Abel venait de raccrocher le téléphone. Il était désespéré et il ne savait plus quoi faire. Il avait besoin de fuir, mais il ne savait pas où aller. A chaque fois qu’il regardait autour de lui, il ne voyait que les ténèbres s’affronter en combat singulier contre lui et ce n’était pas force de se battre contre. Il sentait qu’il allait perdre la bataille. Il s’allongeait sur le banc, sachant très bien que personne ne le trouverait ici. Il mettait un bonnet sur sa tête, une couverture plus chaude que prévu, une dernière cigarette histoire de se réchauffer, et c’était terminé. Le sommeil le prenait.

Il rêvait de Lily. Il rêvait du jour de l’accident, et il se trouvait à la place de Tom. Il rêvait de l’instant de l’impact mais cette fois ci, elle ne criait pas, elle le regardait avancer vers lui. Il serrait les dents, et lui dit un je t’aime avant de la frapper de plein fouet. Son corps valsait dans les airs et retombait sur le sol chaud du goudron qui brûlait sous sa peau. Il sentait le volant cramer sous ses mains. Plus rien n’allait, plus rien n’avait de sens, il sentait son corps trembler dans son sommeil, il ne sentait plus sa peau qui était glacé. Parfois, il était persuadé de se réveiller mais en fait, c’était le froid qui le maintenait dans cet état. Il s’ankylosait si rapidement… impossible. Mais il était dans un état second, de catatonie. Il dormait soit trop profondément, soit pas assez.

Lily, elle avait pas le droit de conduire. C'était la condition de sa mère. Tu peux retourner sur le campus, mais pas de voiture jusqu'à nouvel ordre, et plus de soirées. Et elle avait dit oui, Lily. Elle aura tenu vingt quatre heures. Le visage baigné de larmes, les mains crispées sur le volant, voilà une heure qu'elle passe en revue chaque endroit potentiel où elle pourrait trouver Abel. Elle a commencé par la gare, l'université. Puis progressivement, elle se fiait à des intuitions. Des intuitions qui étaient en réalité des bribes de souvenir. Un bar où elle l'a vu avec Tom. Le quartier dans lequel il habite. Il lui a dit qu'il partait. Que Tom allait rester en prison. Tom. Dans un crissement de pneus, elle change de direction, Lily. Pour aller tout droit vers la prison de San Francisco où elle savait qu'était retenu Tom depuis son incarceration.

Quand elle arrive, il pleut sur la ville. Il est bientôt six heures du matin, quelques maisons commencent déjà à s'allumer, des parents qui réveillent probablement leurs enfants pour aller à l'école, des couples qui se motivent mutuellement, des célibataires, qui s'extirpent du lit pour aller travailler. Lily, elle se gare n'importe comment, elle sort de la voiture, vêtue d'un simple gilet. Elle grelotte mais elle tourne sur elle même, elle le cherche, elle le sent. Il est ici. Il est quelque part. Et quand elle voit cette silhouette recroquevillée sur un banc, dans le froid, son sang ne fait qu'un tour, et elle court.  « Abel ! » A mesure qu'elle s'approche pour constater que c'est bien lui, son coeur s'accélère, à Lily. Il dort. Il tremble. Il est gelé. Sans réfléchir, elle s'agenouille devant lui, prend ses épaules, elle tente de le réveiller. Sa peau est glacée.  Et la terreur s'empare de la brune, qui redoute déjà le pire. « J't'en supplie Abe, réveille toi... T'as pas le droit de me laisser. On a pas vécu ce truc absurde pour que tu m'abandonne...  » Elle frictionne ses bras, le soulève comme elle peut pour le prendre dans ses bras. Tenter de lui insuffler un tant soit peu de sa chaleur.

Abel sentait des cauchemars lui envahir la tête, il ne voyait plus rien autour de lui, il tremblait de froid. Vers six heures du matin, une bruine légère tomba du ciel et se mit à couler sur son visage. Il sentait les gouttes d’eau se perdre sur son visage, s’éclater sur sa peau comme des lames de rasoirs. Son corps devenait de plus en plus froid, il ne pouvait plus rien faire. Il était épuisé, son cauchemar s’éternisait, il ne voyait plus rien. Il s’enfonçait quelque part dans son cerveau, des limbes et des bribes de noirceur, des démons, des brumes noires l’encerclaient comme un lion dans une cage, et il hurlait. Il hurlait, hurlait, hurlait, mais aucun son ne sortait. Il n’était plus que l’ombre de lui-même et cette pluie accélérait de plus en plus, elle l’envahissait et il avait l’impression que c’était de l’acide, comme cette pluie dans la série que Lily aimait temps… Il sentait ses dernières forces l’abandonner quand il entendit une voix l’appeler, le chercher, hurler son nom. Il entendait des mots qui n’avaient pas de sens et pourtant, la voix en avait. Elle était présente, enveloppante et douce, c’était une caresse sur sa peau quand la pluie ne cessait de tomber sur lui. Il ne pouvait plus bouger. Son corps était fini à tout jamais, il n’arrivait plus à bouger. Cette voix était un carillon dans le creux de ses tympans et pourtant, pourtant il ne pouvait pas y répondre. Son corps ne répondait plus du tout.

