Orion se crispa lorsqu’Erika prononça le nom du Grand de sa guilde. Il serra inconsciemment sa prise sur la jeune femme. Ses yeux parcoururent la pièce en tous sens, à l’affût de la familière silhouette de l’odieux personnage. Des alliés ? C’était effectivement une des possibilités qu’Orion avait envisagées, mais il ne s’attendait pas à ce que ces derniers soient déjà présents sur place. Néanmoins, il n’avait aucune raison de douter de la bonne foi d’Erika, ni même de sa logique. Si elle était en mesure de l’affirmer avec autant d’aplomb, c’était qu’il s’agissait de bien plus d’une simple supposition. Elle avait dû trouver des preuves probantes de leur présence. Il ne comptait pas perdre leur temps plus que précieux à lui demander des explications. Si c’était vrai – et il n’avait aucune raison d’en douter –, leur temps était encore plus compté que prévu.

Lorsqu’Erika fit mention des oranges, l’ombre d’un triste sourire s’esquissa sur les lèvres d’Orion. C’était littéral. Il préférait néanmoins ne pas avoir à expliquer à la jeune femme pourquoi et comment il le savait. Ne pas s’épancher sur sa vie personnelle.

Il se rappelait d’un violent esclandre entre sa grand-mère et son père à l’occasion d’une des – trop rares – visites de ce dernier. Comme à chaque fois, le ton avait fini par monter entre la mère et le fils. Comme à chaque fois, le motif de la discorde était Orion. Son père avait fini par poser les yeux sur une panière d’oranges fraîches posées sur le comptoir de la cuisine.
- D’où avez-vous trouvé ces fruits ?! S’était-il égosillé.
Du haut de l’escalier, Orion ne voyait que les jambes de l’homme qui faisait les cent pas et son bras qui brandissait, menaçant, un fruit en direction de sa grand-mère.
- La Rose est ouverte, n’est-ce pas ? L’invectiva-t-il.
Face à lui, la vieille face était de marbre et ne laissait rien paraître.
- Tu as fait partie du Conseil, vieille femme ! Je suis certain que tu sais, et en voici la preuve.
- Elios ! Je t’interdis de parler de la sorte à ta mère, intervint son grand-père.
- Tu sais comme moi qu’il n’y a qu’une Arche qui produit ces fruits, gronda-t-il.
Le ton de l’homme devint brusquement suppliant et larmoyant.
- Je dois la voir. Un message, c’est tout ce que je demande.
Le visage de sa grand-mère resta vide de toute expression. Le fils poussa un rugissement de rage et d’exaspération. Le bol et les fruits qu’il contenait volèrent à travers la pièce. L’un d’eux roula au pied de l’escalier où se trouvait le garçonnet.

Mieux valait donc ne pas en parler. Mais l’information avait son utilité.

La jeune femme retrouva sa place dans les bras d’Orion tandis que s’élevait un air au tempo plus lent. Plus propice à la discussion. Ses yeux continuaient à scruter l’assistance en quête d’un visage reconnaissable, en vain. Erika avait certainement raison. Il ne valait mieux pas s’éterniser à ce bal. Ni même au Clairdelune. Elle ne termina pas sa phrase. Orion se figea. Danger. Elle avait perçu le danger. Il s’apprêtait à se retourner pour s’interposer entre la jeune femme et quiconque elle avait repéré derrière son épaule, quand celle-ci marmotta des excuses, avant de le prendre parfaitement au dépourvu. Que ? Quoi ?! Toute pensée lucide quitta soudainement l’esprit du jeune homme. Comme si d’une pression d’interrupteur, son cerveau avait été éteint. Pendant le bref instant que le baiser dura, le monde entier disparut autour de lui.

Les lèvres de la jeune femme quittèrent les siennes. Trop vite. Trop tôt, souffla une voix intérieure qu’il s’empressa d’étouffer. Il savait. Il savait pourquoi elle l’avait fait. Il avait beau comprendre la rationalité derrière le geste, quelque chose au fond de ses entrailles gronda de mécontentement quand la jeune femme s’éloigna de lui. Pas le temps de considérer cette information. Si elle leur avait gagné un répit, il ne pouvait être que de très courte durée.

Erika lui indiqua un homme. Heureusement ou malheureusement, celui-ci ne lui était pas familier. Heureusement ou malheureusement, il portait néanmoins sur sa poitrine l’insigne des Échangeurs. La guilde des marchands serait donc également impliquée ? Ou bien un simple agent isolé manipulé par Astréos ? Ou bien s’agit-il d’un simple hasard ? Après tout, les Échangeurs constituaient la guilde la plus expatriée de Zéphyr. Si les Navigateurs étaient présents et nombreux sur les aérostats, les commerçants s’installaient sur les autres arches pour entretenir les bonnes relations commerciales et faciliter les échanges avec Zéphyr. Ils constituaient d’idéaux candidats à la collecte de renseignements utiles…

La voix d’Erika s’éleva une nouvelle fois. Orion opina du chef et entraîna la jeune femme vers la sortie, écartant sans peine les personnes sur leur chemin. Après le baiser qu’ils venaient d’échanger, personne, pas même leur hôte, ne pourrait affecter d’être surpris de voir le jeune couple s’éclipser du bal. Une fois dans le couloir, Orion fit une brève halte, comme pour reprendre son souffle, sans lâcher la main d’Erika. Un tel évènement mondain était une véritable épreuve pour lui. Il avait l’impression de ressortir d’une longue apnée et de tout juste retrouver sa respiration.

