Une montagne de dossiers aux sommets en équilibre précaire et un cadre photo retourné. Voilà tout ce qu’il y a sur son bureau : des morceaux de choix dans la foule de pensées qui se bouscule dans son esprit. Des papiers qui relatent les crimes les plus sanglants de ces dernières semaines, photos à l’appui. Aucune couleur ne manque sinon le rouge, tellement omniprésent qu’on l’oublie finalement. Et face à ça, la colère et la tristesse ont laissés leurs sièges à l’écœurement et à la lassitude. Il scrute le fond de son fidèle mug avec l’espoir que du courage nicaragayen se soit transfiguré dedans par miracle. Pas de chance, le barbu là-haut ne veut toujours pas lui faire une fleur.

Il réalise qu’il est tard car Aiden dort enfin à poings fermés, à deux portes de là. Alors, pas question d’aller se préparer une tasse de plus. Le mettre au lit aura été difficile, encore une fois, tant il demandait « maman » … Y repenser écorche son cœur déjà meurtri. Il croyait avoir tout vu, que rien ne pourrait plus l’atteindre, mais certaines choses sont plus dures que d’autres. Et parmi celles-ci, il y a son petit, son fils qu’il l’a dans la peau. Et malheureusement, quand elle est partie, elle a emporté un morceau de lui… Il secoue la tête : c’est pas le moment pour ça. Alors, il ne peut pas. Non, ce soir, ce n’est pas possible pour lui de se remettre le nez dans ces horreurs. Faute de café, il s’en grille une. Un coup d’herbicide sur ses pensées intrusives tandis qu’il ouvre la fenêtre. La fumée, il la veut dans ses poumons, pas ceux de son petit.

Ça doit bien faire dix minutes qu’il est à côté de ses pompes, de sa chemise déboutonnée sur le fauteuil et de la plaque. Comment il aurait bien pu faire pour que tout tourne autrement ? Quels sont les signes qu’il a bien pu oublier, ignorer ou méprendre ? Il tourne et retourne le sac de nœuds qu’est sa vie pour essayer de le démêler sans y voir plus clair pour autant. La clope se consume et elle finit dans le cendrier, naturellement. Est-ce qu’il avait été une clope, lui aussi, en fin de compte ? On avait tiré ce qu’on pouvait de lui avant de l’abandonner et de reprendre son chemin sans un regard en arrière. Il soupira, saisissant fermement son mug. Les jointures de ses doigts blanchissaient avec la pression qu’il exerçait. Non, il ne se sentirait pas mieux s’il le lançait sur le mur. Pas même un peu ? Il hésite. Non, ça ne changerait rien. Il repose le mug.

Il frotte ses yeux quelques instants. Rester debout ne lui apporterait rien, il le savait, que des emmerdes. On ne prend plus de bonnes décisions passé une certaine heure. Mais ce soir, il veut faire quelque chose d’extraordinaire au sens propre. Il veut faire quelque chose pour lui. Demain matin, il trouvera cela ridicule et déplacé certainement. Oui, mais là, il veut l’impression passagère d’autre chose qu’un échec.

Son esprit erre longtemps dans son hésitation. S’il restait quelque chose à boire dans l’appartement, c’est dans un fond de bourbon qu’il chercherait du courage. Parce qu’il en faut pour s’oublier dans les bras d’une autre, au bout de ses lèvres. L’ordinateur s’allume et il réalise que le sommeil file entre ses doigts alors il prend une résolution pour se donner bonne conscience : il n’y en aura qu’une et peu importe s’il n’a pas de réponses.

Il recherche ce site dont parlait un de ses collègues l’autre jour. Le profil se crée vite : une photo de lui pas trop vieille ni malhonnête, quelques lignes pour indiquer qu’il ne cherche qu’à s’amuser et faire quelques rencontres et ses préférences. Aussitôt la fenêtre s’ouvre avec les différents profils, comme autant de sodas dans un distributeur. Il soupire, l’expérience est glauque et n’a rien de vraiment naturel ou séduisant. Mais les écrans qui les séparent le mettront en confiance. Il circule, laisse son regard trainé avec nonchalance. Il flâne avant de jeter son dévolu sur un profil en particulier : Dakota.

- Si tu n’es pas la bonne, alors tant pis, soupire-t-il pour lui-même avant d’entamer la discussion.

