"- Oui merci, ton..."

...lit est d'un confort sans égal, allait-elle répondre sans réfléchir avant de se retenir de justesse. C'était moins une. Pour masquer sa confusion, elle détourna momentanément la tête vers les murs de la salle, tapissés de cartes pour la plupart illisibles pour une novice comme elle.

"- ... ton charmant second s'est déjà chargé de s'assurer que je ne manquais de rien", assura t-elle avec un sourire qu'elle espérait suffisant pour dissimuler son malaise.

Quinze jours.

Cette information ne quittait plus sa tête depuis que Bartolomé le lui avait annoncé. Il lui semblait que finalement, rien n'était vraiment gagné. Qu'à l'issue de ces quinze jours, il n'était pas exclu qu'ils en arrivent à la conclusion que cette vie n'était pas faite pour eux. Ou qu'ils finissent de nouveau par ne communiquer qu'à coups de monosyllabes et de regards exaspérés. Elle aurait voulu plus de temps. Ne pas avoir de temps imparti, pas encore un ultimatum avant lequel ils devaient se décider. Elle n'était pas prête. Pas prête à déjà devoir se confronter à la dure réalité. Pourtant peu à peu, elle sentait sa raison reprendre le dessus. Et les prochains jours ne s'annonçaient pas être un long fleuve tranquille.

Elle fit quelques pas en direction de la table où s'étalait une carte qu'Orion examinait avant son arrivée. Elle en profita pour observer brièvement le grand brun. Lui aussi semblait avoir retrouvé un semblant de rationalité. Il paraissait moins fébrile que la veille. Cet air serein qu'il arborait lui seyait bien mieux au visage que le masque de fer auquel elle était habituée. Avec curiosité, elle se pencha à son tour sur le schéma complexe des arches qui s'étalait devant ses yeux. Ainsi, ses pensées étaient de nouveau occupées.

La carte qui trônait au milieu de la table était bien plus belle et détaillée que celle de son père. Erika y laissa trainer les yeux, découvrant des Arches mineures qui n'apparaissaient pas sur la seule carte qu'elle avait sérieusement étudié. Il y avait tout un tas de détails qui lui échappaient ou dont elle ne comprenait pas le sens.

Quinze jours.

Elle avait très envie de mettre les pieds dans le plat. De lui demander le fond de sa pensée. Ce qu'ils étaient censés faire exactement ces quinze prochains jours. Pensait-il encore ce qu'il lui avait dit hier soir ? A peine croyait-elle avoir retrouvé le bonheur que déjà, elle se sentait assaillie de doutes. Et dans un coin de sa tête, elle avait toujours tant de questions en suspens pour lui. Elios ? Astréos ? Le reste ? Un instant, elle regretta de ne pas avoir profité de les lui poser hier. Elle brûlait d'envie de le faire maintenant.

Mais elle n'en fit rien. Si elle le brusquait, elle savait d'office ce qui l'attendait. Colère, mutisme, cynisme. Hier encore elle en avait fait les frais. Dans ces situations, elle ne savait pas par quel bout le prendre. S'ils retombaient dans leur spirale infernale de discorde, elle ne donnait pas cher de leur récente accalmie. Et en ce cas, le rêve n'aura duré que le temps d'une nuit.

Alors à la place, elle aborda la question d'un angle indirect, sous couvert de légèreté, les yeux toujours rivés sur la grande carte.

"- Alors, quel est notre itinéraire Capitaine ?"

Evidemment. Le « charmant second » était de retour aux petits soins pour Erika. Orion s’en serait offusqué, mais il savait qu’il n’avait aucune raison d’être jaloux de Bart. Parce que Bart était son ami et ne ferait jamais rien pour lui nuire. Parce qu’il savait désormais ce qu’étaient les sentiments d’Erika à son égard. En était-il absolument certain ? Visiblement, l’un comme l’autre avait choisi la sécurité du terrain neutre et de la légèreté. Craignait-il les réactions de la jeune femme ? Craignait-elle ses réactions à lui ?

Erika s’approcha et se pencha sur les cartes déployées sur la table. « Capitaine ». La dernière fois qu’elle avait utilisé ce qualificatif pour le désigner, c’était d'un féroce cynisme. Pour bien marquer la différenciation entre le capitaine de l’aérostat venu la chercher pour l’emmener loin de son arche et des siens et elle, la simple passagère, voire « l’otage », comme elle s’était elle-même qualifiée à l’occasion, arrachée à ses proches. Cette fois, pourtant, l’intention était bien différente. Que ce soit voulu ou non, il y avait quelque chose de bien plus séducteur dans l’appellation. Il ne savait pas s’il s’habituerait bien plus à l’entendre l’appeler comme ça.

Orion se releva et passa derrière la petite brune, l’enveloppant de ses bras. Il appuya une main sur le rebord de la table et de l’autre, saisit une carte de navigation qu’il ramena au centre, juste devant eux. La tête par-dessus son épaule, il se mit à lui montrer les lignes qui reliaient, à partir de Zéphyr, ce qui ressemblait à autant d’îles qui parsemaient la mer de nuages. Les arches majeures y étaient assez reconnaissables. Parmi elles étaient représentées une myriade d’ilets plus petits figurant la multitude d’arches mineures qui s’étalaient entre les plus grandes d’entre elles. Il lui expliqua les escales prévues, lui donna le nom de tous ces points par lesquels ils transiteraient. Les arches sur lesquelles ils accosteraient et celles où ils ne feraient qu’un bref passage pour déposer ou collecter du courrier en vol. Il ne s’attarda pas sur Babel. Il préférait ne pas faire cas du point qu’il avait si bêtement rendu fatidique. Dans le même esprit, il lui évoqua quelques distances qui séparaient les différentes arches entre elles, mais ne s’attarda pas sur la durée de voyage que cela représentait. Quinze jours. Ils avaient quinze jours ensemble devant eux. Le temps leur était compté. Mais il ne comptait aucunement mettre la pression à Erika.

