Elle appuie fermement sur le réveil lorsque ce dernier fait raisonner son cri strident et vient frotter ses yeux avec paresse. Elle se sent fatiguée, l'impression de ne pas avoir assez dormi, ou mal. Pourtant elle sait qu'elle n'a pas la possibilité de rester là à paresser, si elle ne veut pas se recevoir les foudres de son agent. Elle est attendue aujourd'hui sur un shooting pour un magazine avec un photographe qu'elle connaît de nom seulement. Le genre avec un Book plein, un carnet de commande bien rempli et des projets qui foisonnent. Un grand ponte avec lequel elle ne peut pas se griller si elle ne veut pas se tirer une balle dans le pied. Pour sa carrière, elle a besoin de conserver de bonnes relations avec cet homme. Besoin d'être pro. Besoin d'être une mannequin avec laquelle il appréciera travailler pour qu'il l'appelle peut-être sur d'autres projets. Si elle se grille avec lui, son agent lui en voudra copieusement. Elle s'en voudra aussi. Il lui a dégoté une opportunité en or qu'elle ne peut pas se permettre de foirer.

Elle quitte son lit après quelques minutes pour rejoindre la salle de bain, se douchant rapidement quoique mollement avant de rejoindre la cuisine, attrapant une bête tasse de café fumant qui la fait grimacer et une biscotte avec assez peu de beurre pour voir au travers. Elle la grignote rapidement et sort de l'appartement en laissant la tasse vide dans l'évier. Elle s'en occupera plus tard. Pour l'instant, alors qu'il n'est même pas six heures du matin, elle doit se hâter de rejoindre l'institut pour sa mise en beauté en vue du shooting.

Elle surfe sur son téléphone et consulte ses réseaux sociaux pendant que l'on s'occupe d'elle, bouclant ses cheveux, les crêpant, la maquillant dans un même temps. On s'affaire tout autour et elle s'exécute chaque fois qu'on lui réclame de tourner la tête, de la renverser, de regarder à droite, à gauche… quand enfin elle est prête, elle retire le peignoir couvrant ses épaules et sa tenue puis rejoint la pièce qu'on lui indique pour le shooting, attendant patiemment les instructions du photographe qu'elle salut en entrant.

- Ok, c'est quoi le problème cette fois, Seth ?

Que demande le blond devant toi en soupirant, essayant de se pincer le nez avant de réajuster ses lunettes, cassant son regard gris devenant sombre à mesure que tu bégayais.

- Je… bah… c'est juste…

Que tu essayes d'expliquer en regardant les photos de profil des mannequins choisies. Tu soupires avant de le refermer. Tu te détestes dans ces moments-là, quand ton inspiration est au plus bas, que tu dois faire des photos et que tu hésites sur tout. Tu doutes de tout, de toi-même, de ton parcours, de tes choix et même de l'envie de continuer. Tu manques de sursauter en entendant un râle soudain. Tu es en train d'user de la patience de ton meilleur ami et tu le sais, bien le seul qui te supporte encore dans ces phases descendantes.

- Vous me fatiguez, les artistes.. Allez. Prend le book, on y va, les mannequins attendent et tu es déjà en retard pour les photos.
- Mais … Aiden…

Tu n'as pas le temps de rétorquer qu'il est déjà en train de sortir de son bureau, te laissant en plan. Tu lèves les yeux aux ciels, gardant le book contre ton torse et le suit comme tu peux, alors qu'il presse le pas entre les maquilleuses, agents et autres personnes travaillant pour toi dans ce studio. Tu grimaces un peu en y pensant. C'est si égocentrique de dire "son studio". Mais c'était la vérité. Ta réputation et ton talent avaient fait en sorte que tu puisses avoir ton propre milieu de travail, loin des paparazzis, ne faisant venir les clients et mannequin triés sur le tas avec soin par tes agents… et surtout le blond devant toi.

Tu baisses le regard alors que vous arrivez au studio déjà installé, éclairé avec le thème du magazine qui désiraient tes clichés.

- OK LES ENFANTS ! REYNOLDS EST LÀ ! Pardonnez le retard. Une réunion qui a duré trop longtemps… BIEN !

Qu'il commence, comme à son habitude. Tu souris, le laissant prendre en main la situation avant d'ouvrir le book une dernière fois, espérant trouver une idée.

- Bien ! Que les demoiselles en blondes aillent se vêtir en salle 2 ! Les brunes en 3 et les rousses en 1 ! On vous fait passer une par une pour commencer !! ALLER EN JAMBES LES ENFANTS ET AVEC LE SOURIRE ! Et il est où l'appareil ?

Hein ? Tu redresses la tête alors que l'équipe technique bégaye un peu. Tu grimaces, voyant Aiden retirer ses lunettes en se pinçant les yeux. Ok il va hurler. Tu te caches déjà en avance avec le book et t'excuses mentalement auprès des mannequins.

- PARDON ?! L'APPAREIL N'EST PAS EN PLACE ALORS QUE CES DAMES ATTENDENT DEPUIS CE MATIN ?! C'EST INADMISSIBLE ! NOUS SOMMES EN RETARD, LES ENFANTS !! EN RE-TARD !! ALLEZ ME CHERCHER CET APPAREIL ET S'IL A UN PÈTE, C'EST SUR VOTRE SALAIRE !