Du mouvement dans le couloir. Par réflexe, il poussa la jeune femme contre le mur et se plaqua contre elle. Un simple domestique en livrée. Orion s’écarta légèrement, une main posée contre le mur. Les ateliers. Se concentrer sur les ateliers. Craignant la douleur fulgurante derrière ses globes oculaires, ferma les yeux. La sensation familière l’envahit doucement. La bonne sensation. Celle de la boussole. Celle du ressenti de la direction qu’il fallait prendre. Pas de douleur. Pas de migraine. De combien de temps disposait-il avant que son pouvoir ne se fissure et tente de le faire imploser, cette fois-ci ? Il n’avait pas d’autre choix, pourtant. Vers le bas. Descendre. Il rouvrit les yeux, plein de détermination.

- Nous devons quitter le Clairdelune. Une idée ?

Encore alerte, Erika sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine quand le grand brun l'écrasa contre le mur. Des pensées confuses se mélangèrent dans sa tête, dont une prédominante : danger. Heureusement, la tension s'apaisa d'un seul coup lorsque l'intrus ne s'avéra être qu'un simple domestique. Alors seulement, la jeune fille se permit de souffler. Malgré tout, la proximité du capitaine ne la mettait pas tout à fait à son aise. Surtout pas après qu'elle lui ait sauté dessus sans crier gare. Fort heureusement, celui-ci ne semblait pas lui en tenir rigueur compte tenu de la situation. Tant mieux pour elle.

Orion sembla se concentrer quelques instants, et le temps que la brunette s'inquiète de savoir si ses pouvoirs allaient encore lui jouer des tours, il rouvrit déjà les yeux. L'ombre d'un sourire rassuré passa sur son visage. Elle hocha lentement de la tête.

"- Oui, mais il nous faut un témoin."

Aux aguets, Erika attendit qu'un bruit se profile au loin. Elle n'eut pas à attendre bien longtemps. Des gloussements féminins parvinrent bientôt à ses oreilles, et se rapprochèrent petit à petit. C'était l'heure du spectacle. D'un seul coup, elle s'éloigna du capitaine pour se planter au beau milieu du couloir, bien à la vue de ces dames.

"- Mais comment est-ce que tu as pu l'oublier ? hurla t-elle rouge de colère. Je t'avais répété mille fois de le prendre avec toi ! Tu n'es vraiment qu'un bon à rien, sais-tu seulement tout ce qu'il représente pour moi ? C'est le collier de ma mère bon sang !

Immanquablement, les deux commères approchèrent. L'une deux, la plus poudrée, posa une main inquiète sur le bras d'Erika.

- Très chère mais que vous arrive t-il ?

- Mon incapable de mari a oublié un bien précieux dans notre aérostat, répliqua la jeune fille en continuant de feindre la fureur. Ce n'est pourtant pas faute de lui avoir répété d'y faire attention !

Elle prit les deux femmes à témoin qui se rangèrent évidemment de son côté, l'une tentant de la consoler, l'autre de jeter un regard assassin au prétendu coupable.

- Allons allons, tout n'est peut être pas perdu, nous allons vous indiquer l'ascenseur qui vous mènera au bas de la Citacielle. De là vous n'aurez qu'à demander la station et avec un petit peu de chance votre bijou y sera encore.

Tout en continuant à pester et à étaler l'incompétence de son idiot de mari, Erika se laissa guider par les deux femmes tout en s'assurant qu'Orion la suivait tout de même. Après avoir échangé des plaisanteries sur ces bons à rien que sont les hommes, elles arrivèrent face à une porte que la brunette reconnut avec joie : l'antichambre qui n'en était pas une, leur issue hors du Clairdelune. L'une des femmes appuya sur le bouton et les portes s'ouvrirent sur le coquet salon de thé et un groom. L'autre femme posa un pied dans l'antichambre, et appuya sur le dernier bouton à la place même du groom qui la dévisagea, outré.

"- Filez donc !"

Et les portes se refermèrent, plongeant le couple et le groom dans un silence de plomb qui contrastait terriblement avec les effluves de colère qui venaient de précéder. Satisfaite de son tour, Erika se rapprocha légèrement du grand brun. La présence du groom lui interdisant toute communication orale qui pourrait éveiller des soupçons, elle se contenta de lui adresser un sourire d'excuses.

Comme à l'allée, on ne tarda pas à leur proposer du thé, qu'elle déclina cette fois-ci. Elle n'avait pas le temps de se détendre, son sang bouillait à tout va, stimulé par toutes les émotions qu'elle venait de traverser en l'espace de quelques minutes. La demi-heure de descente allait lui paraître interminable, surtout avec toutes les questions qu'elle avait pour Orion, et toutes les informations qu'elle voulait encore lui partager sur les alliés d'Astréos. Au lieu de cela, elle était condamnée à un douloureux silence et des échanges de regard interrogateurs.

- Un témoin ? Eut à peine le temps de s’interroger Orion avant que la jeune femme se mette à hurler à pleins poumons.

Ah. Oui. Un témoin pour l’esclandre qu’elle était en train de lui faire. Fallait-il qu’il rentre dans son jeu et s’énerve à son tour ? Non, il valait mieux la laisser faire. La laisser faire voler en éclat l’illusion du charmant couple de jeunes amoureux. Le scénario de la lune de miel en prenait un sacré coup dans l’aile. Mais il fallait reconnaître que la technique était efficace. Suffisamment efficace pour attirer deux commères bien trop heureuses de pouvoir se régaler du spectacle et de se ranger, sans plus de procès, du côté de la jeune femme. Solidarité féminine ? Ou simple plaisir mesquin de rabaisser un homme ? Orion fut condamné à suivre la joyeuse troupe, tête baissée, mine renfrognée. Ce rôle d’homme aucunement prévenant ne lui seyait guère à l’égo. On était toutefois certainement plus proche de l’image que devait se faire la jeune femme de lui, au fond. Celle d’un goujat.