A mesure qu’il parlait, Orion s’enivrait progressivement de sa proximité et de son odeur. Ses cheveux lâchés lui chatouillaient le menton et la joue. Son parfum saturait délicieusement ses narines. Il pouvait sentir sa poitrine se soulever et s’abaisser au rythme de sa respiration, et la douceur de sa peau lorsque leurs bras se frôlaient. S’il s’éternisait trop longtemps dans cette position, il ne répondrait plus de rien. Aussi, bien qu’à contrecœur, il s’écarta légèrement de la jeune femme, prétextant de rouler une carte pour la ranger dans son étui. Quelque chose en lui se révolta d'avoir ainsi rompu le contact.

- Je crois qu’il était question d’un interrogatoire mis en suspens hier soir, reprit-il, le souffle plus court qu’il ne le pensait. Que souhaitais-tu savoir ?

Lorsqu'Orion passa derrière elle pour lui montrer l'itinéraire sur une carte, Erika sentit un frisson lui parcourir l'échine. Elle se força néanmoins à rester concentrée sur les explications du grand brun.

Le parcours prévu passait par de nombreuses Arches mineures, et certaines dont la jeune fille n'avait jamais entendu le nom. Il lui apprit qu'ils transiteraient par certaines Arches majeures, sur lesquelles ils accosteraient complètement. Erika hocha doucement la tête, quelque peu soulagée de savoir qu'elle pourrait se dégourdir les jambes sur la terre ferme de temps en temps. Elle nota également comme le jeune homme évitait soigneusement toute mention de la durée du trajet, et comme il ne s'attarda pas sur l'escale à Babel. Que devait-elle en déduire ? Devait-elle en déduire quoique ce soit tout court ?

Mais plus Orion s'enfonçait dans ses explications et plus la brunette sentait sa rationalité s'envoler. Plus que les paroles qu'il enchainait, c'était son souffle qu'elle entendait si proche de son visage. Plus que le sens de ses mots, c'était la vibration du ton de sa voix. La conscience d'avoir son corps qui l'enveloppait entièrement. Son coeur qui battait la chamade. Etait-ce celui d'Orion ou était-ce le sien ? La brunette tenta une nouvelle fois de reporter son attention sur la carte, mais la chose devenait de plus en plus difficile. Il lui aurait suffit de tourner la tête légèrement et...

Le capitaine se détacha d'elle et Erika eut l'impression de revenir à elle après une longue apnée. C'était peut-être même véritablement le cas. Il n'était pas impossible qu'elle ait oublié de respirer tout ce temps. Profitant d'être dos à Orion, elle inspira une longue bouffée d'oxygène et sentit ses épaules se détendre. Elle s'était inconsciemment agrippée au rebord de la table et ses doigts en étaient endoloris. Elle fronça des sourcils. Après la nuit reposante qu'elle venait de passer, il lui était difficile de mettre son état émotionnel sur le compte de la fatigue.

Orion reprit la parole derrière elle, et quelque chose dans sa voix réveilla les frissons qui lui avaient parcouru l'échine un peu plus tôt. Elle se retourna et mit quelques instants à remettre de l'ordre dans ses pensées. Un interrogatoire ? Mais oui bien sûr, le pourquoi du comment de cette scène improbable à l'hospice. Finalement, elle n'aura même pas eu à trouver comment aborder le sujet, Orion s'en était chargé pour elle.

Elle retrouva un air plus grave, et s'adossa contre la table pour lui faire entièrement face, les mains sur le rebord de table, de part et d'autre de son corps.

Ce qu'elle voulait savoir ? Tout. Tant de choses. Ce qu'il lui était exactement arrivé après son départ précipité aux côtés d'Alba. Ce qu'il avait fait durant ces deux interminables mois. Avait-il eu une moindre pensée pour elle ? Et sa Guilde avait-elle tenté quoique ce soit contre lui ? Et contre elle ? Et son père alors ?

Ne pas le noyer sous les questions. Ne pas le brusquer.

La raison reprenait le dessus. Elle finit par choisir la question la plus rationnelle qui soit. Libre à lui de développer s'il le souhaitait.

"- Dois-je encore m'inquiéter d'Elios, d'Astréos, ou de n'importe qui d'autre qui en aurait après mon... notre pouvoir ?"

Erika avait pris appui sur la table et arborait un air bien plus sérieux. Orion reprit sagement place sur le tabouret et garda raisonnablement ses distances.

- Je ne suis malheureusement pas en mesure de répondre « non » à tout, mais pour ce qui est d’Elios, il croupit actuellement au fin fond d'une geôle polaire, la rassura Orion. Quant à notre « ami » l'ambassadeur, il ne dispose plus d'aucun pouvoir de nuisance. Il a été condamné à la Mutilation.

A la tête que fit soudain Erika, Orion se rendit compte que sa tournure de phrase pouvait prêter à confusion.

- Le faux ambassadeur, je veux dire. Celui du mariage.

Il bredouilla. S'il y avait un sujet qui l'aurait préféré ne pas remettre sur la table, il s'agissait du mariage. À un moment ou un autre, maintenant que ne pesait plus de menace particulière pour leurs existences, il savait qu'il faudrait que se pose sérieusement la question du lien qui les unissait légalement. Orion ne se sentait pas prêt à aborder le sujet de lui-même. Pas maintenant. "Ne me quitte plus jamais", lui avait-il dit. Il avait envie de se taper la tête contre un mur. Et pourtant elle était là, soufflait la toute petite voix dans sa tête.