Il entendait des sirènes de pompiers, des voix s’élevaient, des pas s’approchaient de lui. Autour de lui, c’était toujours aussi noir, mais il entendait des pneus, un crissement, une Lily affolé à nouveau. Son cauchemar revenait en force, et il sentait qu’il allait le vivre pour toujours. Il sentait qu’on le transportait, et la pluie avait cessé pour recommencer sur une ferraille. Il entendait des gens parler de lui, de son coeur, de sa température. Le son devenait de plus en plus fort, c’était horrible. Il voulait crier pour que les gens se taisent ou baissent d’un ton mais ces voix s’amplifiaient de plus en plus, des octaves qui s’augmentaient. Et d’un coup : plus rien. C’était fini. Le noir total, le silence total. Plus aucune sensation. C’était fini, terminé. Adios. Abel sentait enfin la mort l’envahir complètement, et il souriait. Il ne savait pas si son sourire se verrait, mais il était heureux de se dire qu’il ne pourrait plus jamais faire de mal dans le présent comme dans le futur. Bonjour à l’autre monde.

Son Enfer ne lui a jamais semblé si réel. Elle le tenait là, dans ses bras, enfin elle l'avait tout contre elle, mais son corps restait froid et immobile, ses paupières closes. Elle pleure, Lily, elle l'appelle, mais rien, pas un geste, pas une étreinte comme sur ce fichu balcon qui lui était revenu en mémoire. Et il lui fallut plusieurs longues secondes pour avoir le réflexe de prendre son téléphone pour composer le numéro des urgences, et signaler leur position. Les minutes semblaient être des heures, dans l'attente des pompiers qui vinrent pour l'écarter d'Abel. Et elle criait, Lily, elle les suppliait de la laisser rester avec lui, tandis qu'un des pompiers la retenait en arrière en lui expliquant qu'ils avaient besoin d'espace pour le transporter. Elle les a pas lâché, pas une minute, pas une seconde, sa petite main serrée autour de celle du jeune homme, tout contre son coeur, tandis qu'elle le supplie, l'implore de lui revenir. Elle n'écoute pas le monde autour d'eux, qui analyse ses constantes bien trop faibles. Ils parviennent à attirer l'attention de la jeune femme seulement arrivés à l'hôpital, quand ils demandent s'il a une famille à contacter. Et c'est automatique. Lily, elle secoue la tête. « Non, il n'y a que moi... Rien que moi. » Et alors qu'elle réalise combien elle est seule, elle se remet à sangloter en silence, tout en regardant les médecins qui emportent le corps de celui dont elle est tombée amoureuse alors qu'elle était entre la vie et la mort.

Citation :

Je suis sûrement ridicule, mais j'ai besoin d'essayer ça. J'ai besoin d'y croire, comme tu as cru en moi. Ca fait une semaine maintenant. Et je me souviens. Je me souviens qu'il m'a fallu une semaine pour te voir toi.

Abel... Abel est-ce que tu me vois ?

Elle hésite longuement avant de cliquer sur la touche "envoyer", avant de finalement le faire. Dans son autre main, le téléphone d'Abel, brisé. Sans doute l'a t'il cassé après leur appel, pour s'assurer de ne plus être tenté de l'appeler. Pour être certain qu'elle n'arriverait plus à le joindre. Est-ce qu'il était déterminé à ce point à s'éloigner d'elle ? Finalement, le destin leur aura joué un mauvais tour. Elle repose les deux téléphones sur la table de la chambre d'hôpital, Lily, puis elle revient prendre la main d'Abel dans la sienne, pour la porter à ses lèvres, le temps de souffler une supplique.

« Je t'en supplie... Reviens. »

Citation :

Abe,
Je ne sais même pas combien de messages est-ce que j'ai envoyé au cours des quatre derniers mois. Sans doute une dizaine par jour. Par heure ? Je ne sais plus. J'ai arrêté de compter. Et pourtant rien. Toujours rien d'autre que le silence, et si mes souvenirs ne revenaient pas de façon éparse, je dirais que tu étais juste un fou. Est-ce que ça fait de moi une dingue, d'attendre désespérément un signe de ta part en surveillant mon téléphone de jour comme de nuit ?

Je t'en supplie, reviens. Je sais que je me répète, mais j'en ai besoin.

Citation :

Aujourd'hui, c'est mon anniversaire.
Je sais pas si c'est le destin qui continue de me jouer une farce, mais je fête mes vingt-deux ans en même temps que je te pleure depuis six mois maintenant. Je n'ai même pas la force d'aller "fêter" cette année en plus avec ma famille. Je veux juste rester là, avec toi, dans cette chambre, dans cet hôpital dont je connais le nom de chaque employé maintenant. Mackenzie ne comprend pas pourquoi j'ai été si touchée par ton "accident". Elle ne comprend rien, ne pourra jamais comprendre ce qu'on a eu tous les deux. Ce qu'on a, tous les deux.

