– J'en déduis que la matinée a été difficile ? me demande-t-il d'un ton neutre. Si ça peut te rassurer, je dormais comme un bienheureux avant que Nix décide de venir me réveiller. J'imagine qu'il t'a entendu rentrer.

Non, cela ne me rassure pas le moins du monde. Pour une fois, je voulais faire les choses bien… Je sais que je ne suis pas une bonne cuisinière, mais à aucun moment je ne me serais permise d'associer un simple réchauffage de plat à de la cuisine… Je devrais, logiquement, être au moins capable de faire réchauffer un plat de lasagnes sans faire cramer la maison, non ? Je suis déçue, morte de honte et ce même si je m'efforce à garder le sourire pour ne pas l'inquiéter.

– Lucy ne mange pas avec nous ?
– Non, elle n'était pas de très bonne humeur ce matin, je rétorque sans détour. Rien d'inquiétant, je te l'assure. Elle a juste besoin d'un peu de temps et de recul. Elle est comme ça.

Lucy fait partie de ces personnes entières et hypersensibles qui ont tendance à prendre les choses trop à cœur. D'ailleurs, elle en a parfaitement conscience et c'est pour cela qu'elle garde toujours ses distances quelques temps avant de revenir pour discuter de toutes ces choses qui l'ont heurtées…ou pour présenter ses excuses.

C'est précisément deux jours plus tard qu'elle revient, tout sourire, les bras chargés de mets divers et variés avec la ferme intention de nous préparer à dîner. À l'évidence, elle n'en veut plus à Tom pour s'être laissé emporter et va même jusqu'à lui présenter ses excuses en lui promettant de ne plus jamais mentionner son ex compagne.

Le lendemain, elle nous conduit jusqu'à Portland avant de disparaître de son côté pour nous laisser un peu d'intimité. Il me tarde vraiment de pouvoir reprendre la conduite, surtout que, ne pouvant toujours pas rester debout trop longtemps, je suis obligée de garder le fauteuil. Nous voilà bien, tous les deux… L'une en fauteuil, l'autre avec une seule main valide. Les regards se posent forcément sur nous et même si je m'efforce de ne rien montrer de ma gêne, cela ne m'empêche pas de ressentir un certain embarras. C'est difficile de prendre sur soi dans l'espoir de réellement profiter du moment présent quand tous les yeux des badauds se retournent sur notre passage.

– Parle-moi de tes parents, je lance à Tom. Qu'aiment-ils en dehors de toi et de la musique ?

Après tout, je suis là pour acheter des cadeaux de Noël à de parfaits inconnus…

Pour être honnête, l'absence de Lucy ne me chagrine pas tant que ça. Ca me va parfaitement de rester en tête à tête avec Emily. Surtout que je ne suis pas certain d'avoir vraiment l'énergie pour encaisser les reproches que Lucy pourrait me faire.

Deux jours plus tard, elle réapparait pourtant, en me faisant des excuses, de surcroit. Excuses auxquelles je réponds en m'excusant à mon tour. Et elle nous propose de nous amener le lendemain à Portland.

Retrouver la civilisation, et surtout les regards appuyés de parfaits inconnus ne me plait guère. Mais je fais de mon mieux pour ignorer ces derniers, même si je n'ai aucun doute que des photos de ma main bandée feront très vite le tour de la toile. Mais pour l'heure, je fais de mon mieux pour ne pas m'inquiéter à ce sujet.

"– Parle-moi de tes parents. Qu'aiment-ils en dehors de toi et de la musique ?"

C'est une très bonne question, et je souris à Emily tandis que nous avançons lentement dans une des ruelles commerçantes de la ville.

"– La pêche", je réponds en riant. "Ils partent régulièrement quelques jours, parfois à l'autre bout du pays, pour aller se perdre dans la nature, et m'envoyer ensuite des photos de leurs prises. Si tu leur trouve un livre sur les circuits de pêche de la région, je suis sûr que ça leur plaira. Ma mère aime beaucoup les romans d'aventure, sinon. Et mon père bricole un peu."

Je fais la moue, faisant de mon mieux pour trouver d'autres idées.

"– Ils aiment la nature, de manière générale", je conclus.

A vrai dire, je suis persuadé qu'Emily leur trouvera quelque chose qui leur plaira. Mes parents ne sont pas difficiles. Ils ont surtout hâte de la rencontrer.

"– Et pour Lucy ?" je demande ensuite. "Je t'avoue que je ne la connais pas encore assez pour deviner ce qui pourrait lui plaire."