Tu soupires et te tapes le front avec le book avant de t'avancer pour tapoter l'épaule de ton ami. Tu as le risques de te recevoir un coup, impulsif comme il est, mais non. Il se contente de te regarder, baissant le regard pour que ses yeux apparaissent au dessus de ses lunettes. Il murmure.

- Quoi, mon Chou? J'essaye de faire en sorte que tu travailles dans de bonnes conditions.
- Bah… je… Le temps que.. l'appareil arrive… j'peux déjà faire ma sélection non ? Avant de prendre des clichés… histoire que… enfin… avant de… changer…

Que tu dis en montrant la lumière et les mannequins en souriant un peu.

- Tu veux ? Bon bah… ON COMMENCE LES POSES MEDAMES !

Tu grimaces, te bouchant l'oreille la plus proche de lui. Oh seigneur… cette journée allait être compliquée…

À l'évidence, elle n'a rien compris de ce qu'a dit son agent. Elle pensait qu'elle serait seule pour le shooting. Mais c'est loin d'être le cas. Elles sont une vingtaine en réalité, toutes apprêtées pour le shooting. Elle ne s'était pas attendu à ça. Pas attendu à tout ce monde. À cette… compétition ? Est-ce qu'ils vont faire les clichés et sélectionner les meilleures ? Ou est-ce qu'ils vont faire des photos de groupes ? Elle déteste ça, se sentir larguée, ne pas se sentir à sa place. C'était trop demander à Austin que d'être précis dans les informations qu'il lui avait donné ? De toute évidence. Il avait été à côté de la plaque. Ou est-ce qu'elle n'avait simplement pas bien entendu, pas bien écouté, ce qu'il avait dit en parlant de ce shooting, trop obnubilée par l'idée de poser pour un grand ponte du milieu ?

Où que se pose son regard, il lui semble que les filles sont plus belles qu'elle, bien plus belles. Il lui semble qu'elles sont toutes mieux foutues, moins en chair, plus fines. Plus élégantes. Mieux qu'elle. Et elle voudrait fuir de ce guet-apens, prendre simplement ses jambes à son cou et se terrer quelques jours, le temps de perdre encore quelques kilos. Elle sait qu'elle a ce petit bourrelet, là, au niveau du ventre, chaque fois qu'elle s'assoit. Ce petit bourrelet énorme et disgracieux qui lui pourrit la vie. Ces filles-là ne l'ont pas, elles, c'est sûr. Elle est à côté de la plaque, Marilyn, mais c'est plus fort qu'elle. On lui a tellement dit qu'il fallait être toujours plus mince qu'elle y croit, qu'elle picore comme un moineau pour y parvenir, pour perdre toujours un peu plus de gras. Bientôt, on ne la verra plus, elle ne prendra plus de place, mais elle continue. Parce que ça n'est jamais assez, jamais suffisamment de calories économisées, jamais assez de kilos perdus, jamais suffisamment mince.

Elle ne sait pas trop ce qui se passe comme le photographe a l'air assez effacé, son second prenant toute la place et donnant les directives. Il faut poser. Comment ? Elles doivent juste prendre la pause comme ça et voir ce que ça donne où ils attendent quelque chose en particulier ? Elle n'est plus sûre de ce qu'elle doit faire, promenant sur l'espace son regard semblable à celui d'une biche effrayée. En fait, elles se sent exactement comme ça.

Rythmé par les claquements de doigts d’Aiden, les mannequins commencent à se placer sur le sol blanc, le plateau qui devrait servir comme toile de fond pour le shooting du jour. Tu laisses, comme d’habitude, Aiden faire le plus gros du travail. Tu pourrais le faire aussi, mais tu n’aurais pas les mots comme lui. Il est direct, toi évasif, il est franc, toi, tu as peur de fâcher les gens, il est extraverti, exubérant, tu es effacé et timide. C’est comme ça. Ça fonctionne et tu ne voudrais pas changer ce système bien huilé pour rien au monde. Tu le vois, les mains sur les hanches.

- Bon ! Mesdames… Le thème pour le magazine, c’est, je cite… Seth, tu l’as ?

Tu redresses la tête et grimaces. Il secoue la tête. Tu soupires, preuve que tu as non seulement oublié ce qui a été dit lors de la réunion avec les envoyés du magazine, mais aussi que ton esprit trop artistique pensait déjà à autre chose, après ce shooting, le renouveau, le futur et ta prochaine collection de portrait que tu désirais faire. Tu baisses la tête, honteux, mais il ne semble pas y faire attention, habitué.

- C’est bien ce que je me disais… OK ! ÉCLAT D’AUTOMNE !! VOUS DEVEZ VOUS SENTIR DÉMÉTER QUI VA VOIR SA FILLE REPARTIR EN ENFERS REJOINDRE SON ÉPOUX ! ET POUR CELLES QUI N'ONT AUCUNE CULTURE JUSTE… PENSEZ AU VISAGE DE VOTRE MÈRE QUAND VOUS AVEZ QUITTÉ LA MAISON ! CE SERA PARFAIT ! ALLER !! UNE PAR UNE !

