Les premiers rayons du soleil percent à travers les rideaux maladroitement fermés la veille, pour venir caresser mon corps de leur chaleur. J'attrape ma couverture et la remonte sur mon visage pour me protéger de la lumière qui envahit ma chambre, mais ça ne dure pas. Téléphone qui diffuse des notes stridentes pour me forcer à l'éveil, je l'attrape et mets immédiatement fin à l'alarme en grommelant. C'était les vacances et je n'avais aucune envie de me lever. Mais entre ce dont j'avais envie et ce que je devais faire, il y avait un monde. Et même si les vacances venaient juste de commencer, il n'était pas question pour moi de rester à ne rien faire toute la durée de celles-ci. Ça n'avait pas été facile, mais j'avais fini par trouver un travail à la librairie de la ville, de quoi gagner un peu d'argent cet été pour financer mon départ dans quelques semaines. Dire qu'on partait, Nathan et moi pour Milwaukee, vivre notre vie ensemble. J'avais tellement hâte ! Et c'est ce qui me pousse à quitter mon lit malgré la fatigue. Je regarde où je mets les pieds en traversant ma chambre, les vestiges du lycée s'éparpillent sur le sol. Des cahiers, classeurs, quelques vêtements. Même ma robe de bal était négligemment posée sur un fauteuil. L'euphorie du week-end avait été telle que je n'avais rien rangé depuis plusieurs jours reportant tout à un jour prochain.

Ça ne m’empêche cependant pas de trouver des vêtements à mettre pour aujourd’hui et de filer dans la salle de bain pour me préparer. Une bonne douche pour me réveiller, suivie de longues minutes pour me faire plus présentable. Cheveux lâchés mais parfaitement lissés, teints maquillé pour un effet naturel, un débardeur noir, un jean, un petit gilet beige et j’étais prête à descendre. Dans l’escalier, ça sent déjà bon les pancakes préparés par ma mère que je retrouve dans la cuisine en compagnie de mon père, mon frère aîné et ma sœur cadette. J’embrasse tout ce petit monde et m’installe, prête à dévorer mon petit-déjeuner. « Prête pour ton premier jour à la librairie ? » Ma mère me questionne, toujours avenante. Peut-être même un peu trop, parfois à la limite de nous couver encore. Je hoche la tête en guise de réponse alors que ma bouche est déjà pleine. « Tu veux que je te dépose en allant au travail ? » Cette fois, c’est mon père qui me questionne, et la réponse nécessitant des mots, je me dépêche d’avaler ce que j’ai dans la bouche pour lui répondre. « Non merci, ça va aller. Il fait beau, je vais prendre le vélo pour y aller. Ça n'est pas si loin après tout. » Une dizaine de minutes, tout au plus à traverser la ville, mais avec le beau temps, ça n’avait rien de désagréable.

Mon petit déjeuner terminé, j’aide à débarrasser la table et les restes avant de filer dans le garage, sac à la main avec mes affaires personnelles et mon déjeuner pour ce midi. Je le bloque à l’aide du guidon pour ne pas être gênée sur le trajet et enjambe mon vélo, profitant du fait que mon père sorte la voiture pour quitter l’endroit. Cheveux aux vents, je pédale au bord de la route, faisant attention aux voitures et à ne pas gêner la circulation. Je ne m’arrête pas directement face à la librairie en arrivant, continuant un peu plus loin pour trouver un endroit où attacher mon vélo. J’en profite pour me recoiffer un peu avant d'entrer dans la librairie, sourire aux lèvres. Le tintement d’une petite clochette marque mon arrivée. A l’intérieur seul un homme est présent, déjà marqué par un certain âge. « Bonjour Mr Smith. » Je le salue, restant au milieu de l’allée principale, sac à la main, ne sachant pas trop où je devais déposer mes affaires et m’installer. « Ah, bonjour Lily. Comment vas-tu ? Tu es un peu en avance. » Je hoche la tête. J’avais un peu surestimé le temps que je mettais pour venir. « On va attendre que Morgan arrive, comme ça je vous montrerais à toutes les deux ce que vous avez à faire. » J'arque un sourcil, étonnée. Je ne pensais pas que quelqu'un d'autre travaillerait ici pendant les vacances. Encore moins une camarade de lycée. Enfin, si c'était bien la Morgan que je connaissais.