Il était tout de même piqué au vif. Dans tout mensonge résidait sa part de vérité et tout cette idée lui était venue bien trop spontanément. Était-ce là l’image qu’elle se faisait de lui ? Il savait qu’ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde et que leur cohabitation était une épreuve plus qu’une simple cohabitation pacifique. Pour autant, il digérait tant bien que mal le florilège de commentaires désobligeants dont ces dames l’accablaient désormais. Avaient-elles oublié qu’il était juste derrière elles ? Non, elles s’en moquaient, tout simplement.

Les portes se refermèrent derrière eux. Le groom ne leur accorda pas même un regard. Orion s’appuya contre la cloison de l’ascenseur, à l’opposé, bras croisés contre la poitrine, les yeux dans le vague. Il croisa le petit sourire que lui adressa la jeune femme et y répondit en roulant des yeux au ciel. Certes, la méthode s’était avérée d’une efficacité redoutable. Il n’empêchait qu’il ne l’appréciait guère. Son égo en avait vu d’autres. Il s’en remettrait. Il jeta un nouveau coup d’œil au groom, qui avait l’air toujours aussi éteint. Il se méfiait toutefois des oreilles qui trainaient. C’était une des spécialités de cette arche. Bart l’avait averti à plusieurs reprises à ce sujet. Il vit Erika faire une nouvelle fois quelques pas dans sa direction. Nouveau petit sourire. D’excuse ? Il était difficile de communiquer dans ces conditions. Il lui fallait une parade.

- Un bon à rien et un incapable, rien que ça ? Soupira-t-il à voix haute. J’espère pouvoir retrouver grâce à tes yeux.

Ce disant, il lui prit la main et, comme un peu plus tôt dans le couloir, l’attira à lui pour la positionner entre la cloison et lui. De sa haute stature, il parvenait à masquer entièrement la jeune femme de la vue du groom. Depuis l’emplacement de ce dernier, la seule chose qu’il pouvait entrevoir était qu’ils s’enlaçaient. Rien qui ne puisse sembler trop étrange. Une dispute, une réconciliation. Rien d’autre qu’un cancan supplémentaire pour alimenter les ragots qui ne manqueraient pas de revenir aux oreilles de l’ambassadeur, lequel serait probablement ravi d’apprendre qu’il y avait de l’eau dans le gaz entre les jeunes amoureux. Sa fenêtre d’opportunité.

En réalité, Orion avait laissé suffisamment d’espace entre eux pour ne pas se faire étouffant. Il fallait encore se méfier de ce qu’ils disaient. Il ne savait pas à quel point cette pièce pouvait être surveillée ou non. A tout le moins, il était possible d’échanger à voix très basse ou en lisant un peu sur les lèvres de l’autre. Ce n’était pas l’idéal, mais c’était mieux que rien.

- La citadelle est pleine d’ascenseurs différents pour parcourir les différents étages, commença-t-il doucement, en veillant à bien articuler son propos. Jusqu’à l’accès vers la station, on peut suivre les conseils de « vos amies », mais pour la suite, la progression risque de ne pas être aussi simple. Si nous voulons gagner un peu de temps, il nous faudrait trouver un plan ou tout autre moyen de naviguer plus aisément dans ce dédale.

Une pause.

- Vous pensez vraiment qu’Astréos ou l’un de ses sbires est sur nos talons ?

A la réaction d'Orion, Erika leva un sourcil inquisiteur. Et voilà, elle était de nouveau perdue. Cet homme était-il susceptible au point de lui en vouloir pour ces mots qu'elle - à priori - ne pensait pas ? Ou alors jouait-il parfaitement la comédie ? Pourtant, il lui avait semblé percevoir une pointe de désapprobation et même d'amertume un peu trop authentique dans son ton. Elle soupira intérieurement. Elle ne le comprenait vraiment pas, et elle ne le comprendrait probablement jamais.

"- N'espère pas t'en sortir aussi simplement", ajouta t-elle plus à l'intention du groom qu'au grand brun.

Tandis que le capitaine faisait barrage de son corps entre elle et le groom pour s'autoriser un bref échange à voix basse, Erika sentit la perplexité la gagner. En réalité, elle avait compté sur la boussole du Zéphyr pour les aiguiller jusqu'aux ateliers, sans passer par la station qui n'était très certainement pas sur leur chemin. Mais s'ils devaient emprunter une infinité d'ascenseurs pour y parvenir à tâtons, ils en avaient peut être pour de très - et trop - longues heures. Et accoutrés comme ils étaient, ils ne pouvaient se permettre de déambuler éternellement dans les couloirs au risque de finir par attirer l'attention. Alors quoi ? Mais son interrogation fut coupée par le mot qui lui faisait froid dans le dos. Astréos.

"- Dans la Rose des Vents, il m'a informé avoir des alliés qui l'attendaient au Pôle, commença t-elle en prenant garde à ne pas élever la voix. J'avais oublié cette information jusqu'à ce que je croise un homme ce soir qui portait la réplique exacte du couteau que je lui ai volé.

Elle s'interrompit avant de s'expliquer.

- Je le lui avais pris sur un coup de tête lorsqu'il était pétrifié. Depuis, je l'ai toujours gardé sur moi, enfin évidemment excepté ce soir."

Elle leva les yeux au ciel. Exactement lorsqu'une arme aurait pu s'avérer cruciale à tout instant, elle avait laissé le couteau dans les appartements. C'est que sa robe ne lui laissait pas vraiment la chance de dissimuler un couteau.

"- C'est peut-être une simple coïncidence, finit-elle par conclure, j'admets qu'un simple couteau et une déclaration ne prouvent rien. Et cela ne prouve encore moins s'ils sont à nos trousses ou non."

Elle haussa les épaules. Maintenant que le danger immédiat avait été écarté, elle parvenait à réfléchir plus sereinement. Mais malgré toute son envie d'y croire, les coïncidences paraissaient un peu trop suspectes.