Il pose une main dans ton dos pour que tu avances pour voir ce qui pourrait te plaire et récupère le book que tu as en main. Tu lui souris avant de te placer comme si tu avais ton appareil, cherchant le bon angle. Tu observes alors les visages, l’éclairage, mais pour le moment… Rien ne retient ton attention… Tu te retournes, grimaçant. Aiden soupire, déjà agacé par le possible non-choix des agents.

- Je vais écrire un pavé pour les critères de sélection la prochaine fois. SUIVANTE !

Tu soupires et fais signe.

- Désolé, mademoiselle...

Que tu souffles avant de voir défiler les visages qui ne te transcendent pas de suite avant de te figer un peu devant une blonde au regard perdue. Un peu effrayée et absente à la fois. Tu bug alors que derrière, on te met enfin l’appareil en main. Tu sursautes et souris avant de remercier les techniciens et te places enfin pour prendre en photo l’instant magique qui vient de se produire sous tes yeux. Tu déglutis et te tournes pour murmurer.

- Qui...
- Hum ? Attends...

Le temps qu’il ouvre le book, tu te retournes vers elle, essayant de ne pas la faire trop patienter et lui sourit doucement, reprenant un cliché en coupant son visage en deux, comme pour capturer quelque chose d’imperceptiblement.

- Haynes, Marilyn. Vingt-quatre ans. Elle est sous cette agence-là. Pourquoi ? Tu veux la retenir pour le shooting final ?

Mais il n’entend pas ta réponse, observant ton regard complètement hypnotisé par la jeune femme.

- Ok j’ai compris... HAYNES ! SUR LE CÔTÉ ! VOUS ÊTES RETENUE POUR CET APRÈS-MIDI ! SUIVANTE!!

Elle ne se sent pas à sa place, terriblement pas à sa place, au milieu de toutes ces filles divines. Elle ne leur ressemble pas, elle n’est pas à la hauteur. Elles sont belles, elles sont bien faites et elle… Elle, elle a des bourrelets quand elle s’assoit et le début d’un double-menton imaginaire. Dysmorphophobie bien ancrée en elle, à tel point qu’elle ne se voit pas comme les autres la voient, Marilyn, depuis bien longtemps. Alors quand les filles se placent pour répondre aux exigences du type qui gueule ses indications plus qu’il ne les donne et qui semble être le second du photographe, elle ne s’attend pas à faire long feu, la blondinette. Encore moins quand le photographe, prenant place devant les candidates, les renvoient une à une, sans sembler trouver ce qui lui convient. Et si ces filles absoluments parfaites ne lui conviennent pas… comment peut-elle espérer, elle, rivaliser ?

Pourtant elle se place devant le fond blanc, en face du photographe, lorsque vient son tour, essayant de se souvenir du thème. Demeter s’apprêtant à laisser sa fille adorée retourner aux enfers quand vient l’automne. Elle doit trouver en elle l’attitude d’une femme désespérée, déchirée, qui s’apprête à déchainer l’hiver sur le monde pour exprimer toute sa douleur, toute sa solitude et… Elle n’est pas sûre de pouvoir transmettre autant d’émotions. Il fut un temps où elle l’était, mais maintenant… Maintenant, elle a perdu la confiance qu’elle avait en elle autrefois. On la lui a soigneusement saccagée dans les mailles du système.

Elle n’a encore rien fait quand leurs regards se croisent, ne sachant toujours pas comment transmettre ces émotions, alors même qu’elle sait que le temps est compté et qu’ils ne vont pas tarder à la dégager. Elle est sûre qu’elle va foirer cet essai. Elle ne voit pas comment elle pourrait le réussir. Et elle sait que son agent va être furieux qu’elle ait pu échouer, ne pas se saisir d’une telle opportunité qui lui ouvrirait les portes d’une florissante carrière. Être présenté à Seth Reynolds était un rêve pour des centaines de mannequins, quant à poser pour lui… Pouvoir passer un essai était déjà bien… Mais devenir l’un des visages qu’il aurait capturé… C’était s’assurer du boulot pour un moment. C’était ce dont elle avait besoin. Ce qu’elle était en train de rater. Ou pas.

L’appareil entre ses mains, l’homme prend une photo, se tournant vers son assistant qui ouvre le book, feuillette celui-ci et montre quelque chose au photographe ensuite. Elle déglutit, ne sachant trop que faire, si elle doit juste filer ou… Rester, alors qu’il a pris un nouveau cliché. Alors elle les regarde, sans bouger, jusqu’à ce que l’assistant crie de nouveau, appelant déjà la suivante alors qu’elle… est retenue pour continuer. Elle bug, ne bouge pas de suite, avant de finalement se mouvoir, quittant sa place comme un automate. Qu’est-ce qu’il venait de se passer ? Elle devait rêver. Il n’était pas possible qu’elle soit la première sélectionnée, pas après que tant de jolies filles se soient faites sortir.