Le matin dans la famille Ramírez Rey n’avait rien de bien exceptionnel, surtout pour Morgan qui éteignait son réveil simplement, et le reposait sur sa table de nuit. Encore une courte nuit pour elle. Les deux heures à fixer son plafond décoré de constellation n’aidaient pas son sommeil. Cependant, elle ne reste pas couchée bien longtemps, elle doit se préparer, autant physiquement que mentalement.

Travailler en librairie n’était pas bien difficile, elle l’avait fait chaque vacance depuis ses quinze ans, et même quelques week-ends de cours, pour se payer son permis et sa moto — avec un peu d’aide financière de ses parents. Il s’agissait de quelque chose qu’elle pouvait accomplir, bien malgré sa non-envie. Ce qui la rebutait était de ne pas avoir connaissance si elle serait seule ou non. Et également, le fait qu’elle n’irait, encore une fois, pas travailler dans le garage de la ville, ce qui lui aurait permis une certaine expérience pour la faculté et son futur emploi à la NASA — Morgan n’était pas entièrement prétentieuse, mais elle irait jusqu’au bout de son rêve et le réaliserait.

Une fois dans la cuisine, aucun signe de vie pour la déranger. Équipée de son casque aplatissant une petite partie de sa touffe bouclée, elle se prépare un café au lait, sucré avec deux tartines à la confiture de prune faite maison. Elle grignote l’une d’elle, pendant qu’elle se prend deux fruits, une collation à base de jus d’orange et un dessert pour le midi. Repas léger, comme souvent. Morgan n’avait jamais été la mangeuse de la famille, elle savait apprécier un bon plat, en petite quantité seulement.

La boîte du midi enfin rangée dans son sac, avec tout ce dont elle aurait besoin pour survivre à une telle journée, le déjeuner avalé, il est enfin temps pour elle de prendre la route. Tout du moins, juste après avoir laissé un mot sur le frigo à l’intention de ses parents.

« 6.30 horas
Ya me he ido, volveré esta noche antes mi entrenamiento.
Que tengan un buen día,
Mucho beso a todos. »

Ce n’est qu’après cela qu’elle peut passer dans le garage pour enfourcher sa moto — une fois les protections nécessaires mises — et démarrer pour commencer sa nouvelle journée.

Si Morgan partait aussitôt, c’est bien parce qu’elle habitait en dehors du village, assez loin pour ne pas être dérangée, chose qu’elle savait apprécier profondément. La solitude et l’éloignement ne la dérangeaient absolument pas. Bien sûr, il était évident qu’elle partait en avance pour s’éviter un retard agaçant, et car elle appréciait la ponctualité.

D’autant plus que le village, à six heures quarante du matin, était encore bien calme, chose que la mexicaine semblait préférer. L’ambiance du levé de soleil, des personnes qui se réveillent doucement, les rares lumières des chaumières allumées, les lampadaires qui éclairaient la route principale pour encore quelques minutes. Oui, elle aimait cela, comme si elle était le personnage principal d’un film sur le passage à l’âge adulte. Quelque peu ironique sachant qu’elle ne serait pas majeure avant quelques années encore.

Comme à son habitude, Morgan se gare derrière la librairie, puisqu’elle possédait les clefs de l’arrière — elle avait oublié de les rendre à son dernier emploi, chose à quoi son employeur lui avait dit de les garder pour la prochaine fois. Monsieur Smith la connaissait depuis son enfance, et la savait assez tête en l’air. Morgan vient déposer ses affaires inutiles dans un coin de la réserve, celui dont elle disposait à chacun de ses emplois, caché dans le fond derrière des boîtes, et en attendant l’heure d’ouverture, elle s’assis à même le sol dans le but de lire son dernier livre en date.

L’heure tourna sans que la pré-adulte ne s’en rende compte, elle n’avait pas entendu la porte d’entrée s’ouvrir à deux reprises, ni même celle de la réserve quand le propriétaire des lieux était venu déposer ses propres affaires à son bureau — et lui-même ne l’avait pas vu, derrière ses cartons. Son alarme sonna dans son casque, lui indiquant qu’il ne lui restait que quelques minutes pour se présenter à l’entrée. D’un geste, elle déloge son casque en éteignant la musique sur son portable, en deux autres elle range son livre et il ne lui reste qu’à se mettre sur les pieds pour rejoindre la pièce principale. En passant la porte, son regard se porte alors automatiquement sur l’homme plus loin, qui est plus que clairement accompagné.