Josh_P : Salut la livreuse ! J’ai plus l’habitude de ce genre de jeux alors je le dis direct : tu me plais :)

A la lire, il souffle du nez. Il se disait qu’il était un peu cash, un peu trop direct, mais elle, elle est pire encore. En fait, il espérait se prendre un mur, un vent ou un silence. Mais le fait d’avoir eu le droit à un écho a quelque chose de plaisant. Il ne sait pas à quel point elle est vraie dans ses mots mais c’est peut-être le charme de l’uniforme qui la fait fondre. Qui sait ? En tous cas, il n’a pas mentionné Aiden dans son profil. C’est trop privé pour le mentionner comme ça, au détour de ce site glauque au possible. Il réfléchit un peu avant d’enchainer. C’est bien malin de continuer la discussion ? Il a eu ce qu’il voulait un peu dans le fond : il a été lu, entendu et remarqué. C’est ce qu’il voulait, non ? Il hésite mais rapidement, ses doigts trouvent le clavier à nouveau.

Josh_P : Pas vraiment le grand amour mais plutôt faire des rencontres ! Je veux pas me prendre la tête surtout… Et toi ?

Il va avoir l’air d’avoir la dalle, là, c’est sûr. Mais peu importe. Au moins, il expédie rapidement la discussion, va se taper une minuscule nuit et remet le couvert le lendemain. Sa vie s’est résumée à ça depuis quelques temps de toutes façons. Métro, boulot, Aiden. Tous les jours. Il fronce les sourcils en se disant qu’il utilise un peu son petit comme prétexte pour ses choix désastreux. Il se déteste pour ça, ce n’est pas de sa faute. On pourrait être tenté de croire que ça serait plus simple sans Aiden pour Josh, mais lui ne voit pas les choses comme ça. Il y a au moins une chose permanente dans son existence, une chose qui pourrait lui faire remuer le ciel et la terre jusqu’à sa mort.

La conversation se passe mieux qu’il ne l’aurait cru. A quel point est-il verni de tomber du premier coup sur quelqu’un qui a l’air un peu ouvert à discuter ? Il avait pourtant tant et tant entendu dire que les femmes sont submergées par les demandes sur les sites de rencontre au point qu’il est difficile d’en trouver une avec qui discuter. En plus, Dakota est carrément craquante sur ses photos de profil. L’affaire est presque trop belle alors, il tente quelque chose.

Josh_P : D’ailleurs, j’espère que tu n’es pas un bot ou une escroc, hein ? :/ J’ai du mal à croire qu’une fille aussi mignonne soit pas submergée sur un site comme celui-ci

Mmh… Son message n’est pas top. Il faut qu’il en ajoute une couche. Il renvoie un message avant qu’elle n’ait envoyé le sien.

Josh_P : Envoie-moi une photo de toi avec la date d’aujourd’hui ou quelque chose du style ! Je t’en enverrai une aussi

La voir en photo le rassure et l’inquiète à la fois. Bon, c’est vrai. C’est véridique. C’est véritablement elle qui lui parle, plus de doutes là-dessus. Il soupire. Pourquoi il a douté ? Tout ce qu’il voit tous les jours a du lui monter à la tête et le faire voir le mal là où il n’est pas. Non, tout le monde n’est pas un sociopathe de gangster qui cherche à tromper son monde pour en tirer un quelconque bénéfice à un moment ou un autre.

Josh_P : Ahah pas de soucis, tu es mignonne au naturel aussi ! Désolé d’avoir douté, on ne sait jamais qui on a en face sur internet :,)

Il se prend en selfie avec son téléphone et voit sa gueule de déterré. Ça fait combien de temps qu’il n’a pas passé une nuit complète ? Il n’arrive plus trop bien à s’en souvenir mais il sait que ça fait trop longtemps en tous cas…

Josh_P : Ne fais pas attention à mes cernes ! C’est la folie en ce moment au boulot !

A mesure que la discussion avance, ses doutes se sont complètement évanouis. Clairement, c’était de ça qu’il avait besoin : quelqu’un de normal, qui soit hors de son monde. Le plaisir de pouvoir se sentir, lui-même, avoir des relations ordinaires. Il en a marre de tout le temps trainer avec des flics et ces gens qui font partie de sa vie. C’est égoïste, mais c’est comme ça.

Josh_P : Ouais, carrément ! Bah écoute, enchanté pour de vrai Dakota, du coup :)
Ouais, c’est vraiment compliqué en ce moment… Pas vraiment, un détective, c’est juste un flic qui porte plus l’uniforme bleu ahah mais je me tape quand même pas mal de paperasse et de planque pour pas grand-chose

Il ne veut pas lui vendre un mensonge dans le fond. Comme avoir été honnête jusqu’ici semble ne pas lui avoir déplu, il poursuit sur sa lancée.