Le Void était un monde étrange, mer d'huile que jamais rien ne venait troubler, murée dans un silence total tandis qu'une douce luminescence semblait s'échapper du cœur même des ténèbres. Immuable. Invariable. Inébranlable presque. Ni chaleur ni froideur. Nulle brise de vent. Nul souffle attestant d'une vie quelconque. Juste une absence totale. De bruit. De vie.



Elle errait …

Dans cet endroit ô combien étrange, elle errait depuis bien des semaines déjà, et il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour comprendre que ce Domaine du Vide répondait à des règles aussi précises que cruelles. La retenant ainsi prisonnière de ses eaux calmes avec pour seule chance de s'échapper, l'apparition de lumières éthérées. Âmes perdues s'acheminant vers la Mort comme une nuit étoilée. Un Tombeau des Lucioles qui lui faisait miroiter son propre trépas tandis que certains aléas la retenait néanmoins sur terre.

Le coma, le coma l’emprisonnait. Dans cet entre-monde sans substance et sans existence. Minant son moral et rongeant ses certitudes. Allait-elle revenir un jour à la vie, ou bien allait-elle devenir folle à force de rester ici ? Difficile question que celle-ci, et Sasha n'avait malheureusement aucune réponse. Elle ne savait pas. Alors elle errait. Sans but. Sans paysage. Elle errait pour se donner l'illusion d'avancer.

Et puis quelque fois, sans prévenir, une luciole apparaissait. Une fenêtre sur le monde des vivants s'ouvrait. Et la demoiselle s'y engouffrait aussitôt afin de reprendre pied dans ce semblant d'existence. Elle suivait les gens au hasard, elle s'immisçait dans leur vie, elle s'offrait l'illusion de vivre pendant quelques instants. Quelques minutes, voire quelques heures. Les escapades se suivaient mais ne se ressemblaient jamais, et il suffisait souvent d'un rien pour la précipiter à nouveau dans le Void. Un bâillement, un éternuement, voire tout simplement le fait de fermer les yeux. C'était angoissant, presque grisant. Elle ne s'y habituait pas vraiment, mais elle n'avait pas d'autre choix que de faire avec.

Aussi lorsqu'une lueur était apparue, Sasha s'était aussitôt précipitée dans ce gouffre, et la luciole l'avait guidée jusqu'à un jeune homme allongé sur son lit, les traits tirés, manifestement fatigué tandis qu'il somnolait avec son téléphone portable à la main. Sa tête dodelinait, le sommeil était tout proche, et ce fut sans un mot que la demoiselle vint s'asseoir au bout du lit. De toutes façons, les gens ne pouvaient ni la voir ni l'entendre, aussi avait-elle arrêté d'essayer d'entrer en contact avec eux. Elle se contentait de les observer, de partager un peu de leur quotidien. Et assise en tailleur sur la couette, elle détaillait désormais la chambre d'un œil absent tandis que le maître des lieux semblait plus que jamais prêt à s'endormir.

« Attention à ton téléphone, il va tomber … »

S'il ne tombait pas, posé comme il l'était sur le bord du matelas, à peine retenu par des doigts gourds de fatigue, alors ce serait véritablement un miracle.

Tout a foiré. Il a échoué une fois de plus. Tout avait été planifié. Tout avait été longuement répété pour qu’il survive, pour que cela ne se passe sans encombre. Il avait planifié son arrêt cardiaque et son retour à la vie, à la seconde près. Mais il a fallu que son meilleur pote gâche tout, oublie de le réanimer et qu’il appelle une ambulance. Une légère mort. Un mini coma dont il n’a rien vu après le décès. Son propre décès. Il ne se souvient de rien. Il n’a rien vu. Maverick n’a rien vu, mais en plus de cela, il est resté enfermé dans cet affreux hôpital morbide, à côtoyer les malades, et des infirmières – parfois psychiatres – pour s’assurer de son état mental durant des jours entiers. Il n’en est sorti que grâce à la promesse de se faire suivre à sortie de l’établissement médicalisé. Il n’en fera cependant rien. Il doit retenter l’expérience. La question de la vie après la mort est bien trop précieuse pour s’arrêter à une étape n’ayant fourni aucune réponse. Le doute n’est plus permis. Il ne doit, du moins, plus l’être. C’est impensable de passer à autre chose alors qu’il était si près du but. Il faudrait sans doute réduire la dose de l’injection qu’il s’est faite dans le bras. Penser à un autre moyen d’induire la mort dans le processus de découverte de l’au-delà.

