange quand elle l'avait trouvé auréolée de rouge sur le rebord de fenêtre où elle aimait pourtant tant lire...
Chassant cette image de son esprit, Crystal s'arrêta devant la dernière enseigne de la rue. Le bout du chemin. Là où elle devait être. L'intérieur était trop sombre pour y voir quoi que ce soit mais renvoyait parfaitement son image à Crystal. Elle se découvrit avec un léger sourire accroché aux lèvres, ses grands yeux bleus plein d'espoir, sa silhouette pâle fébrile dans l'attente. Ce reflet lui plaisait, il transmettait bien toute son émotion et quand Amanda se montrerait, elle n'aurait aucun doute sur l'amour de sa soeur.
D'ailleurs, allait-elle bientôt arriver ? Crystal balaya la rue du regard, tira son téléphone pour y regarder l'heure, constata qu'elle n'avait aucun réseau en soupirant doucement puis revint à son reflet. Ce qu'elle vit la saisit d'effroi. Le visage qui la regardait était bien le sien, mais ses lèvres étaient étirées en un sourire cruel et malfaisant, ses yeux bleus lançaient des éclats de glace avec une arrogance dégoulinante de mépris. Elle n'osa pas cligner des yeux, dans la peur irrationnelle que son reflet allait lui sauter à la gorge, mais recula en tremblant. Heurta quelque chose. Et manqua s'étrangler de terreur.