Donc elle ne serait pas seule. Une petite moue lui fait plisser le nez. Elle pouvait travailler avec cette idée, de toute manière ce ne serait pas la première fois. Tant qu’on la laissait dans son coin, tout irait bien.

Mais qu’elle n’est pas sa surprise d’apercevoir Lily Madison, son visage de poupée et son allure de princesse dans l’allée principale librairie.

Morgan doit sortir toute sa volonté pour ne pas soupirer longuement, à la place, elle s’avance vers les deux êtres vivants de la pièce.

« J’étais dans la réserve... En train de lire. »

De sa haute stature, Morgan atteint tout juste l’épaule de monsieur Smith, mais semble pourtant minuscule avec son air peiné. L’homme lui offre un sourire des plus bienveillants, comme il savait les faire. De quoi la rassurer.

« Comme j’avais oublié de vous rendre les clefs… »

Encore une fois, elle retient un soupir, et se rend compte qu’il manque quelque chose d’indispensable — du moins, d’après ses parents.

« Um, bonjour... »

La journée allait être bien longue, et la situation déjà gênante.

Lentement, je regarde tout autour de moi. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas autant attardée dans la librairie de Mr Smith. Pour ne pas dire que je n’y mettais jamais les pieds. Lire ne faisait pas vraiment partie de mes activités favorites. J’étais plus magazine de mode et ce n’était pas vraiment le genre de choses que l’on trouvait dans une vieille librairie comme celle-ci. Quoique, Papa m’avait déjà trouvé un livre sur l’histoire de la mode ici, avec énormément de photos dedans. Un livre que je possédais toujours dans ma chambre, bien rangé sur une étagère et auquel je tenais beaucoup. A part ça, ce n’était pas vraiment mon genre de parcourir les allées à la recherche d’une histoire écrite pour faire rêver les enfants ou les adolescents. Mais j’avais besoin de travailler cet été pour mettre de l’argent de côté et préparer mon départ pour Milwaukee. J’aurais préféré travailler au Diner de la ville comme j’avais l’habitude de le faire, mais cette fois, Brittany avait été plus rapide que moi et avait eu le poste avec quelques autres amies. Plan B oblige, j’avais ensuite fait tous les commerces de la ville jusqu’à ce que quelqu’un accepte de m’embaucher. J’avais même commencé à regarder dans les villes voisines, même si ça aurait demandé plus d’efforts pour m’y rendre. Mais l’été était court, j’aurais survécu, et puis, c’était toujours mieux que de le passer seule à ne rien faire. Même Nathan avait trouvé du travail dans un garage de la ville. On allait beaucoup moins se voir que pendant le lycée, mais ça n’était que temporaire. Le dernier été avant nos vies d’adultes à tous, et tout le monde semblait avoir les mêmes plans.

Une porte s’ouvre au fond de la boutique, attirant mon regard. Morgan apparaît alors dans l’encadrement de celle-ci, et sans réelle surprise, c’était bien la Morgan que j’imaginais. Pas de quoi me réjouir, mais pas non plus de me faire regretter mon choix. Morgan me laissait complètement indifférente. Elle était un peu étrange, un peu distante aussi avec le reste du lycée, et en trois années, je n’avais pas vraiment le souvenir de lui avoir particulièrement adressé la parole, même si Brittany, elle, aimait bien la taquiner un peu de temps à autre. « Bonjour. » Je lui adresse un petit sourire ainsi qu’un léger signe de main. « Puisque vous êtes toutes les deux là, je vais pouvoir vous expliquer. Mais avant tu peux aller poser tes affaires dans la réserve. » Mr Smith me regarde, avec une expression douce sur le visage. « Là-bas ? » Je pointe du doigt la porte par laquelle Morgan était arrivée et il hoche la tête.