L'antichambre continuait sa lente descente. Il leur fallait définir la suite du plan. Erika s'autorisa quelques instants pour réfléchir. Hormis les ascenseurs, existait-il un autre moyen de se déplacer dans cette Citacielle ?

"- Lazarus avait mentionné l'existence de sabliers qui transportent au paradis ou je ne sais quoi, se souvint-elle. Pensez-vous que ceux-ci ont la capacité de transporter leur utilisateur à un lieu donné ? Il en existe de plusieurs sortes je crois, peut-être que l'un d'eux nous permettrait de rejoindre les ateliers ?"

C'était hasardeux. Elle n'avait elle-même jamais vu de ces fameux sabliers, et ne savait encore moins comment les utiliser. Mais cela valait peut être bien la peine d'essayer. Si ce n'était pas les ascenseurs, les sabliers étaient certainement leur unique possibilité d'atteindre rapidement Hildegarde.

"- Votre boussole vous indique t-elle quoique ce soit de plus précis ? s'enquit-elle à tout hasard. Je ne pense pas pouvoir utiliser la mienne si je n'ai aucune idée ni du lieu, ni de l'objet, ou de la personne à localiser."

Orion rumina les paroles de la jeune femme. S’il s’agissait bien du même couteau, cela voulait dire que l’on avait fouillé leurs appartements et le peu d’affaires qu’ils avait emmenées avec eux. A l’initiative de l’ambassadeur ? Cet Archibald était un personnage assez insondable derrière son apparence affable et décalée. Ce n’était donc pas à exclure. A moins que quelqu’un n’ait volontairement récupéré le couteau, car il allait à l’encontre de la politique de sanctuaire du Clairdelune, pour signifier à Erika qu’on savait qu’elle y était venue armée ? Une autre forme de menace ? Dans ce cas, dans quel but ? Avec quelle intention ?

La jeune femme continua à dérouler le fil de ses pensées et évoqua les sabliers. Orion lui répondit par la négative d’un signe de tête. Les convives parmi lesquels il s’était retrouvé piégé avaient été très loquaces et assez exhaustifs sur le sujet des sabliers. Ceux-ci transportaient certes leurs utilisateurs ailleurs, mais vers des « mondes parallèles ». Dans des lieux préprogrammés, prévus pour la détente, la relaxation, le voyage, l’évasion. Après le périple que les deux jeunes gens avaient fait pour atteindre cet endroit, l’idée l’amusa quelque peu. Ici, les gens rêvaient d’ailleurs. Ces derniers temps, Erika et lui en avaient vu, de l’ailleurs. Il ponctua son geste de la tête d’une moue.

- Je n’ai jamais vu ces ateliers, souffla-t-il à son tour.

Il le lui avait expliqué, la toute première fois. Il lui avait indiqué comment on pouvait se faire une image claire de quelque chose que l’on connaissait ou que l’on avait déjà vu. Dans le cas contraire, il lui était impossible d’en conjurer une image précise. Il avait simplement la notion instinctive de l’endroit où se trouvaient les ateliers. Toutefois, cela ne lui donnait pas le détail du chemin pour y accéder, surtout quand ledit chemin était un dédale parfaitement contre-intuitif. S’ils étaient des oiseaux, en capacité de voler en ligne droite jusqu’à sa destination, il n’y aurait aucune difficulté. C’était aussi pour cela qu’il appréciait autant le ciel et les voyages entre les arches, sans obstacle, directs, libres. Il commençait à entrevoir que la Citacielle était – probablement en bonne partie grâce aux interventions de la mère Hildegarde – un tel entrelacs de faux-semblants et de contresens.

- Cette cité est complexe et d’une rationalité géographique qui m’échappe, se désola-t-il.

Orion savait que les arcadiens avaient la capacité de manipuler l’espace. C’était ainsi que l’arche se rendait invisible de toutes les visites qu’elle jugeait inopportunes.

- Ces dames ont été bien aimables de nous guider jusque-là, mais j’espère que nous retrouverons notre chemin jusqu’à la station, pour récupérer ce collier au plus vite et mettre toute cette ridicule dispute derrière nous, reprit-il d’une voix plus forte, espérant déclencher une réaction de la part du groom.

Celle-ci ne se fit pas attendre.

- Vous trouverez un ascenseur pour la station. En sortant, il se trouvera à deux rues à droite, puis la première à gauche. Attention à ne pas confondre avec l’ascenseur qui se trouve une rue à droite et deuxième à gauche. Celui-là vous mènerait plus bas dans la citadelle, vers des quartiers malfamés, leur répondit-il d’une voix mécanique.

Difficile de faire plus blasé. D’une certaine façon, son ton monocorde et son débit de parole lui rappelaient les automates de Babel. Il se serait presque attendu à entendre le domestique conclure par une citation bien sentie et totalement en décalage avec le propos. Il retint un sourire.

Après un dernier regard et un petit haussement d’épaules satisfait, Orion s’écarta finalement d’Erika. Lorsque les portes du boudoir s’ouvrirent finalement, Orion réalisa soudainement la seule chose à laquelle ils n’avaient pas pensé. Pressés de quitter le Clairdelune, l’un comme l’autre étaient toujours revêtus de leurs tenues de soirée. S’il régnait au Clairdelune la tiédeur d’un perpétuel été indien, le climat était loin d’être le même sur le reste de la citadelle volante. Un froid mordant les cueillit à la sortie de l’ascenseur. Alors qu’il s’apprêtait à en faire la remarque à la jeune femme dans sa robe de soie, le groom leur tendit deux épaisses capes à l’encolure et aux épaules recouvertes de fourrure.