- Pardon, reprenons les choses dans l'ordre, recommença-t-il après s'être éclairci la voix. En réalité, il n'y a qu'un seul ambassadeur au Pôle, celui qui réside au Clairdelune. Celui-là se porte toujours à merveille...

« ... même s'il a fait savoir que ton départ précipité l'avait attristé », se retint-il d'ajouter.

Que ce soit par curiosité intéressée parce qu'il se demandait comment Erika avait pu de volatiliser de l'arche ou par sincère affection pour la jeune femme, il n'aurait su dire. Mais dans un cas comme dans l'autre, le résultat lui avait déplu. Archibald était tout ce qu'Orion n'était pas. Charmant, séducteur, diplomate - quand ça l'arrangeait -, charismatique, blond. « Et pourtant c'est toi qu'elle a choisi », ronronna une petite voix intérieure.

- L'autre était bien un membre de la Toile, un cousin d'Archibald qui a usurpé ses fonctions. Avec la chance qu'aucun de nous n'ait été assez familier du fonctionnement de la cour du Pôle ni plus simplement de l'identité même du véritable ambassadeur pour le savoir.

Sur ce point, Orion s'était longtemps flagellé intérieurement. S'il avait eu l'appétence de Bartolomé pour les mondanités, il aurait pu détecter bien plus tôt la supercherie. Peut-être que rien de tout cela ne se serait produit. Puis il se rappela le comité d'accueil à leur arrivée sur Zéphyr, les Pégases en arme, et dû admettre qu'à part plus de tentative de rébellion et de répression dans la douleur, le résultat aurait été peu ou prou le même.

- Quand ça s'est su, il a été arrêté. A la cour de Farouk, ce type de trahison vaut à son auteur le retrait définitif de ses pouvoirs.

« Pire que la mort » avait dit Clairemonde, la sœur d'Archibald. Un désagréable frisson lui parcourut l'échine. Il préférait un million de fois des pouvoirs défaillants à plus de pouvoir du tout. Orion repensa aux paroles d'Alba qu'Erika lui avait rapportées la veille : « Elios est prêt à tout ».

- Je peux essayer de me renseigner pour savoir ce qu'il advient de l'un comme de l'autre, par sécurité, ajouta-t-il.

Il avait gardé quelques contacts sur le Pôle. Ou bien Erika pourrait directement écrire à Archibald qui serait certainement ravi d'avoir de ses nouvelles, grinça intérieurement la petite voix insidieuse de la jalousie. C'était lui qu'elle avait choisi, mais pour combien de temps ?

Orion chassa cette pensée désagréable. Il ferait tout ce qui serait nécessaire pour achever d'apaiser l'esprit de la brune. Même s'il n'avait pas voulu en faire cas - il avait pris sur lui -, le reste des propos de sa mère ne lui avait pas échappé non plus. La fenêtre d'opportunité ne s'était jamais vraiment fermée pour Erika. Elle disposait encore de son "joker" pour Arc-en-Terre. Elle pouvait donc toujours disparaître du jour au lendemain si elle le souhaitait, avec la certitude qu'Orion lui-même ne pourrait jamais la retrouver. Il était sur le fil. Ne pas la brusquer. Ne pas l'effrayer. Se soumettre à sa volonté. Si c'était ce qui l'empêcherait de repartir. Le grand brun ne se leurrait pas. Il était ce qu'il était. Irascible. Tôt ou tard la bulle rose dans laquelle il se trouvait actuellement crèverait. Une ombre fugace passa sur son visage. Il reporta son attention sur son sujet de préoccupation du moment.

Il expliqua à Erika comme Astréos et Sélène étaient devenus introuvables. De là à les considérer comme une menace ? Il ne savait honnêtement pas quoi en penser. En tout cas, le grand brun n’avait pas cherché à dissimuler sa présence au cours des deux derniers mois et rien ni personne n’avait tenté de s’en prendre à lui. A en croire ce que lui avait dit Erika la veille, elle-même n’avait pas non plus été ennuyée. Pour autant, si on avait cherché à la traquer, sa famille aurait certainement été mise sous surveillance.

- À mon humble avis, ils ont disparu de la circulation pour leur propre sécurité, pas pour se regrouper et tenter autre chose. Mais je peux bien évidemment me tromper.

Il fit une pause pour réfléchir.

- Je ne vois honnêtement pas qui d’autre pourrait en avoir après ce pouvoir. Du moment…

« … que l’on reste ensemble, il ne devrait rien nous arriver ». Voilà comment il aurait souhaité finir cette phrase. Rester ensemble. Parce que c’était à son sens le meilleur moyen de la protéger. Parce qu’il pourrait veiller sur elle et… Ce ne furent pourtant pas les mots qui quittèrent ses lèvres.

- … qu’aucun d’entre nous ne se fait remarquer, tout devrait bien se passer.

A la mention de la Mutilation de l'Ambassadeur, Erika écarquilla les yeux de surprise, mêlé à de l'horreur. Elle lâcha un "oh" rassuré en comprenant qu'il ne s'agissait pas là d'Archibald mais bien d'un des illuminés qui avait été présent à la cérémonie. Mariage était un mot bien fort pour ce que ç'avait réellement été. Elle ne comprenait toujours pas bien l'étrange personnage qu'était Archibald, mais elle ne lui souhaitait certainement pas un sort aussi terrible.