Le talon de mes bottines rythme auditivement mes pas alors que je traverse les lieux. Peut-être que je devrais opter pour des chaussures plus discrètes dans les prochains jours. J’observe rapidement les arrières de la boutique et vient déposer mes affaires à proximité de celles que je suppose être à Morgan. J’en profite également pour mettre mon téléphone en mode discret pour ne pas être dérangée dans les prochaines heures, même si ça allait être difficile de ne pas envoyer de messages à Nathan jusqu’à ma pause déjeuner ! Ou même aux filles. Je suis sûre qu’elles ne vont pas me croire quand je vais leur dire que je travaille avec Morgan. Cela fait et mon téléphone rangé dans une poche de mon livre, je reviens vers ma camarade et le gérant des lieux. « Dans les premiers jours, vous allez surtout faire du rangement dans les allées et réorganiser les rayons. Morgan connaît déjà le fonctionnement de la caisse, alors il n’y aura que toi à former Lily. Je pense qu’on pourra le faire tranquillement dans la semaine, mais d’ici quelques jours, vous pourrez tenir la boutique sans moi. » Je hoche la tête en retenant une légère grimace. Ça s’annonçait un peu plus ennuyant que prévu tout cela.

Dans la tête de Morgan tournait un petit mantra ; celui de ne rien montrer et garder le visage le plus neutre possible. Pas question d’exprimer la moindre émotion face à Lily, l’amie des brutes qui s’étaient amusées à la victimiser Simon et elle depuis leur enfance. Lui car avant d’avoir un changement abrupt, il était renfermé, limite ermite, et puis il était devenu exubérant, ce qui ne plaisait toujours pas apparemment. Pour elle, il s’agissait évidemment de son handicap, révélé assez tôt et de son sang chaud qui l’avait déjà poussé à la bagarre plus d’une fois. Peut-être y avait-il d’autres raisons qu’elle ignorait, cependant jamais elle n’irait leur poser la question.

Si elle retenait tout son visage du moindre mouvement face à Lily, c’est bien car elle ne désirait pas qu’elle rapporte à sa petite bande. Ce ne sera qu’une fois sa future collègue et ses bruits de talons parties dans la réserve qu’elle se permet un soupir, enfonçant ses mains dans les poches de sa salopette.

La mexicaine aurait pu se plaindre, râler auprès de leur employeur, mais elle préféra tout garder pour elle, comme toujours. Le soir venu, elle pourrait raconter cela à son frère, et lui dire qu’elle avait bien de la chance d’avoir un travail qui lui plaisait. Sale adulte qui avait sa vie déjà en place. Des fois elle le détestait — ce n’était pas vrai, elle l’aimait bien trop pour cela, il s’agissait de son seul ami au final, après des années à ce qu’il la rejette parce qu’elle prenait sa défense face à des personnes bien plus grandes que lui.

Une fois Lily revenue, et un début d’explication faite, Morgan ne peut retenir une légère fierté étirer ses lèvres du fait qu’elle avait plus d’expérience, rien de bien étonnant par ailleurs. Et le fait que le gérant soit assez confiant pour parler de leur laisser la boutique, lui remue légèrement les tripes. La confiance se faisait rare dans l’entourage de Morgan, car elle passait du coq à l’âne sans vraiment s’en rendre compte, de ce fait oubliait bien des choses — ne pas rendre les clefs de la librairie n’était rien comparé à ce qu’elle pouvait faire. Bien sûr sa famille croyait en elle, lui confiait des tâches importantes quand même, car sa médication aidait à la garder concentrée la plupart du temps.

« Si vous voulez, je peux déjà commencer à ranger pendant que vous lui expliquez la façon de faire ? »

Très sincèrement, Morgan espérait tout simplement pouvoir échapper à la possibilité de former Lily à ce travail, elle souhaitait passer le moins de temps en sa présence si possible. Chacune avec ses responsabilités en fonction du planning. C’est tout ce qu’elle demandait. Ce qui était évidemment un caprice de sa part. Elle désirait mettre son casque et aller ranger les nouveaux livres reçus depuis peu, les découvrir et, possiblement, trouver une nouvelle lecture. La future ingénieure n’avait jamais été très doué en travail de groupe, elle aimait faire à sa façon et ne supportait pas spécialement que quelqu’un de non qualifié lui dicte la marche à suivre — principalement si elle la trouvait faussé, idiote ou incohérente.

Pourtant, malgré tout cela, malgré ce que savait monsieur Smith, Morgan avait un mauvais pressentiment.

« Pourquoi tu ne lui montrerais pas toi ? Ce sera sûrement plus intéressant que si je le faisais moi. »

Coup dur. La mexicaine aurait dû le voir venir, aussi gros qu’une maison, plus cliché que la fin de Lost et trop prévisible pour que ce soit une blague. D’autant plus que le sourire du libraire, qui semblait espérer la voir se faire une amie, ne l’aidait en rien.