- Avec les amitiés de monsieur l’Ambassadeur, leur lança-t-il au moment de leur refermer les portes au nez, laissant un Orion parfaitement pantois.

L'humeur d'Erika se fit franchement morose. Ils étaient entrain de naviguer dans le flou complet, alors même qu'ils se savaient si proches du but. La frustration était à son comble.

Elle prêta une oreille vague à l'échange entre Orion et le groom. Celui-ci débitait des instructions plates pour rejoindre leur destination. Qui n'était pas celle attendue mais cela, il ne pouvait pas le savoir.

La porte de l'antichambre finit par s'ouvrir et la nécromancienne crut qu'on la pétrifiait sur place. Un froid mordant s'engouffra par l'ouverture, et la jeune fille allait trouver n'importe quelle excuse pour faire demi-tour, lorsque le groom leur apporta une aide inespérée. Le soulagement fut de très courte durée, le temps qu'Erika réalise la portée du message.

En fait, il devait savoir.

Lui, et Archibald. Et qui sait d'autre. Mais que savaient-ils tous au juste ?

La jeune fille resta plantée un moment devant les portes fermées de l'ascenseur, incapable d'articuler le moindre mot. Etait-ce de l'aide que l'ambassadeur venait de leur apporter ? Ou était-ce une manière bien polie de les mettre à la porte ? Leur supercherie avait-elle déjà été découverte ? Comment ?

Elle jeta un regard interdit à Orion. Avait-il vendu la mèche à l'une des blondes qui avait su trouver les bons "arguments" ? Non, c'était ridicule. Il semblait tout aussi sidéré qu'elle. Alors qui... ?

Mais le froid polaire eut raison de ses tergiversions. Ils n'avaient pas le choix, désormais il leur faudrait atteindre les ateliers par leurs propres moyens, au risque de tout simplement mourir frigorifiés sur place. Elle réfléchirait plus tard.

"- Il a parlé de quartiers malfamés, se souvint-elle à haute voix. Nous devons nous y rendre."

Les ateliers étaient certainement non loin des quartiers populaires. En tout cas, elle espérait que ce que le groom entendait par "malfamés" était bien "populaires". Car si la cour du Pôle était aussi dangereuse qu'elle l'avait compris, elle n'avait pas spécialement envie de découvrir ce qui se cachait dans les ruelles les plus obscures de l'Arche.

Quelles directions avait-il indiqué ? A droite et ensuite ? La première ou la deuxième à gauche ? Elle verrait bien. En attendant, elle joignit le geste à la parole et s'enfonça dans la première ruelle à sa droite. Les rues étaient silencieuses et désertes, presque sinistres, mais ici Erika respirait un peu mieux. Elle avait enfin l'impression qu'on ne la surveillait plus d'aussi près, et qu'ils pourraient communiquer un peu plus librement que par bribes chuchotées.

"- Il avait bien indiqué la deuxième à gauche ?" questionna t-elle sans s'arrêter.

Elle bifurqua à gauche et tomba sur une porte d'ascenseur. Espérons que ce soit la bonne. La brunette appuya sur le bouton et les portes s'ouvrirent dans un grincement prolongé. A l'intérieur, il ne faisait pas vraiment meilleur. Sa respiration formait une buée devant sa bouche, et Erika frissonna de plus belle tandis que l'ascenseur entamait sa descente. Si elle avait eu besoin d'une confirmation, maintenant elle l'avait : elle détestait le froid. Son moral était au plus bas tandis qu'elle rentrait la tête dans la fourrure de son col pour se protéger un peu mieux. A son grand soulagement, la descente fut de courte durée.

Un rapide coup d'oeil aux alentours, et la jeune fille sortit prudemment de l'ascenseur. La rue était passante mais pas bondée, ils pourraient certainement se fondre dans la masse avec un peu de discrétion. Mais alors qu'elle allait se retourner pour se concerter avec le capitaine, un homme lui rentra dedans sans crier gare.

"- Reste pas planté là l'andouille !" l'apostropha t-il avec agacement, tandis qu'il ramassait sa casquette qui était tombée avec le choc.

Furieuse, Erika allait lui répliquer qu'il pouvait bien faire un peu attention lui aussi, lorsqu'elle remarqua l'insigne brodé sur sa casquette. Une orange. Son coeur se mit à tambouriner dans sa poitrine.

"- Att..."

Mais déjà, l'homme s'éloignait à pas rapides. De peur de le perdre de vue et de laisser ainsi échapper son maigre espoir, Erika attrapa vivement la main d'Orion et se mit à poursuivre l'homme à la casquette à travers les rues. Elle maudit mille fois ses escarpins à talons qui claquaient bruyamment sur les pavés. Elle essaya tant bien que mal de marcher sur la pointe des pieds pour en diminuer le cliquetis mais la démarche était très inconfortable. Ses chevilles regrettaient amèrement le confort des bottines fourrées qu'elle avait laissé dans la chambre de l'ambassade. Et l'homme ne ralentissait pas le pas.

Au détour d'une ruelle un peu à l'écart, l'homme s'arrêta face à une large porte munie d'un heurtoir, qu'il frappa trois fois. L'instant d'après, la porte s'ouvrit et il disparut. Sans réfléchir, Erika s'élança à son tour vers la porte lorsque celle-ci se rouvrit de l'intérieur. Par réflexe, la jeune fille fit un grand pas en arrière pour retourner dans la ruelle adjacente en entraînant Orion dans son élan, et se plaqua contre un mur avec lui. Elle commençait à en avoir l'habitude ce soir. Mais cette fois-ci le mur gelé dans son dos la fit frissonner même à travers son épaisse cape.

Une femme passa dans la rue, les bras chargés d'une caisse remplie de sabliers qui semblaient pour le moins ordinaires. Dans l'obscurité, Erika lança un regard plein d'espoir au grand brun.