Dans tous les cas, elle était partiellement rassurée. Elios croupissait en cellule, et le simple fait de l'entendre lui retira un poids colossal des épaules. Elle hocha pensivement la tête en écoutant le reste des explications d'Orion. Devaient-ils réellement chercher à se renseigner sur Astréos et Sélène, s'ils avaient complètement disparu de la circulation ? Elle n'en était plus si certaine. Elle rejoignait l'avis du grand brun quant au fait qu'ils aient disparu pour leur propre sécurité, au vu des manigances qu'ils avaient l'air d'avoir élaboré dans le dos d'Elios.

"Ne pas se faire remarquer". C'était donc la meilleure stratégie selon lui. Erika prit le temps d'y réfléchir, laissant le silence retomber entre eux deux. Dans ce cas, est-ce qu'Arc en Terre était la solution rêvée pour elle ? Mais une partie de son esprit refusait l'idée de s'éloigner du zéphyr à nouveau. Mais était-ce seulement réaliste ? Elle détestait l'idée d'être coincée sur une Arche pour le restant dans sa vie sans retour en arrière possible. Sans lui aussi, lui souffla une petite voix angoissante. Une très grande cage dorée en quelque sorte. Elle venait tout juste de s'échapper de la cage qu'était devenu Sidh, et elle comptait bien profiter de sa liberté fraichement retrouvée. Arc en Terre n'était pas pour tout de suite.

"- Merci, fit-elle simplement au bout d'un moment. J'avais besoin d'entendre tout ça je crois."

Il avait finalement répondu à beaucoup de ses questions. Mais il n'avait pas fait mention de comment lui, avait vécu tout ça. Comment ces derniers mois avaient été pour lui. Elle, lui avait tout raconté, et sans filtre. Elle aurait aimé savoir ce qu'il en avait été de son côté. Lentement, elle se détacha de la table à laquelle elle était toujours adossée, et s'approcha du tabouret sur lequel s'était assis le jeune homme. Elle allait tenter d'être le plus douce possible, pour ne pas le brusquer. Pas tout de suite.

"- Orion, je...

- Hum hum."

Un petit toussotement près de la porte la fit sursauter et elle retira brutalement la main qu'elle avait instinctivement tendue vers Orion. Elle se maudit intérieurement de ne pas avoir pris la peine de refermer cette porte. Comme une gamine prise en faute, elle tourna la tête en direction du bruit, et découvrit un équipier a l'air visiblement très mal à l'aise qui dansait d'un pied à l'autre en fixant le bout de ses souliers.

"- Capitaine, Parnasse en approche."

Déjà ? Combien de temps s'était-il écoulé depuis qu'elle était entrée dans cette salle ? Mais après tout, comme le grand brun le lui avait montré plus tôt, Parnasse était une petite Arche mineure pas très éloignée de Zéphyr et il n'était pas étonnant qu'ils en soient déjà proches, surtout qu'ils avaient décollé à l'aube.

Avec un petit signe de la tête pour Orion et pour son équipier, Erika attrapa la tasse de café qu'elle avait laissé sur un coin de la table et sortit un peu précipitamment de la salle. Evidemment, elle ne pourrait pas accaparer le capitaine toute la journée, son équipage avait besoin de lui. Alors pour tuer le temps, la brunette retourna à sa cabine et entreprit d'écrire à sa soeur. Elle le lui devait bien. Après tout, sans elle, elle serait passé à côté de sa très probable unique chance de le retrouver. Et malgré toutes les incertitudes qui s'accumulaient déjà dans son esprit, elle n'arrivait pas à trouver un seul motif de regret.

Elle fit savoir à Bertille qu'elle comptait toujours se rendre sur Babel, et qu'elle y séjournerait comme prévu. Elle avait besoin de ce temps avec Emile, le seul qui pouvait comprendre la douleur d'avoir été exclus des affaires de leur père. Ensemble, il leur serait plus facile de surmonter cette douloureuse épreuve. Elle la pria de ne pas informer leurs parents de ses petits changements d'itinéraire. Ils avaient déjà bien assez de soucis à se faire, et elle savait que pour eux, Orion était avant tout celui qui avait plongé leur fille dans un enchevêtrement de complots - bien que lui-même n'y soit absolument pour rien. Elle lui promit de lui écrire dès qu'elle arriverait sur Babel. Elle ne s'étala pas plus sur ses doutes, ou ses états d'âme. Elle-même n'était pas encore assez au clair pour les mettre sur papier.

Une fois satisfaite de son mot, elle le remit soigneusement à la seule personne à qui elle faisait confiance pour ne pas le lire dès qu'elle aurait le dos tourné : Bartolomé. Le petit homme avait beau avoir des défauts à sa manière, elle était persuadée qu'il ne se permettrait pas de s'introduire ainsi dans sa vie privée. Le capitaine second lui assura que le courrier serait envoyé dès leur prochaine escale.

Une fois le courrier remis, Erika se sentit gagnée par la bougeotte. Elle se voyait mal retourner sagement s'enfermer dans sa petite cabine. Alors, bravant l'angoisse des regards de travers, elle décida d'aller observer le paysage par la passerelle. Peut-être y avait-il une raison pour laquelle Orion trouvait sa chère passerelle si fascinante.

Le Boréal était en approche de l’arche qu’il était difficile de qualifier autrement que de bucolique. Parnasse était une sorte de grande colline à deux cimes et aux pentes douces qui semblaient s’alanguir nonchalamment jusqu’aux rivages de l’arche. Perchée sur les hauteurs, sur son versant méridional, la petite ville de Delphi était aisément reconnaissable, avec son camaïeu de toitures de tuiles ocres. Plus loin en contrebas, on pouvait entrapercevoir, encaissé dans le vallon qui séparait les sommets, un lac serpentin aux eaux turquoise sur les rives duquel se repaissaient des cheptels de bétail indolent entre quelques bâtisses de pierre éparses.