« Je ne trouve pas encore de raison de refuser…, marmonna-t-elle de manière assez inaudible avant de reprendre légèrement plus fort, sans pour autant mettre le moindre enthousiasme dans sa voix. Si elle veut. »

Un grognement bourdonna dans sa gorge, ça allait être une plaie. Morgan n’était pas du genre à juger un livre à sa couverture, pourtant Lily ne lui semblait pas être la personne la plus à même de travailler au milieu des livres. Du moins, tant qu’ils ne concernaient pas la mode ou comment faire partie du groupe le plus débile du lycée… Pensait-elle avec amertume.

« Qu’en dis-tu Lily ? »

Un petit espoir naquit dans le cerveau de Morgan, celui que Lily choisisse d’être guidée par l’homme plutôt qu’elle. Après tout, il s’agissait de son métier à lui ! Pas à elle.

Si Morgan avait cru en un Dieu tout puissant, elle se serait probablement mise à prier.

Je ne sais pas si c’était les lieux qui voulaient cela, mais rien de ce que j’entendais n’avait véritablement d'intérêt à mes oreilles. Ranger des livres, dépoussiérer des étagères, tenir une telle boutique, rien de tout cela ne me semblait très folichon. Moi qui rêvais d’un été inoubliable pour marquer la fin du lycée, j’étais un peu, beaucoup déçue. Ce n’était en rien celui que j’avais imaginé et il était fort possible que d’ici quelques mois, je rêve justement de l’oublier. Ce qui était vraiment dommage car depuis la fin des cours, tout avait été si parfait ! Le bal de fin d’année, la nuit magique qui avait suivi entre moi et Nathan, la super soirée organisée le lendemain par Brittany. On avait tous voulu faire de cet été le plus marquant, prévoyant de nombreuses festivités pour les semaines à venir, mais ça allait être plus long que prévu si je devais travailler dans cet endroit sans vie. Et c’était certainement pas Morgan qui allait en apporter… Quant à Mr Smith, au vu de son âge, je n’étais pas certaine qu’il possède la même notion de l’amusement que moi. Pourtant, je ne dis rien, me contente de sourire poliment, telle une jolie poupée. Après tout, je n’avais pas d’autres options de travail, alors c’était ça ou rien. Et je préférais ça à rien, car rien risquait de repousser mon départ pour Milwaukee avec Nathan. Et ça, je ne l’accepterais jamais !

Je prends donc sur moi pour essayer de paraître intéressée par ce qu’on me dit, hochant lentement la tête par moment alors que les choses traînent à démarrer. Je devais être formée sur tout, ce qui ne me surprenait pas, contrairement au fait qu’on voulait confier ma formation à Morgan. Je lui jette un petit coup d'œil, un peu sous tension. Sans la détester ou la juger incompétente je n’étais quand même pas certaine que cela soit une bonne idée. Mais je pense qu’aucune de nous deux ne savait comment dire non sans paraître impolie ou pénible dès le premier jour. Surtout moi. Alors je laisse mes lèvres s’étirer en pensant à quelque chose d’autre, de bien plus agréable. Nathan, mon prince charmant. « Bien sur. Je te suis Morgan. » J’essaye de me faire le plus agréable possible, comme si la situation n’avait rien de problématique ou de gênant. Dans un sourire, Mr Smith hoche la tête. « Si besoin, je vais commencer à ranger les dernières réceptions. » Je le regarde s’éloigner, une moue légèrement renfrognée prenant place sur mon visage une fois qu’il est suffisamment loin. « Par quoi on commence alors ? » Je regarde Morgan, attendant des directives de sa part. Les choses sérieuses allaient enfin commencer, avec encore moins de fun que ce que je pouvais imaginer.

Si son visage n’exprimait rien, Morgan s’imaginait déjà en train de frapper un sac de sable pour passer toute la frustration de ce qui arrivait sous son nez. Elle se permet même de lâcher un juron nahuatl, à peine soufflé entre ses dents serrées.

Dire non ce n’était pas dans les cordes de la poupée de porcelaine peut-être ? Quelle plaie. La mexicaine aurait aimé se faire foudroyer dans l’immédiat, ou kidnapper par des aliens peut-être. Tant qu’ils ne lui refourguaient pas un polichinelle dans le tiroir ça lui allait.