"- Votre boussole confirme t-elle que nous sommes proches du but ?"

Elle en était quasi certaine. Mais un autre souci se profilait, moins évident.

"- Quand bien même il s'agirait des ateliers, comment allez-nous y pénétrer ?"

Que venait-il de se passer ? Il regarda la cape entre ses mains, interdit. Courtoisie de l’Ambassadeur ? Le groom avait été dans la même pièce qu’eux pendant toute la descente. Impossible qu’Archibald ait eu vent de leur dispute et de leur volonté de rejoindre la station dans un si bref laps de temps. Si ? Dans le cas contraire, cela voulait dire qu’il avait anticipé le fait que les jeunes gens essayaient de lui fausser compagnie et de quitter le Clairdelune. Mais que savait-il exactement ? La situation prenait des proportions de machination hors-normes. Il ne fallait pas céder à la paranoïa. Le grand brun passa la cape autour de ses épaules et en ajusta les attaches au niveau du col.

Erika semblait aussi perdue que lui. Ce n’était pas le moment de se laisser abattre. Il fallait se ressaisir et poursuivre la mission. Encore plus rapidement, si tant était qu’ils aient besoin de ce type de motivation. La jeune femme sembla en arriver à la même conclusion que lui puisqu’elle fila en direction de l’ascenseur indiqué par le groom. Le « mauvais » ascenseur. Il eut un nouvel instant de pause. C’était trop beau pour être vrai. Trop beau pour être un simple coup du hasard. Surtout après la dernière phrase que venait de prononcer le groom. Était-ce là encore le fait de l’Ambassadeur ? La manipulation atteignait-elle de tels sommets ? Après tout, il avait la capacité de s’insinuer dans l’esprit des gens, c’était ce que lui avait dit Erika. Mais si c’était le cas, voulait-il les aider ou les jeter dans la gueule du loup ?

Orion emboita le pas à Erika, puis fut carrément entraîné dans sa course folle à la suite d’un homme qui venait de la bousculer. Il n’eût pas le temps d’y réfléchir que déjà elle l’avait embarqué à sa suite, tirant sur sa main. Le grand gaillard suivit le mouvement sans poser de questions. Elle avait dû voir quelque chose qui lui avait échappé. Elle pila. Il manqua de lui rentrer dedans. Elle fit une pirouette et l’entraîna dans une rue voisine. Pour la troisième fois de la soirée, Orion se retrouva contre un mur avec la jeune femme dans les bras. Pour deux personnes pourtant si soulagées de quitter la promiscuité que leur avait imposée leur traversée sur l’Harmattan, ils semblaient incapables de mettre de la distance entre eux.

- Ne suis-je que cela pour vous, une boussole ? Soupira Orion, pour toute réponse.

Il avait l’impression que les seules fois où la petite brune ne rechignait étaient lorsqu’elle avait besoin qu’il fasse usage de l’un de ses pouvoirs pour les aider. Bougon, Orion se concentra toutefois sur la question de la jeune femme. Il réactiva doucement son pouvoir familial, guettant toute réaction physiologique. Le climat polaire avait visiblement cet avantage de lui garder la tête suffisamment froide pour qu’il ne déclenche pas immédiatement une migraine. Il espérait toutefois que le lien entre les deux ne soit pas si évident que ça, ne souhaitant pas se retrouver condamner à rester sur des arches au climat froid pour faire fonctionner correctement ses dons.  

Le Zéphyr se surprit de ressentir la force de la présence du lieu recherché. Oui, ils étaient au bon endroit, sans aucun doute possible. Il rouvrit les yeux et opina du chef. La chance était encore de leur côté. De la chance, vraiment ? La petite voix continuait à résonner d’un avertissement dans son esprit. Trop beau pour être vrai. Trop facile. Il y avait anguille sous roche.

Mais si leur chance était véritablement si insolente que cela, alors autant aller au plus simple :

- On pourrait toquer, tout simplement. Trois coups brefs, et ça s’est ouvert, répondit-il dans un haussement d'épaules. Au pire, on dira que nous sommes perdus.

Ce qui ne serait d’ailleurs pas si loin que ça de la vérité.

La brunette lança un regard irrité au capitaine. Ils étaient sur des charbons ardents, exposés à de potentiels dangers à chaque coin de rue, et c'est la seule chose qu'il avait à lui dire ? Elle serra les dents pour contenir son agacement mais ne put s'empêcher de lâcher sèchement :

"- Vous pourrez vous occuper de vos problèmes d'égo plus tard, vous ne pensez pas ?"

Avait-elle vraiment été en tort ? Non, elle n'estimait pas. Elle avait des objectifs clairs en tête, et elle n'avait rien à se reprocher. Aurait-elle pu faire preuve de plus d'empathie, ou de sympathie pour celui qui l'avait retrouvé de l'autre côté des Arches sans rien demander en retour ? Peut être. Mais elle avait essayé. Le résultat était qu'ils ne s'entendaient pas. Dès lors qu'elle pensait parvenir à l'apprécier un tant soit peu, Orion s'arrangeait pour la mettre en rogne de nouveau. Et l'inverse semblait vrai aussi. Alors s'il espérait une excuse, il attendrait encore.

Mais son agacement à elle attendrait encore également. Dans l'immédiat, il leur fallait trouver un moyen de pénétrer cet atelier. Maintenant que le Zéphyr avait confirmé l'emplacement du lieu, la jeune fille se rendait compte de la chance insolente qu'ils avaient eu. Même en comptant le temps de trajet de l'antichambre, il ne leur avait pas fallu plus d'une petite heure pour se retrouver aux portes de l'atelier. Restait à savoir si la mère Hildegarde s'y trouvait bien. Ou si cela n'était pas un piège tendu par l'ambassadeur, voire par Astréos et sa joyeuse bande. Ils devraient peut être s'assurer que ce n'était pas le cas avant de débouler allègrement devant la porte qui était peut-être un aller simple pour les cachots, ou pire encore.