La station avait été installée au bout d’un éperon rocheux à proximité de la ville, qui surplombait la vallée. Quand l’aérostat y serait amarré, il continuerait à flotter au-dessus du vide. Orion savait qu’il fallait se méfier à la descente d’un pan de falaise particulièrement traître, en particulier lorsque les conditions météorologiques se dégradaient. Quelques vents contraires venaient se rebondir sur le mur de roche et générer des turbulences qui pouvaient risquer de pousser le ballon vers les roches acérées. Une fois cet écueil passé, le reste de la descente se faisait tout en douceur et l’appareil était d’ailleurs abrité des éléments.

Orion s’apprêta à reprendre la manœuvre. Il sentit poindre le début d’un picotement entre ses deux sourcils. Par habitude, désormais, il posa deux doigts sur sa tempe gauche et pressa fermement. Il inspira et souffla lentement, comme il avait appris à le faire pour se calmer et ralentir son rythme cardiaque. Un léger vent descendant se forma au-dessus de l’aérostat et l’accompagna, le poussant gentiment jusqu’à la station. Les conditions étaient clémentes, mais le capitaine restait vigilant. Tant que le vaisseau n’était pas amarré…

Il était tellement concentré sur sa tâche qu’il n’en remarqua pas qu’il avait un public. Le Boréal vint prendre place le long du quai et les amarres furent mises en place et sécurisées. Orion fit ajuster les pressions dans les ballons pour stabiliser l’appareil à la bonne altitude à quai. Il jeta un rapide coup d’œil à son manifeste, même s’il le connaissait déjà par cœur. Ils avaient du fret à débarquer et trois passagers et du fret à récupérer. Ils redécolleraient le soir même, un peu avant le coucher du soleil. Bart gérait les formalités.

Satisfait, le brun se retourna pour quitter la passerelle et découvrit Erika. Il avait réussi, une fois, au tout début, à la convaincre de venir en passerelle. Il savait qu’elle ne comprenait pas la passion qu’il pouvait avoir pour cette vie. Il avait voulu lui montrer le ciel nocturne entre les arches et avait surtout réussi à la faire fuir. La voir là, de sa propre volition, était un spectacle qui valait amplement l’arrivée sur une arche si belle que Parnasse. Il lui adressa un léger sourire.

Orion se rappela qu’Erika avait essayé de lui dire quelque chose un peu plus tôt, juste avant qu’ils ne soient interrompus. Il ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Il hésitait. Fallait-il la presser ou attendre qu’elle reprenne la parole d’elle-même ? Il s'apprêtait à tout de même lui demander ce qu'elle avait voulu lui dire quand Bart déboula sans cérémonie en passerelle.

- Orion, il y a un souci sur la cargaison.

La mine grave de son second capitaine n'augurait rien de bon. Le grand brun articula des excuses silencieuses à Erika et, mine soudain renfrognée, suivit son acolyte.

- Comment ça un souci sur la cargaison ? Tempêta-t-il.

Face à lui, le contremaître, qui arborait l'insigne zéphyrien des Consignataires, ne sourcillait pas. Il avait à la main un grand cahier rigide et, du bout de son stylo, pointait alternativement deux lignes différentes sur son registre.

- Je suis navré, Capitaine, mais j'ai un chargement qui n’arrive que demain matin. Il est de la plus haute importance qu'il puisse partir avec vous. Le prochain passage n’est prévu que dans une semaine. Il ne peut pas patienter aussi longtemps.
- Demain matin ? Répéta Orion, visiblement irrité.
- Demain matin, huit heures sans faute.
- Ça veut dire passer la nuit ici, soupira le capitaine à l'attention de son second plus qu'à celle du contremaître qui le gratifia tout de même d’un haussement d’épaules.
- Ça veut dire passer la nuit ici, Cap', lui confirma Bart, qui affichait pour sa part un incompréhensible sourire, comme s'il était... heureux que l'escale se prolonge.

Orion poussa un long soupir exaspéré et fit demi-tour en direction de la coupée, Bart sur ses talons. Il savait que cela ne servait à rien d'essayer d'argumenter avec le contremaître. Les Consignataires étaient parfaitement inflexibles. Le petit homme, accélérant le pas, tenta tant bien que mal de remonter à son niveau, mais les enjambées du Zéphyr étaient bien plus grandes que les siennes.

- Tu sais, commença-t-il, il y a un lac très pittoresque à l'est de la ville, en contrebas. Je suis sûr que mademoiselle Erika serait ravie de visiter un peu l'arche plutôt que de passer une journée oisive sur le Boréal. Elle n’est pas comme nous, je ne suis pas convaincu qu’elle s’accommode aussi aisément des heures d’attente et des espaces confinés.

Sans ralentir la cadence, Orion lui jeta un regard en coin suspicieux.

- Je connais un charmant gîte tout près du lac qui permettrait d'y passer la nuit pour revenir à temps pour la fin du chargement demain matin, poursuivit-il du même ton détaché, arborant néanmoins un sourire de connivence. Je me charge de lui en parler si tu le souhaites.

Orion pila net et Bart, qui trottinait pour le rattraper, manqua de lui rentrer dedans. Il se retourna et le gratifia d'un regard glacial.

- Bon, bon, je disais ça comme ça, hein.

Il comprenait.