Et je suis certain que Lucy ne manquera pas de me le reprocher si par malheur je me trompe.

Je parcours du regard les différentes boutiques qui s'offrent à nous. La plupart ont misé sur des vitrines qui croulent sous les décorations de Noël. Au moins, nous sommes dans l'ambiance des fêtes.

Et il y a du monde. Beaucoup de monde. Des gens qui entrent et sortent des échoppes avec les bras chargés de sacs et paquets. Tous des inconnus, qui nous dévisagent avec curiosité.
Je sursaute lorsque je manque de rentrer dans quelqu'un.

"– Je suis désolé", je marmonne tout en gardant un œil sur Emily.
"– Tom, c'est toi ?"

Je tourne enfin la tête, et un sourire surpris étire mes lèvres.

"– Anja ? Mais qu'est-ce que tu fais ici ?"

Nous nous étreignons chaleureusement. Je suis particulièrement surpris de la croiser ici. D'autant plus que cela faisait des années que je ne l'avais pas vu.

Anja est une vieille amie, guitariste de renom. Refusant de faire partie d'un groupe, elle joue pour tous les artistes qui veulent bien d'elle sur scène. Et la liste est longue. Et prestigieuse.

"– Courses de Noël, comme tout le monde ici", me répond-t-elle avec un sourire en recoiffant ses longues mèches blondes. "Je suis de retour dans ma famille pour les fêtes."

Je note que ses yeux bleus se posent sur Emily.

"– Tu nous présentes, Tom ?" me lance-t-elle ensuite.
"– Oh, oui bien sûr", je bafouille. "Emily, voici Anja, une amie guitariste de longue date. Anja, je te présente Emily, ma compagne."

Ma main vient naturellement se poser sur l'épaule d'Emily, et je lui souris doucement.

La vie est étrange parfois. Une succession d'allers et retours sans fin, de cycles qui n'en finissent pas, et dans lesquels nous avons l'impression de réitérer toujours les mêmes erreurs. Et puis parfois, un miracle se produit. Je ne dirais pas que ma rencontre avec Emily a été ce miracle tant attendu. Ou du moins, je ne l'aurais pas considéré comme tel il y a près de trois ans, lorsqu'elle et moi nous sommes séparés après qu'une nouvelle série de rumeurs ait mis un terme à notre histoire.

Recroiser Anja après tant d'années n'a été que la goutte d'eau qui a fait déborder un vase déjà bien rempli de doutes et d'angoisse. Pourtant, à l'époque, la revoir m'avait fait un bien fou. Elle m'a proposé de me servir de guitariste durant ma convalescence. J'ai accepté avec joie, sans songer à la réaction d'Emily, surtout vis-à-vis de tout ce temps que je passerais avec ma vieille amie.

Et puis il y a eu la mort de Peter, et ce besoin de retourner à Los Angeles, avant même que mes parents n'aient pu embarquer pour Castine. Tous nos plans ont été bouleversés. Bien sûr, Anja était venue avec moi, souhaitant également rendre un dernier hommage à Peter, dont elle avait été très proche. Nous nous sommes retrouvés bloqués là-bas, à des milliers de kilomètres d'Emily, à cause d'une tempête de neige sur le Maine, qui empêchait les avions d'y atterrir. Et cela pendant près de deux semaines. Et puis il y a eu ces rumeurs. Des rumeurs de plus, venues alimenter la presse à scandales, au sujet d'une relation entre Anja et moi, surtout vis-à-vis du fait que je l'hébergeais durant cette période.

Et cette fois, mes tentatives pour rassurer Emily n'ont plus suffi. Surtout lorsque les médias ont eu vent du fait qu'Anja attendait un enfant. Qui n'était bien évidemment pas de moi. Mais les rumeurs vont vite, dans ce milieu.

Le gravier crisse sous mes pas, tandis que j'avance péniblement sur cette route qui grimpe dans la campagne écossaise.
Trois ans plus tôt, jamais je n'aurais pensé me retrouver ici, presque complètement trempé par la pluie qui tombe inlassablement, et gelé par ce vent mordant qui se faufile sous mes vêtements.

La période qui a suivi a été difficile pour moi. Je suis tombé dans une addiction pour les substances qui m'avaient été envoyées, et que j'ai retrouvées au fond de ma valise. Et puis j'ai tenté de noyer mes angoisses dans l'alcool. Mais ça n'a pas suffi. À vrai dire, je ne garde pas un souvenir exact de ces mois d'errance. Une sorte de long tunnel, duquel je n'étais sorti que grâce au thérapeute recommandé par Jeff.