"- C'est un peu facile non ?" hésita t-elle en lorgnant par dessus l'épaule du capitaine pour vérifier que la rue était toujours déserte.

Elle n'eut pas le temps d'élaborer. Une voix forte se fit entendre à sa gauche, à l'opposé de la porte qu'elle surveillait.

"- Hé vous deux !"

Le sang d'Erika se glaça. Deux hommes vêtus d'uniformes qui s'apparentaient à des gendarmes approchaient d'un pas vif. La fuite ? Non. Fuir serait encore plus suspect. Et de toute façon, ils étaient déjà arrivés à leur hauteur.

"- C'est pas un endroit pour se peloter ici, commença l'un d'eux sur un ton désapprobateur. Vos papiers s'il vous plait."

Des papiers. Evidemment, qu'avait-elle cru ? Qu'ils pouvaient librement se balader hors de l'ambassade sans raison valable ? Elle sentit Orion se détacher d'elle. Le froid mordant qui la saisit de nouveau faisait parfaitement écho à ses entrailles qui s'étaient glacé d'effroi.

"- Papiers..." répondit-elle d'une voix blanche, incapable de réfléchir.

Les gendarmes lui lancèrent un regard suspicieux. Pour gagner du temps, Erika fit mine de chercher ses papiers sur elle. Mais comment ? Sa robe n'avait aucune poche, elle n'avait pas emporté de sac avec elle, et... Sa cape avait deux poches. Elle fouilla lentement l'une d'elle en essayant de donner l'illusion de ne pas être parfaitement affolée. Mais les gendarmes perdaient patience. L'un d'eux mit une main sur sa ceinture, garnie d'une chose qu'Erika suspectait être une arme. Elle n'avait pas particulièrement envie de faire connaissance avec l'objet.

En déglutissant, la brunette changea de poche. Elle allait la fouiller, puis la trouver vide. Et ensuite quoi ? Pourquoi cherchait-elle à gagner du temps alors même que l'issue était déjà écrite dès lors que ces deux hommes les avaient repérés ?

Et puis sa main effleura une feuille dans sa poche droite. Lentement, Erika sortit le papier, et le déplia en se détournant légèrement des gendarmes. Un mot ? Mieux. Un laissez-passer ambassadorial.

"- Ca suffit", déclara le plus grand, à bout de patience.

Il l'attrapa par le bras, mais elle lui planta la feuille sous le nez. Après un bref instant d'hésitation, le gendarme la relâcha, prit connaissance du papier et se détendit légèrement.

"- C'est en ordre. Mais ne restez pas là et épargnez donc ces pauvres gens de vos batifolages."

Interdite, Erika ne parvint pas à s'offusquer de la remarque. Elle resta planté, le regard écarquillé sur ce papier qui venait de les sortir d'un très mauvais pas. Archibald était-il de leur côté ? Pourquoi ? Elle leva un visage abasourdi sur Orion. Cela faisait beaucoup, beaucoup de prévoyance pour un homme qui n'était pas censé connaître leur situation.

"- Avez-vous raconté quoique ce soit à ces femmes de l'ambassade qu'elles n'auraient pas dû savoir ?"

Son ton était plus accusateur qu'elle ne l'aurait voulu. Mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que quelqu'un avait vendu la mèche. Si ce n'était pas elle, alors cela ne pouvait être qu'Orion. A moins qu'il lui manquait une pièce pour comprendre le puzzle. Peut-être était-elle entrain d'accuser à tort le capitaine. Si tel était le cas, il la détesterait probablement à vie, lui qui était si susceptible. Tant pis, elle prenait le risque. Elle devait être absolument certaine de la fiabilité de son seul allié. Quitte à ce qu'il la haïsse.

Pour la énième fois depuis qu’il connaissait la jeune femme, Orion commença à voir rouge. L’irruption des représentants des forces de l’ordre ou de la milice locale intervint à point nommé pour empêcher le capitaine de s’énerver. Trop heureux de voir Erika placée dans une position gênante, il se garda de sortir les papiers qui lui avaient été remis à son arrivée, avant de quitter la station. Qu’elle s’en dépatouille. Il n’interviendrait que si la situation s’envenimait suffisamment. Ça lui apprendrait à le traiter comme elle le faisait, comme un moyen pour atteindre ses fins. Une boussole. Une protection. Un sésame. Un outil. Rien de plus.

Erika parvint toutefois à se dépêtrer seule des gendarmes au moment même où ceux-ci commençaient à montrer des signes d’impatience et où Orion s’apprêtait à sortir leurs papiers. Elle avait tiré de sa poche un document de l’ambassade. Mais qu’avait-elle fait avec Archibald ? Avait-elle noué une alliance dont il ignorait tout ? Même s’enticher de quelqu’un ne justifiait pas toutes ces largesses dans un si bref laps de temps. Tant de bonté n’augurait rien de bon. Sauf à ce que la jeune femme ait négocié quelque chose avec l’ambassadeur.

- Pardon ?! S’empourpra Orion à la question que lui adressa la jeune femme.  

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Cette fille était la personne la plus exaspérante qu’il ne lui ait jamais été permis de rencontrer. Lui essayait de lui accorder sa confiance – alors même qu’elle lui donnait toutes les raisons du monde de ne pas le faire – et elle, en retour, sous-entendait qu’il avait pu les trahir. De rage, Orion frappa du plat de la main contre le mur à proximité du visage de la jeune femme et fit demi-tour. Il fit quelques pas dans la direction opposé, puis de nouveau volte-face.

