D’un œil las je regardais les fissures et les décombres qui autrefois faisaient la fierté de la citadelle. Hélas ! La guerre ne se souciait guère de l’architecture de nos ancêtres, de sa main implacable elle écrasait la beauté, laissant derrière elle balafres et destructions. En vue du banquet, la plupart des débris furent nettoyés. Or, il était impossible d’oublier la noirceur que le peuple avait endurée et les cicatrices des années précédentes étaient visibles par l’échine courbée et les figures fatiguées des habitants. Distrait, je portais une chope d’hydromel à mes lèvres avec l’espoir que l’alcool ferait taire les idées qui me hantaient. De sombres pensées en temps de réjouissance.

À l’intérieur du palais dans la grande salle bourdonnaient des gens venus des quatre coins de la Terre du Milieu, saluant avec émoi le couronnement du roi Elessar. Je le voyais encore vêtu de son armure d’argent, une vision inspirante, un homme dont les exploits seraient à jamais inscrits dans les livres d’histoire. Ceux-là mêmes que j’avais avidement étudiés plus jeune avec le magicien. Un personnage que l’on aurait dit tout droit sorti d’une légende, qui à lui seul avait redoré le blason de la lignée d’Isildur. Un être dont la noblesse et la sagesse avaient conquis ma loyauté si ses actes héroïques ne l’avaient pas déjà fait. Comme promis, j’avais agi à titre d’intendant en préparant la région en vue de son arrivée au pouvoir. Je n’y rencontrais que très peu de détracteurs, tous y voyaient son ascension au trône comme une intervention divine d’Ilúvatar.

En récompense de mes loyaux efforts, l’on me fit prince d’Ithilien et seigneur d’Emyn Arnen. Ithilien qui signifie « Pays de la Lune », une terre dont l’histoire tachée de sang n’avait en rien terni la beauté de ses forêts touffues qui bordaient des ruisseaux d’argent. Ithilien était une province aussi riche qu’avantageuse d’un point de vue politique. Un cadeau d’une énorme générosité qui m’avait laissé pantois. C’était-là : une occasion parfaite pour rétablir l’est du Gondor et y fonder une famille pour poursuivre notre lignée. À cette pensée, mon cœur s’était serré, que restait-il de notre famille ? Un frère tombé au combat, un père rongé par sa folie, une mère inconnue qui m’avait laissé pour héritage ; que les traits de son visage. La famille en voila un sujet qui m’était douloureux. Les brûlures sous ma tunique en étaient le témoin direct. Au moins, avais-je songé avec amertume, la vie m’offrait la chance de recréer ce qu’elle m’avait enlevé. Perdu dans mes contemplations, je n’avais pas remarqué l’approche d’un pas silencieux et ce n’est que lorsque l’on m’appelait que je me retrouvais face à la raison de mon trouble.

Une couronne, c’était un poids bien différent que tous ceux qu’il avait eut à porter jusque-là. C’était sa place, il le savait, mais Aragorn avait passé sa vie sur les routes, à protéger la terre du milieu et ses habitants dans l’ombre. Aujourd’hui, il le ferait dans la lumière. Il s’observa dans le reflet de l’eau dont on avait rempli son verre.  Les rires, les chansons, le Gondor renaissaient de ses cendres. Son regard gris clair observa la foule et la fête. Les hobbits chantaient sur une des tables. Le roi les observa un moment en souriant un peu. Frodon semblait heureux, même si une ombre passait souvent sur son visage. Elessar savait qu’avoir porté si longtemps l’anneau unique, ne le laisserait pas sans séquelle. Le roi se leva de sa chaise, laissant son verre sur la table en bois brut. Les débris avaient étés nettoyés, les fissures colmatés, les corps enterrés. Mais, il faudrait du temps pour  réparer les esprits. Aragorn s’arrêtait pour parler, pour rire, pour boire. Tout le monde voulait lui dire quelque chose ou s’entendre dire quelque chose du roi. Aragorn avait toujours quelque chose à dire, un mot réconfortant ou un compliment pour les hommes qui avaient combattu, pour leurs femmes, leurs sœurs.  Roi depuis peu, mais déjà populaire. Il parla longuement avec les jeunes hobbits. Et, il prit même Frodon à part. Une longue discussion à laquelle Gandalf vient se greffer. Si la menace de Sauron avait disparu, les orcs eux étaient encore là. Moins organisés, mais tout de même. Et, certains des fidèles de Saurons eux étaient encore là. Et la Comté était sous le joug de l’ennemi.

La discussion roula un moment, Aragorn ne pouvait pas demander aux hommes de reprendre les armes si vite après la victoire. En revanche, il ne pouvait pas non plus demander aux hobbits, héros de cette guerre, de se débrouiller, eux qui étaient un peuple plutôt pacifique. Les rôdeurs iraient aider. Quant au Gondor. Il était peut-être roi, mais il ne prenait pas les décisions seul. Enfin, il put se libérer des obligations de la couronne. Il s’éloigna un peu de la foule. Il avait vu une silhouette solitaire un peu à l’écart. Des mèches blondes qui avaient attiré son regard gris. ”Aiya… Je suis heureux de vous voir ici.” Faramir était bien différent de son frère. Plus effacé, plus calme. Mais, une personnalité qui méritait qu’on s’y attarde.  Il lui sourit doucement. ”Vos blessures ne vous font pas trop souffrir ?” Aragorn se tourna un moment pour récupérer deux chopes de bières avant d’en glisser une dans les mains de son intendant. ”Pourquoi restez-vous seul ? Dame Eowyn vous cherche.” Le roi plongea ses lèvres dans la bière observant l’homme devant lui de son regard calme et profond.