Mais son rêve d’évasion, tel Michael Scofield, s’envolait en même temps que le propriétaire de la librairie. À l’instar de sa collègue indésirée, Morgan pousse un soupir par le nez, en fermant les yeux.

Adieu tranquillité. Son regard, une fois découvert de ses paupières, se pose sur Lily. Quand il fallait y aller…

« Par l’organisation. »

Rien d’intéressant. Tout du moins, Morgan savait apprécier un bon rangement, une bonne organisation, par ordre alphabétique. Rien de réellement poussé non plus, surtout que la plupart du temps elle pouvait oublier son alphabet et ranger dans le mauvais ordre.

Elle contourne le comptoir pour prendre un petit livret, qu’elle temps à l’autre jeune femme.

« Il y a tout dedans si jamais tu es perdue. »

Et sans attendre de répondre, elle commence à lui énumérer toute la façon d’organiser les rayonnages de la librairie. Par genre en premier lieu, puis par ordre alphabétique d’auteur, puis, encore, par ordre alphabétique des titres. Morgan aurait trouvé plus logique de mettre en ordre de sortie mais Monsieur Smith avait sa méthode, elle se devait de la respecter.

Ensuite, elle passe aux rayonnages, qui n’avait pas un ordre précis, mais tout était noté pour qu’elle puisse se retrouver pour savoir comment ranger. Son débit de parole ne se calme pas, et elle semble même l’accélérer sans le vouloir par moment, avec quelques inflexions de voix lorsqu’il s’agissait de quelque chose qu’elle pouvait plus apprécier que d’autres.

Elle termine par la réserve, où tout était en vrac, et il fallait fouiller pour ranger, tout bonnement. Ce n’était pas par là qu’elles devraient commencer, mais avec les livres sur le comptoir derrière la mexicaine. Certains étaient des dons, ou des retours pour diverses raisons. Morgan lui explique qu’il faudra les comptabiliser dans l’ordinateur, le dinosaure que possédait le vieil homme. Pour s’éviter un regard de travers, elle ne la prévient pas qu’elle gardait une trace sur son propre ordinateur portable au cas où celui-ci décèderait d’un vieil âge.

L’explication fournie, Morgan sait qu’elle doit poser la question fatidique, mais elle n’en a clairement pas envie, ça l’agaçait plus qu’autre chose. Elle plisse le nez.

« Je vais les comptabiliser, tu peux voir les rayons pour te familiariser. »

Une voix dans sa tête, celle de Monsieur Smith, la pousse à ajouter quelque chose, qui lui crisperait bien l’estomac.

« Sauf si tu as des questions…? »

Morgan pouvait être salement hautaine quand elle le désirait, et l’idée d’être supérieure à Lily dans ce domaine lui plaisait — elle la pensait bien moins intelligente qu’elle par ailleurs. Pour ce qui était de la culture, elle devait probablement en avoir une, mais différente de la sienne, tout simplement, elle lui laissait au moins cela, par grande bonté.

L'ambiance avec mes collègues n'a rien à voir avec celle du Diner. A ce moment-là, les présentations faites, on aurait déjà dû commencer à rire ensemble, mais il n'en était rien. L'humeur de mes collègues était tout aussi terne que les murs qui nous abritaient, et ça annonçait des journées bien plus longues que prévues. Surtout quand j'allais devoir me retrouver seul avec Morgan. Son visage restait impassible, comme si elle ne ressentait rien. Jamais. A croire qu'elle ne savait ni sourire, ni s'amuser. Vraiment, je regrettais de me retrouver coincer ici tout l'été, mais je n'avais pas le choix si je voulais mettre encore un peu d'argent de côté pour pouvoir suivre Nathan à Milwaukee dès la rentrée. Il me suffirait ensuite de trouver un travail là-bas, et lui et moi, on pourrait pleinement vivre notre histoire en tant que jeunes adultes. Bien sûr, cela inquiétait un peu mes parents de me laisser partir vivre seule dans une grande ville, mais ici, on savait bien que personne ne restait vraiment après le lycée. Les options étaient bien trop limitées. Tout le monde ou presque prévoyait de partir. Certains le temps de leurs études, d'autres prévoyaient de ne jamais revenir. Pour ma part, je ne savais pas dans quelle catégorie j'allais me situer, mais une chose était sûre, je n'allais pas rester non plus. A condition de ne pas abandonner mon poste dans deux jours.