Je crois que mes souvenirs sont pratiquement tous revenus ces derniers temps. Et ça fait d'autant plus mal, de savoir les projets qu'on avait ensemble.

Pourquoi voulais-tu partir ? Pourquoi est-ce que tu as fait le choix de fuir, quand on voulait le faire à deux ?

Citation :

« Trois choses ne peuvent être longtemps cachées : le soleil, la lune et la vérité.
Quand la dernière éclatera, alors l’âme perdue dans les limbes renaitra. »

C'est ma faute, Abe. Ma. Faute. C'est ça la vérité que tu as besoin d'entendre ? C'est ça qu'il te faut pour revenir ? Je peux pas m'empêcher de me dire que si j'avais gardé mes souvenirs, tu n'aurais jamais été aussi loin. C'est si triste, de me dire que dans ce lit d'hôpital au bout de dix mois, tu as l'air plus en forme que quand je t'ai trouvé... C'est de ma faute. C'est la seule vérité que j'aie à l'esprit, la seule chose que je puisse te dire. Je suis responsable, et si je pouvais retourner en arrière, je me dis que j'aurais préféré crever ce jour là, plutôt que de te revenir incomplète. Peut-être que les choses auraient été différentes. Peut-être que tu t'en serais remis. Mais non. Je suis là, et toi, tu es parti.

Je t'en supplie, reviens. Pas pour moi, pour les autres, mais pour toi. Pour vivre cette vie que tu mérites et dont tu m'as parlé. Celle où tu t'affranchissais du passé pour être enfin heureux. Et si ça doit être sans moi, je disparaîtrai. Mais reviens... C'est de la torture.

Le temps était confus. Chaque fois qu’Abel croyait faire un pas en avant, il faisait deux en arrière. Il oubliait pendant quelques jours (mois ? année ?) qui il était, et soudain, il retrouvait la mémoire. Puis elle repartait, et il était une autre personne. Il était Tom, Josh ou Allison, il était Mackenzie ou un client de sa mère, il se perdait dans les souvenirs des uns et des autres, ne savait pas comment faire pour avancer dans ces labyrinthes. Tout était noir, mais en même temps, des lumières lui apparaissaient de temps en temps, comme des bribes d’information qu’il tentait de saisir au vol. Trop difficile, et pas la force, surtout. Parfois, il avait la sensation qu’il tombait au fond d’un trou mais il n’atterrissait jamais. Au début, c’était effrayant, Abel avait hurlé de toutes ses forces, s’époumonant pour ralentir la chute. Et puis un jour, il s’était laissé porter par ce foutu vent qui lui claqué au visage. Tout était sensible sur sa peau, le froid, le chaud, le vent, il sentait qu’il était à vif mais il n’avait étrangement pas mal. Il se trouvait comme enveloppé dans un tissu cotonneux qui le faisait voleter autour de ce monde étrange. Puis quand ces sensations disparaissaient, il se retrouvait à nouveau dans des cauchemars sordides où le sang et la violence étaient les protagonistes. Chaque fois qu’il voulait se défendre de ces phantasmes ténébreux, il lui revenait dans la gueule avec violence et il sentait –croyait sentir- son cœur battre un peu plus rapidement. Parfois, il avait l’impression qu’un ange venait chasser des rêves pour en poser des nouveaux, mais chaque fois, il revenait quand l’ange disparaissait. C’était dur et douloureux, c’était incompréhensible et dévastateur. Il n’avait plus de distinction entre le jour et la nuit, le matin ou le soir, c’était comme si le temps avait disparu de l’espace, et que l’espace n’était plus que ces lieux sombres dans lesquels il voyageait.

Mais à un moment donné, une lumière apparue un peu plus forte. Quelque chose d’éblouissant se mit à l’aveugler et il dû mettre un bras devant ses yeux pour ne pas pleurer. Parce que cette chaleur, elle le faisait pleurer. Il fut pris d’un apaisement intense et d’une sensation de bien-être, comme si enfin, il allait avoir la paix. Cela faisait bien trop longtemps qu’il n’avait pas ressenti de paix, et ce moment allait enfin arriver. Il tentait tant bien que mal de résister à cet appel parce qu’il signifiait aussi une chose : il allait devoir revenir à la surface. Mais en avait-il réellement envie ? Souhaitait-il vraiment revenir ? Subir ces cauchemars qui lui défoncés l’âme ou revenir dans la réalité cauchemardesque, justement ? Mais sans qu’il comprenne pourquoi, il sentit une décharge électrique lui travers l’esprit, et il sentit ses yeux s’ouvrir. Abel était de retour.