- Je te laisse lui dire alors et je vous fais préparer un panier pour le déjeuner.

Ah, non, il ne comprenait rien du tout.

- Je te hais, Bart.
- Ah, et pour le dîner, ils font un navarin d'agneau dont tu me diras des nouvelles, lui lança-t-il en s'éloignant à son tour.

Orion grommela. S'il ne faisait pas confiance à son second, il l'aurait presque soupçonné d'avoir fait exprès. Bart avait l’air de se délecter un peu trop de la situation.

L'Arche de Parnasse ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait déjà vu. Le paysage rural qui se dessinait face à elle évoquait une atmosphère paisible et sereine, comme une sorte de grande colline verdoyante qui flottait dans les airs. Le ciel tout autour y était d'un bleu pur qui contrastait agréablement avec les couleurs de l'Arche. Elle y discerna même un lac aux allures pittoresque un peu plus loin. C'était la première fois qu'elle voyait une Arche mineure d'aussi près, et il y avait quelque chose d'adorable à l'aspect miniaturisé de l'îlot. Elle sentit ses jambes la démanger. Elle serait bien aller marcher un peu sur le flanc des collines, ou le long du lac. Mais ils n'étaient censés faire qu'une brève halte ici, comme le lui avait expliqué Orion plus tôt dans la journée. Pour cette fois-ci, elle était condamnée à observer le paysage par la passerelle uniquement.

Tandis qu'elle se perdait dans sa contemplation, elle aperçut Orion du coin de l'oeil, qui semblait en avoir fini avec les manoeuvres d'amarrage. Il lui adressa un petit sourire, qu'elle lui retourna. La vue du paysage enchanteur l'avait mise de bonne humeur. Le grand brun sembla vouloir s'approcher pour lui dire quelque chose, mais il fut interrompu par l'apparition en trombe de son second. Décidément, ils s'étaient tous donné le mot aujourd'hui.

Erika fronça les sourcils en les observant s'éloigner, s'agitant tous les deux à propos d'un souci de cargaison. Elle espérait qu'il n'y avait rien de grave. Elle avait eu sa dose d'arrivés mouvementées.

Mais le souci semblait s'éterniser. A tout hasard, la brunette accapara un jeune garçon qui passait par là et s'enquit de l'état de la situation. Il l'informa alors qu'à la suite d'un changement de dernière minute, ils devraient finalement passer la nuit à Parnasse avant de repartir le lendemain matin. Erika eut une moue dubitative. Elle prendrait du retard, et son frère risquait de s'inquiéter. Par mesure de prudence, elle retourna à sa cabine pour lui griffonner un petit mot, l'informant du contre-temps. Elle le savait très à cheval sur la ponctualité, et elle ne doutait pas qu'il s'inquiéterait au moindre retard de sa part. D'autant plus, réalisa t-elle en ajoutant une phrase sur le papier, il l'attendait à bord du Vendavel et non du Boréal. J'aurai tant de choses à te raconter, conclut-elle avant de signer la missive.

Elle déboula dans les coursives à la recherche du capitaine second. Tout en déambulant parmi les équipiers qui terminaient le déchargement, elle se sentit particulièrement inutile. Quitte à passer quasi deux semaines à bord, elle devrait peut-être demander à Orion de lui assigner une quelconque tâche. Au moins, elle ne passerait pas ses journées à errer sans but à travers les coursives. Si cela ne l'avait pas forcément dérangé lors de sa première traversé, la présente s'avérerait être beaucoup plus longue et Erika s'inquiétait de devenir folle à force de n'avoir rien à faire. Et elle avait trop de pensées confuses à ruminer. Elle se promit d'en parler au grand brun à l'occasion, ce n'était pas le travail qui devait manquer sur ce paquebot volant.

Tandis qu'elle atteignait de nouveau la passerelle, la jeune fille réalisa que ce contre-temps lui avait également gagné un jour de sursis. Un jour de plus pour décider ce qu'ils voulaient ou ne voulaient pas. Une sensation désagréable l'envahit à la poitrine.

"- Bartolomé je vous cherchais", l'interpella t-elle soudain en apercevant la silhouette du petit homme.

Elle lui remit le message pour son frère, en s'excusant pour les multiples courriers. Le second ne lui en tint pas rigueur et lui assura qu'il l'expédierait en même temps que l'autre lettre. Il semblait étonnamment pressé de lui fausser compagnie, et il repartit dans l'autre sens d'un pas rapide après l'avoir saluée.

"- Oh et, Bartolomé, ajouta t-elle tandis qu'il s'éloignait déjà, sommes-nous autorisés à débarquer ?

Le petit homme se retourna brusquement, la fixa hilare, avant d'éclater purement et simplement de rire. Erika le dévisagea comme s'il avait perdu la tête.

- Vous n'avez qu'à demander au Capitaine !" Lança t-il avant de disparaitre au bout de la passerelle.

Déroutée, Erika resta plantée sur place, puis finit par hausser les épaules. Elle pivota sur ses talons et manqua de rentrer dans la silhouette imposante d'Orion. Elle recula d'un pas, surprise. Etait-ce lui qui avait déclenché l'hilarité de Bartolomé ?

"- Tu tombes bien, reprit-elle presque immédiatement. Ton second vient justement de me renvoyer vers toi..."

Orion était tiraillé par deux sentiments contraires : d'une part,  la contrariété de devoir perdre du temps sur un voyage à peine entamé, et d'autre part, la satisfaction de gagner par la même occasion un peu de temps supplémentaire en compagnie d'Erika. Leur temps était compté. Il avait beau grommeler tout ce qu'il voulait, il savait qu'au fond, Bart avait entièrement raison. Il ne garderait pas Erika oisive indéfiniment à bord de l'appareil. Qui plus est, maintenant que le sujet du chargement était repoussé au lendemain, il n'avait littéralement rien d'autre à faire qu'attendre. Pour le principe, le grand brun grommela encore.