Alors, j'écoute attentivement ce que me dit ma camarade, saisi le carnet qu’elle me tend. A l’intérieur se trouve tout un tas de notes, pour ne pas s’y perdre je suppose, comme un guide du nouveau en soi. Ça allait certainement me servir, car comme pour beaucoup de choses qui ne m'intéressaient pas vraiment, j’avais tendance à ne pas assimiler les informations du premier coup. Mais malgré l’existence du carnet, je l’écoute attentivement. Je préférais qu’on m’explique les choses à l’oral plutôt que d’avoir à les lire. Encore plus si c’était barbant. Comme là. Ce que je ne dis pas. Non, je me contente d’hocher la tête de temps à autre pour montrer que j’avais compris ce qu’on me disait. Le tour de la boutique terminé, on s’arrête rapidement dans la réserve, dans laquelle j’avais déjà constaté le bazar environnant. En espérant qu’on n’allait pas devoir la ranger de si tôt.

On revient au niveau du comptoir, derrière lequel sont entreposés les livres à ranger. Des piles de livres à référencer et à remettre dans les rayons. Et bien je suppose qu’on était parti… « Non, ne t’en fais pas, tout est très clair. Je vais les ranger au fur et à mesure que tu les auras rentré dans l’ordinateur. » Elle avait raison, ça me permettrait de me familiariser avec la boutique et les allées. Je lui laisse le temps d’en rentrer un ou deux avant de les saisir, et de m’éloigner doucement, laissant le bruit de mes talons résonner sur le parquet à chacun de mes pas, brisant la quiétude des lieux, jusqu’à ce que la cloche de la porte se mette à tinter, indiquant l’entrée d’un client. « Bonjour, bienvenue. » Que je lance depuis les allées, même si je ne peux voir de qui il s’agit, cachée par les rayonnages.

Le désintérêt de Lily n’était pas la chose qu’elle cachait le mieux, cependant Morgan s’en fichait pas mal, elle avait autre chose à faire : s’enfermer dans sa bulle et travailler. Rien d’autre, rien de plus. Elle ne voulait pas avoir affaire à l’étasunienne, et espérait qu’elle n’aurait plus besoin de son aide pour le reste de l’été. C’est tout ce qu’elle demandait, pour une fois. Morgan n’avait jamais été douée pour jouer en groupe, que ce soit en sport ou en classe. Souvent seule, elle se trouvait bien meilleure. De toute manière, elle n’acceptait personne dans son entourage scolaire pour les projets, et devait les subir à chaque fois, car il lui demandait toujours de sourire ou de rester concentrée sur une histoire idiote dont elle se fichait pas mal. Des fois il lui arrivait d’écouter son frère ainé déblatérer sur ses romances, ses aventures de la vie mais il était quand même difficile de se concentrer dessus sur toute la durée de l’histoire. Il était bien le seul avec qui elle avait la volonté de se forcer dans la concentration. Et qu’est-ce qu’il lui manquait depuis qu’il avait quitté la maison familiale, elle aurait pu s’enfermée dans une bulle de tristesse juste pour cela.

Alors que Lily confie ne pas avoir de question, la mexicaine retient de justesse un long soupir de soulagement. Maintenant, elle pouvait se planquer derrière le comptoir à remplir les dossiers. Quelque chose qu’elle savait apprécier. D’un mouvement de tête simple elle acquiesce, passant alors derrière. Dans la réserve, elle avait, au préalable, récupéré son ordinateur pour faire la rentrée des données dedans également. Le temps qu’il s’allume — moins d’une minute —, Morgan allume la musique de fond qui accompagnera leur travail dans la librairie. Une symphonie d’ambiance plutôt paisible, rien de très dansant. La librairie était réputée pour son calme, pour avoir une petite capacité et ainsi respecter certains handicaps, comme celui de Morgan.

Derrière son comptoir, cette dernière rentre les nouveaux livres un par un, assez rapidement grâce à son expérience. D’un œil elle vérifie tout de même que l’autre ancienne lycéenne ne se trompe pas d’allée ou de rangée. Pas entièrement pas mesquinerie, juste assez pour pouvoir la reprendre. Mais malgré quelques hésitations, il n’y avait jamais d’erreur. Lily connaissait sûrement bien mieux son alphabet qu’elle.