Et les choses se sont emballées. Notre nouvel album est sorti l'année suivante, et a eu un succès monstre. Puis nous avons enchaîné par une tournée, juste avant que Jeff ne m'annonce qu'il souhaitait mettre sa carrière en pause, pour élever son fils qui venait de naître.

Je me suis retrouvé seul. Une fois de plus. Un nouveau coup dur, duquel je suis parvenu à rebondir. Et me voilà aujourd'hui, reconnu pour moi et pour moi seul, avec ce nouvel album qui vient tout juste de sortir, dédié à cette femme que je n'ai pas oubliée. Cette femme qui est restée dans mon cœur, malgré les années et la distance.

Mily. Voilà le nom de ce disque qui est sorti il y a un mois à peine. Une dizaine de chansons, toutes dédiées à celle qui m'a permis de grandir, de m'accomplir en tant qu'artiste, pour devenir l'homme que je suis aujourd'hui. Même sans être présente à mes côtés.

C'est Lucy qui m'a indiqué où elle se trouvait à présent. Malgré une amitié commencée en demi-teinte, elle et moi avons gardé contact. C'est elle qui m'a incité à me rendre dans cet endroit. C'est elle qui m'a donné cette adresse, loin de tout... Dans un paysage qui a des échos de celui de Castine.
Concernant Castine, c'est bien là que je vis à présent. J'ai racheté cette maison qui était à vendre, non loin du phare, et j'en ai fait mon refuge. Bercé par le vent et par la mer, je ne peux composer que lorsque je suis là-bas. Je me suis fait ma place dans cette petite communauté, et j'en suis à présent un membre à part entière, malgré mes absences.

Je n'ai plus rien du Tom Alskell que j'étais près de trois ans plus tôt. Je porte toujours une barbe de plusieurs jours, et mes cheveux ont poussé un peu plus. Mais d'après mon thérapeute, qui continue de me suivre, je me tiens avec une assurance qui n'a rien à voir avec les doutes qui m'assaillaient précédemment.

Ma guitare se balance dans mon dos, tout comme ce sac de voyage que je traîne péniblement. Qu'est-ce qui m'a pris de venir ici ?

Je vois cette maison qui se dessine sur la colline, et je souris avec amusement en constatant que cette dernière ressemble étrangement à celle de Castine, qu'occupe Lucy occasionnellement.

Mais Emily sera-t-elle la même ? Lucy ne m'a envoyé aucune photo. Juste cette adresse, avec la consigne d'aller la voir.

J'ai envoyé à Emily une copie de mon album quelques jours avant sa sortie. Mais je n'ai eu aucune réponse de sa part. Juste ce message de Lucy, qui me pressait de me rendre en Écosse.
J'y suis presque. Plus que quelques mètres à franchir après des heures d'avion puis de voiture. J'ai laissé mon véhicule de location à l'auberge, préférant faire à pied les quelques minutes de marche. Et maintenant, je ressemble plus à un rat mouillé qu'à un chanteur de renommée internationale. Et je suis mort de trouille.

Et si elle ne voulait pas me voir ? Et puis qu'est-ce qui m'a pris, de me pointer comme ça chez elle après des années sans aucun contact ? Surtout qu'elle a bloqué mon numéro trois ans plus tôt.

Mais j'ai été incapable de l'oublier. J'ai bien eu quelques aventures, mais aucune d'elle n'a duré. Il n'y a qu'Emily, dans mon cœur. Et personne pour prendre sa place.

Au fond, je crois que j'avais besoin de ce voyage. Peut-être me renverra-t-elle à Castine, clôturant définitivement notre histoire, et me permettant ainsi de tourner la page. Ou peut-être... Peut-être...

Je frappe plusieurs coups sur la porte, et je souris en entendant un jappement. S'agit-il toujours de Nix...?
La porte s'ouvre, et je déglutis précipitamment. Mais je garde la tête droite, et je tente un sourire gêné lorsqu'enfin mon regard croise le sien.

"– Emily..."

Je fais un pas en avant, puis un autre. Une explication hasardeuse franchit mes lèvres. Mais ça ne suffit plus.

"– J'ai besoin de toi." Juste quelques mots.

"– Je suis incapable de t'oublier. Cet album, je l'ai fait pour toi. Juste pour toi." Simplement la vérité.

"– Laisse-moi une chance. Je t'en supplie..."