Il était encore plongé dans ses pensées quand la silhouette de la jeune femme sembla apparaître de nulle part, juste devant lui.

- Bart ? Qu'est-ce que... ?

Orion s'interrompit.  Il allait lui demander ce qu'il avait dit, mais au fond, ce n'était pas vraiment le sujet. Bart venait de lui promettre qu'il ne dirait rien à Erika. Il avait dû simplement renvoyer la jeune femme à lui pour des clarifications concernant leur situation.

- Nous sommes coincés ici jusqu'à demain, commença Orion, lui relatant dans les grandes lignes l'échange que Bartolomé et lui venaient d'avoir avec le contremaître.

Son petit doigt lui disait que quelqu'un avait déjà dû tout expliquer à Erika. S'il adorait cette vie, il était parfois exaspéré par la vitesse à laquelle les bruits se répandaient à bord. Jusque là, tout allait bien, on était dans le factuel. Il prit son courage à deux mains pour la suite. Comme souvent lorsqu'il se sentait mal à l'aise, il passa une main dans sa tignasse brune comme pour replacer une mèche rebelle en arrière.

- Étant donné que nous disposons de temps libre, est-ce que... est-ce que tu voudrais aller visiter un peu l'arche ? Avec moi ? Crut-il utile de préciser.

Au moins pour l'après-midi, se précisa-t-il intérieurement.  Il ne voulait pas l'offusquer avec une proposition qu'elle risquerait de juger indécente. Il serait temps d'aviser une fois sur place et selon comment se déroulait la sortie pour décider de la prolonger par un dîner voire une nuit loin du Boréal.

- C'est très joli. Il y a un lac et un village juste à côté...

Orion, qui avait été occupé à contempler alternativement le bout de ses chaussures et le personnel qui s'affairait sur le quai, reporta son attention directement sur la jeune femme, pour déterminer sa réaction. Pour autant, avant même lui laisser l'opportunité de répondre, il reprit aussitôt, se rappelant de la seconde interruption dans leur tentative de conversation.

- Au fait, tu voulais me dire - ou demander - quelque chose, tout à l'heure ?

Orion lui fit un topo un peu plus détaillé de la situation, puis lui proposa d'aller visiter l'Arche. Il lisait dans ses pensées, la brunette allait le remercier, lorsqu'il précisa "Avec moi". Elle perdit contenance un bref instant, tandis que son coeur manquait un battement. Venait-il tout juste de... ? Un rencard ? Ou extrapolait-elle un peu trop ? Néanmoins un sourire touché se dessina sur ses lèvres. Il y avait quelque chose qui l'attendrissait dans la manière qu'il avait de se passer la main dans les cheveux, et d'éviter soigneusement son regard. Elle eut envie de le serrer dans ses bras, mais n'en fit rien. Ne pas le brusquer.

La deuxième question du jeune homme lui fit perdre momentanément son air radieux. Non pas maintenant, pas maintenant qu'ils venaient d'avoir la promesse d'une après-midi tranquille à deux... Elle ne saurait pas comment aborder cette question dans ce contexte, connaissant son aversion à parler de lui-même. Elle ne voulait pas ruiner leur après-midi avant même qu'elle n'ait commencé. La brunette avait l'impression de marcher sur des oeufs, des oeufs particulièrement instables et fragiles.

"- Oh, ça... ça n'a plus d'importance, se déroba t-elle lâchement d'un air qui se voulait frivole.

Puis elle retrouva son sourire franc et posa la main sur le bras du capitaine.

- Donne moi une minute pour me changer, je te rejoins à la coupée."

Elle tourna les talons et se rendit compte que son coeur battait à n'en plus pouvoir. Excitation de cette proposition pour le moins inattendue ? Impatience à l'idée de se retrouver seule avec lui de nouveau ? Angoisse face à la question qu'elle n'avait pas su lui poser ? Elle n'aurait pas su le dire. Dans tous les cas, elle ne pouvait s'empêcher de se flageller intérieurement : même pas vingt-quatre heures à bord et elle retombait de nouveau dans ses travers. Non-dits, questions sans réponses, communication désastreuse. Elle soupira en poussant la porte de sa cabine.

Il lui fallut une éternité pour se décider. Elle était nerveuse. Elle était heureuse. Cette robe-ci n'était-elle pas un peu trop cérémoniale ? Et celle-ci trop décontractée ? Qu'était-on censés porter pour une virée à la campagne ? Le sol et le lit de sa cabine étaient tapissés de toutes les robes qu'elle avait sorti de ses valises. Elle se décida finalement pour une robe longue qui n'en faisait pas trop, mais dont elle aimait particulièrement la coupe. Il lui importait d'être jolie, bien plus qu'à l'accoutumé. Elle reprit son maquillage et se recoiffa. La minute s'était transformé en une bonne demi-heure.

"- Excuse-moi", lança t-elle à Orion qui l'attendait - bien évidemment - déjà lorsqu'elle rejoignit la coupée.

Elle huma l'air extérieur avec délice, puis adressa un sourire satisfait au grand brun. L'après-midi s'annonçait des plus plaisants, et elle ne pouvait s'empêcher de sourire à tout va. Tout en étouffant la nervosité sous-jacente qui ne la quittait plus depuis qu'elle avait retrouvé le jeune homme. Elle se saisit délicatement de son bras et se mit en marche, sans trop savoir où ses pieds la menaient. De toute façon, ils avaient l'après-midi pour flâner.