Lorsque la clochette retentie, Morgan hausse un sourcil. Si tôt, cela ne pouvait être qu’une personne qui cherchait son chemin ou qui ramenait des livres. Tout de moins, c’est ce qu’elle espérait, et pas un membre de la bande d’ami·es de la blonde qui faisait ses premiers pas tel le Bambi des temps modernes.

« Bienvenue. »

Simplement lâché dans un petit souffle, assez audible pour la personne, vers qui elle porte son attention après avoir rentré un nouveau livre dans la base de données. Ses yeux n’ont pas le loisir de s’écarquiller, car il s’agit bel et bien d’une personne qui cherche son chemin. Avec politesse, elle lui indique le lieu qu’il désire visiter sur sa carte, tout en lui donnant quelques explications pour s’y rendre. Le tout avec un sourire poli qui avait étiré très légèrement la commissure de sa lèvre gauche. Perdue dans son explication et répondant aux questions du visiteur, elle n’a pas entendu la porte s’ouvrir de nouveau, et n’aura pas le loisir de découvrir le ou les nouveaux arrivants de la librairie.

Curieuse, je stoppe mon rangement pour essayer de voir la personne qui venait d’entrer dans la librairie. Je tente de regarder par-dessus les livres, au travers des étagères, mais ce n’est pas comme la bibliothèque du lycée. Ici, la structure est en bois, assez solide, et pas du tout ajourée comme les étagères métalliques qui supportaient le poids des modestes livres que possédait le lycée. Alors je suis obligée de me stopper, d’aller discrètement au bout de l’allée pour observer la personne qui venait d’entrer discuter avec Morgan. Apparemment, ce n’est pas un client. Je le devine à la carte dans sa main et aux mots que cette personne échange avec Morgan.

Ma curiosité satisfaite, j’allais me remettre à travailler, mais la porte s’ouvre de nouveau pour cette fois laisser entrer des silhouettes que je connais bien. Brittany et quelques amies. Je les accueille avec un large sourire et une voix bien plus enjouée alors que je quitte mon rayon pour me rapprocher d’elles. « Coucou les filles ! » C’est avec le même enthousiasme qu’elles me répondent, détaillant les lieux par des regards curieux. Elles n’ont plus n’avaient pas dû mettre les pieds ici depuis des années. « On est venue voir si tu n’avais pas été enseveli sous les livres, comme tu ne réponds pas aux messages. » Je secoue la tête, amusée par leur remarque. Mais c’est vrai que mon téléphone laissé dans la réserve, je n’avais même pas pu voir leurs messages. « Je n’ai pas vraiment le droit de l’avoir ici. Mais je vous répondrai à ma pause. » Elles hochent la tête tout en continuant leur exploration silencieuse, jusqu’à ce que Brittany pose son regard sur le comptoir, derrière lequel se trouve Morgan. «  Je rêve où c’est Ramirez-Rey ? Elle travaille ici avec toi ? » Au vu des informations que je possédais, j’aurais plutôt dit que c’était moi qui travaillait ici avec elle, même je me contente de hocher positivement la tête sans apporter de corrections. Je peux voir un sourire mesquin se dessiner sur les lèvres de mon amie, ce qui ne me plait pas vraiment. Quand elle avait cet air sur le visage, c’est qu’elle avait une idée en tête. Mais là, quoiqu’elle décide de faire, ça se répercuterait sur moi aussi. Seulement, c’est mal connaître Brittany que de penser pouvoir l’empêcher de mettre ses idées parfois diaboliques à exécutions.

Elle attend quelques minutes que la personne discutant avec Morgan termine et quitte la boutique pour s’approcher à son tour du comptoir. Moi, je préfère rester à l’écart avec le reste des filles, observant silencieusement la scène. Je ne sais pas ce qu’elle manigance, mais je ne suis pas vraiment rassurée. « Bonjour Morgan, ne te dérange pas pour moi, je voulais juste emprunter un livre. Celui-ci. » Elle désigne le dernier livre d’une pile se trouvant sur le comptoir avant de tirer dessus pour le saisir, faisant tomber tous ceux se trouvant dessus de part et d’autre du comptoir, et sur Morgan, je suis presque certaine, volontairement. « Héé ! T’aurais pu faire attention Bri’, c’est moi qui vais devoir ramasser maintenant. » Elle s’excuse pour la forme, mais je vois bien à son sourire qu’elle est plutôt fière d’elle.