Une voix familière interrompit l’épais brouillard de mes songes et le cœur battant je me tournais vers elle. Son regard toujours aussi franc et rempli de sagesse me semblait fatigué, las. Ainsi le poids de la couronne ne lui était pas complètement aise ; grand bien lui en fasse. Un roi trop confortable amenait la stagnation alors que de l’inconfort naissait le changement et rappellait qu’une position aussi importante n’était pas à prendre à la légère. Il en venait du destin du Gondor et de ses habitants. D’une main distraite, je levais ma chope en direction du nouveau venu :

-“ Monseigneur, c’est un honneur que de pouvoir discuter ainsi, vous êtes l’homme le plus recherché ce soir. Les blessures se portent bien. Pour ce qui est de la douleur, j’en ai bien peur, cela relève plus de l’ordre psychique. Mes cicatrices découlent de mes lacunes et sont un souvenir qui pèsera à jamais dans ma mémoire.”

L’humidité presque étouffante laissait entrevoir la possibilité d’une averse et l’odeur printanière des bourgeons et des fleurs en éclosion nimbait l’air d’un parfum enivrant. Autour de nous, seuls l’écho des cigales et le croassement occasionnel d’un crapaud interrompirent le silence qui s’était installé. Du coin de l’œil, j’avais jaugé les traits tirés de son visage et la manière dont la lumière nacrée de la lune luisait sur sa peau. Aragorn était un homme qui avait grandi chez les elfes, un amoureux de lettres et de poèmes, source intarissable de courage pour ses amis et pour ceux qui l’ont suivi lors de la bataille contre les forces de Sauron.

-“Ma douce Eowyn profite de cette soirée de réjouissance pour célébrer la fin d’une ère qui ma foi bien sombre. Quant à moi, j’use de cette délicieuse nuit pour réfléchir. Mon cœur n’est pas de la fête à mon grand regret. Mais c’est à vous seigneur Aragorn que je devrais poser la question ! Quel homme sain d’esprit délaisserait la compagnie de notre nouvelle reine ? Cela ne peut qu’être votre conscience tourmentée qui comme moi vous est poussée à chercher l’isolement.”

À ses mots, mes yeux se détachèrent de la silhouette du roi pour se tourner vers le firmament. Pour l’occasion, le ciel avait revêtu ses habits de bleu profond saupoudré d’éclats d’étoiles. Il est vrai que la dame Arwen était l’un des attraits principaux de cette soirée. Sa beauté possédait pour égale que son intelligence et le peuple raffolait d’elle et de sa présence. Mais ce que les petites gens préféraient par-dessus tout c’était la manière dont ils s’étaient rencontrés. Peu de choses touchaient autant les masses qu’une belle histoire d’amour. Un elfe qui par amour pour un homme tourna le dos à son éternité et embrassait le destin des mortels. Il y avait là quelque chose de presque surréel, mais cela n’était pas difficile à croire. La vision d’Elessar et de la fille d’Elrond main dans la main laissait pantois. Sur un ton badin même si le cœur en disait autrement je lançais :

-“Quelles pensées vous retiennent donc prisonnier, mon liège ? Le passé ou l’avenir ?”

On ne m’avait pas fait capitaine de la garde en vain. J’avais appris à déceler les humeurs de mes comparses, à la recherche de la moindre trace de déception. Un talent pratique en temps de guerre, mais d’autant plus efficace à la cour. Dès mon plus jeune âge, je développais un intérêt marqué pour la politique et la philosophie. Avide de lectures et de connaissances, je passai des heures à plonger sur des ouvrages touchants l’histoire et l’origine de la terre du milieu à l’instar de mon frère qui préférait l’épée à la plume. Évidemment, cet amour des lettres me valut le courroux de mon paternel et comme tous les seconds fils je tombais petit à petit dans l’oubli. Mais je n’en avais jamais voulu à Boromir qui s’indignait à maintes reprises du comportement de Denethor à mon égard.

-“Je pleure la mort d’un père qui ne m’a jamais aimé et celle d’un frère que j’admirais plus que tout, mais je songe également qu’ils seraient heureux de vous voir sur le trône. Vous serez un bon roi Aragorn, j’en suis persuadé et Boromir où il est doit sourire et célébrer lui aussi.”

J’avais senti des larmes rouler sur mes joues et je réalisai que je ne m’étais pas donné le droit de vivre mon deuil pleinement. La menace des troupes de Sauron et l’instabilité de mon géniteur ne m’en avaient pas laissé le temps. La situation prêtait à la célébration, mais mon âme s’y refusait. Le chemin pour reconstruire Minas Tirith s’annonçait long et douloureux, mais je continuai d’y croire.