- Reprenons les choses dans l’ordre, vitupéra-t-il. Mon ego se porte bien, je vous remercie. Mais je ne suis pas l’un de vos accessoires de sac à main ! Je vous rappellerai que c’est pour vous que nous faisons tout ça, poursuivit-il en pointant un doigt accusateur dans sa direction. J’aurais fort bien pu m’en passer. Je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas contre moi que ma guilde en a. Si j’avais voulu le faire, j’aurais pu vous vendre à Astréos et me signer un avenir brillant, rugit-il encore. Au lieu de cela, je suis là. Avec vous. Tout ça pour ça.

Il laissa retomber ses bras le long de son corps. Ses épaules s’affaissèrent légèrement. Le sang battait encore dans ses tempes, mais l’accès de rage était retombé. Il n’était pas seulement en colère. Il était déçu. Déçu d’en être encore là de la perception qu’elle se faisait de lui en dépit de tout ce qu’ils avaient traversé. En dépit de tout ce qu’il avait fait pour elle. Alors qu’elle n’était rien pour lui.

- Qu’on en finisse, conclut-il, dépité.

Il allait retrouver la mère Hildegarde et Erika n’aurait plus qu’à se débrouiller avec. Sans un regard pour la jeune femme, il se dirigea d’un pas décidé vers la porte de la manufacture. Là, il toqua trois fois, comme il l’avait vu faire un peu plus tôt l’homme qu’ils avaient suivi. Contre toute attente, la porte s’ouvrit. Sans se retourner, Orion s’engouffra à l’intérieur. Peu importait si elle suivait ou pas.

Evidemment. Elle s'en doutait, mais Orion s'insurgea instantanément. Il lui fit porter le chapeau pour toutes les péripéties qu'ils avaient dû endurer, pour sa carrière ruinée, et pour tous les malheurs du monde. Enervée mais pas surprise, Erika lui servit un regard blasé tandis qu'il laissait libre cours à sa colère. Au moins, l'émotion ne semblait pas feinte. Elle avait eu sa réponse. Il y avait un troisième élément qui les avait trahi.

Elle aurait dû se réjouir. Être soulagée que le capitaine ne lui ait pas fait faux bond. Pourtant, elle détesta ce qu'elle ressentit à la place. De la culpabilité. Une culpabilité sourde qui la consumait de l'intérieur. Elle étouffa la voix qui lui soufflait qu'elle venait de pousser le bouchon trop loin, et que cette fois, c'était irréversible. Elle le savait, et elle l'avait fait. Parce qu'elle pensait n'avoir cure des conséquences. Ce n'était pas le cas.

Pourtant, elle n'en montra rien. Son égo ne se serait jamais relevé si elle s'était mise à s'excuser maintenant. Alors elle vociféra à son tour sans plus de retenue.

"- Parce que c’est moi qui ai voulu de tout cela ? Je vous signale que je ne vous ai jamais demandé de venir me chercher, vous auriez très bien pu retourner à bord de votre Boréal et personne ne vous en aurait jamais voulu. Personne ! Alors ne me blâmez pas pour avoir voulu jouer les héros."

Elle marqua une brève pause avant de reprendre amèrement.

"- Je suis navrée que votre estime de vous s'obstine à vous faire croire que je ne vous utilise que comme un objet."

Furieuse, elle l'observa à distance frapper trois coups à la grande porte de l'atelier. Si le piège se refermait sur lui, qu'il y aille seul. Elle remonterait à l'ambassade et se débrouillerait ensuite. Mais presque aussitôt, la porte s'ouvrit et Orion s'y engagea sans un regard en arrière.

Par réflexe, Erika se précipita à sa suite avant que la porte ne se referme de nouveau. Elle eut juste le temps de se glisser par l'ouverture avant que les gonds ne claquent. Une obscurité saisissante l'accueillit. Elle n'y avait pas prêté attention de l'extérieur, mais le grand bâtiment ne possédait aucune fenêtre. Une odeur de verre fondu, mélangée au charbon et d'autres effluves inconnues formaient un méli-mélo déplaisant d'odeurs.

L'atmosphère était morose, terne. Malfamé n'était pas le mot qu'elle aurait utilisé pour qualifier l'endroit, mais il n'était certainement pas accueillant. Face à elle s'étendait un long couloir, tout aussi gris et morne que l'exigüe entrée. Ici et là et tout le long du couloir, des montagnes de caissons de bois s'entassaient. Elle distingua des noms étranges indiqués dessus, probablement les lieux où les sabliers devaient être livrés. Pour un atelier le lieu était étrangement silencieux.

Inconsciemment, Erika fit un pas en avant pour s'enfoncer dans le couloir. Au bout, elle y apercevait un semblant de bureau recouvert de papiers en tous genres, qui semblaient s'étaler dans toute la pièce. La brunette eut une moue dubitative. Etait-ce réellement ici que se trouvait l'atelier ? Elle ne distinguait aucune machine, aucun ouvrier, aucun outil. Seulement les caisses empilées et des papiers. A moins qu'il n'y ait un sous-sol encore en dessous de cet endroit ? Elle jeta un bref coup d'oeil à ses côtés. Aucun signe de cette mère Hildegarde, ou quoique ce soit qui laisserait deviner sa présence ici. Erika fronça du nez. A quoi donc s'attendait-elle ? Que son nom soit écrit sur une petite boîte aux lettres à l'entrée ?

Une voix nasillarde s'éleva soudain dans l'obscurité, et la jeune fille pivota pour se retrouver face à une femme âgée à l'air absent, qui arborait la même casquette à l'effigie d'orange que l'homme qu'elle avait poursuivi plus tôt.

"- C’est pour quoi ?"

Erika jeta un regard furieux à Orion. C’est lui qui était rentré la tête la première dans cet atelier sans réfléchir. Qu’il se débrouille.