A peine furent-ils éloignés du Boréal qu'Erika se sentit déjà beaucoup mieux. Plus de regards à la dérobée, plus d'interruptions inopinées. Elle avait Orion pour elle seule, et ce simple constat la remplissait d'une joie démesurée. Elle resserra imperceptiblement son emprise sur son bras.

"- Au fait, fit-elle au bout de plusieurs minutes, je me suis dit que tant qu'à passer plusieurs semaines à bord, tu avais peut-être quelque chose à me faire faire ?

D'ici à Babel, s'abstint-elle de préciser pour ne pas ruiner le moment.

- Je veux dire, non pas que je sois particulièrement douée pour quoique ce soit, mais si je peux me rendre utile quelque part..."

Et par la même occasion occuper son esprit qui cogitait bien trop lorsqu'elle se retrouvait seule face à elle-même.

Orion fronça légèrement les sourcils lorsque la brune écarta sa question d'un revers de main. Puis elle posa sa main sur son bras avec un éclatant sourire et il en oublia presque la question qu'il lui avait posée. Un simple contact et un sourire suffisaient à le rendre totalement béat. Cela n'allait pas du tout. Il allait falloir qu'il se ressaisisse. Le grand brun regarda autour de lui, se demandant quoi faire. Erika avait dit une minute. Puis il se rappela de toutes les fois précédentes où Erika avait dit une minute. Il avait un peu de temps devant lui.

Il voulut prendre Bartolomé à son propre piège. En se moquant, celui-ci avait parlé de leur préparer un panier pour le déjeuner. À sa grande surprise, il avait sincèrement tenu parole. Pour tout remerciement, Orion le gratifia d'un énième regard noir en saisissant la besace qui contenait quelques victuailles pour leur déjeuner. Son second était en cet instant à la fois un excellent ami et un vil traître. Le grand brun prit le temps de troquer son caban contre un pull en laine fin. Il régnait sur l'arche un doux climat printanier et un radieux soleil. Une véritable carte postale. Malgré tous ces préparatifs, il patienta encore quelques longues minutes à la coupée. Avait-elle changé d'avis ?

Il en était là de ses doutes et de ses réflexions quand sa voix s'éleva dans son dos. Lorsqu'il se retourna, son cœur rata un battement. Elle était éblouissante, et aux têtes qui se tournaient sur son passage, il sut qu'il était loin d'être le seul à le penser. Il lui offrit élégamment son bras et sentit une décharge le traverser lorsqu'elle s'y accrocha délicatement. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait preuve d'une telle galanterie à son égard, mais c'était la première fois que ce n'était justifié par aucun prétexte autre que le simple plaisir de sa compagnie. Pas de mensonge. Pas de manipulation. Il y avait quelque chose de si normal que c'en était presque déroutant.

Ils traversèrent la petite ville, suivant les ruelles étroites aux façades colorées qui serpentaient à flanc de colline. Les maisons se firent progressivement plus éparses, jusqu'à ce qu'ils quittent entièrement Delphi. Ils suivirent tranquillement la route qui conduisait de la ville, en hauteur, vers le village plus rustique en contrebas. La descente offrait régulièrement de jolis points de vue vers le lac, plus bas, et la mer de nuages, au loin.

Ils marchèrent un long moment en silence. Pas de silence de frustration, pas de silence gêné. Ce silence là était serein et apaisé. Lorsqu'elle le brisa, Orion risqua un œil dans la direction de la petite brune. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Parce que quelque part au fond de lui, il continuait à ne la percevoir comme une passagère. Comme quelqu'un qui ne serait littéralement que de passage sur le Boréal. Il appréciait tout particulièrement le fait qu'elle cherche à s'intégrer à la vie du bord. S'il l'aidait à lutter contre le désœuvrement et lui prouvait qu'elle avait bien une place parmi eux, peut-être parviendrait-il à la convaincre de rester ?

- Je réalise, vois-tu, que je ne t'ai jamais demandé ce que tu faisais sur Sidh avant...

Avant tout ce capharnaüm. Avant qu'il ne lui fasse quitter son arche et que le ciel ne leur tombe sur la tête à tous les deux.

- Je sais que tu as un frère et deux sœurs, dont une à laquelle je devrai un jour adresser mes plus profonds remerciements pour ses conseils avisés, affirma-t-il très sérieusement. Je sais que tu aimes les tartines à l'avocat, à l'œuf et au fromage... aussi étrange ce mélange puisse paraître, précisa-t-il d'un ton qu'il voulut tout aussi sérieux mais cette fois-ci avec une lueur espiègle dans le regard.

Il se rappelait de la longue conversation - probablement la plus longue qu'ils avaient réussi à avoir sans se sauter à la gorge - qu'ils avaient eue pour préparer leur arrivée au Pôle. Pour ce qu'elle leur avait servi une fois sur place…

- Mais j'ignore ce que tu as étudié ou ce que sont tes domaines de prédilection, ce que tu affectionnes de faire. Rien que parce que tu sais lire et écrire, je pense que tu pourrais aisément aider nos plus jeunes à apprendre, si le cœur t'en disait. Troquer des regards de travers contre des regards de béate admiration, ajouta-t-il avec un sourire enjôleur.

Bien que ce ne fut qu'une boutade, dont il était l'auteur, qui plus était, Orion se rembrunit légèrement. À dire vrai, il n'était pas convaincu d'apprécier que quiconque ne la dévore du regard. Quiconque autre que lui, du moins.