La serviette autour de la taille, il sort de la cabine de douche sans faire le moindre bruit. L’eau ruisselle toujours sur son corps en dizaine de gouttelettes qu’il s’empresse d’essuyer avant qu’elles ne le fassent désagréablement frissonner. Maverick enfile un boxer et un t-shirt avant de tout laisser en plan pour rejoindre sa chambre, épuisé. Tout ceci fut particulièrement éprouvant. S’allonger pour la nuit ne lui ferait pas de mal. Sans un mot, ni même sans un bruit dans le reste de l’appartement, le jeune homme se glisse dans son lit défait, où se trouvent les dernières traces de sa tentative de réponse à une question existentielle. Il prend son téléphone entre ses mains et fait défiler les applications devant ses yeux. Certaines trouvent un intérêt, tandis que d’autres sont complètement ignorées. La monotonie. La fatigue. Autant de choses qui lui font baisser la garde. Autant de choses qui le fatiguent d’autant plus et ne l’aident pas à garder les yeux ouverts. Ces mêmes yeux qui papillonnent. Son bras se fait lourd. Le sommeil vient. Mais un sursaut le réveille. Le téléphone tombe. Une voix. Il a entendu une voix ! Soudainement, son regard se pose sur toute la pièce. « Qui est là ? » Maverick attrape sa lampe de chevet et menace un fantôme dans sa chambre. Serait-il devenu fou durant son séjour à la clinique ?

Le sursaut de ce jeune homme venait de provoquer un sursaut encore plus violent chez Sasha, et cette dernière s'était aussitôt relevée en titubant, pour mieux reculer jusqu'au fond de la chambre. Il lui avait fait peur, elle s'était fait peur … et ses yeux se posèrent bientôt sur lui tandis que son visage affichait un air dubitatif. Presque inquiet. L'avait-il entendu, ou bien avait-il seulement été réveillé par la chute de son téléphone ? La question était entière, et ce fut d'une voix légèrement tressaillante et extrêmement basse qu'elle l'oralisa quelques instants plus tard.

« Tu … tu m'entends ? »

Elle n'y croyait pas trop à vrai dire, mais elle voulait quand même y croire. Parce que l'humain demeurait finalement un animal grégaire malgré ses fanfaronnades et ses hurlements d'indépendance, et que vivre en marge de tout était réellement une épreuve extrêmement difficile pour elle. Emprisonnée dans le Void, ne le quittant que pour mieux s'immiscer dans un monde des vivants qui ne semblait même plus vouloir d'elle …

« Je suis là … tu peux m'entendre … ou me voir ? »

Comme si tout cela était réellement possible, la fine silhouette quittait l'abri qu'elle s'était trouvée le long du dressing, et Sasha venait de s'avancer au milieu de la chambre. À un bon mètre de cet inconnu, mais pile devant lui. Son cœur battant à tout rompre, tandis qu'elle attendait la réponse avec un mélange d'espoir et de résignation.

Le pays des songes avait finalement ouvert ses portes pour accueillir le jeune homme. Il s'était jeté corps et âme dans ce territoire dont il rêvait depuis longtemps. Il n'avait pas lutté. Il n'avait pas ressenti la moindre envie de lutter. Maverick avait besoin de sommeil, s'il voulait retenter l'expérience, s'il voulait obtenir une réponse à une question existentielle. Seulement, son téléphone portable en a décidé autrement. En tombant, en s'éclatant sur le tapis bordant son lit, un bruit violent parvint aux oreilles du garçon. Il se réveille en sursaut.

Avant de croiser le regard d'une femme. Une femme. Au beau milieu de sa chambre. La peur martèle son crâne, et la douleur ne tarde pas à apparaître tandis que la silhouette s'approche de lui. Une boule se forme dans le fond de sa gorge. Ses paupières papillonnent un instant avant que sa vision ne se réhabitue à la luminosité ambiante. S'il l'entend ? « Qu'est-ce que tu fais chez moi ? Comment tu es rentré dans mon appartement ? » s'écrit le brun, en se dressant brutalement sur ses pieds. Il garde malgré tout une certaine distance de sécurité. Il s'attend à tout, de la part de l'intruse, mais surtout au pire. Rien qu'au pire. Juste au pire. « T'es folle. Bien sûr que je t'entends ! » il déglutit. « Qu'est-ce que tu fais là ? » Maverick s'agace autant que la crainte fait battre son cœur avec force.

Stupéfaction. Stupeur. Tremblements presque.

Même si elle n'y croyait pas vraiment, Sasha devait toutefois bien se rendre à l'évidence : son inconnu la voyait et l'entendait bel et bien, et il ne semblait pas ravi de découvrir que quelqu'un s'était introduit chez lui. Plus ou moins introduit chez lui, à vrai dire, et même si ce n'était pas le moment de pinailler sur ce genre de détails inutiles. Il la voyait et l'entendait, et la jeune femme peinait à y croire tandis qu'elle était debout là, en plein milieu de la chambre. Les pupilles dilatées par cette excitation qu'elle tentait de contenir. Ne pas se réjouir trop vite, ne pas se précipiter. Et ce même si ce fut bientôt un large sourire qui retroussa ses ourlées pour trahir ce mélange de joie et de soulagement qu'elle ressentait.

« Je t'ai suivi ! Tu es apparu là-bas alors je t'ai suivi comme je fais d'habitude, mais je ne m'attendais pas à ce que tu puisses me percevoir ! Tu es la première personne à qui ça arrive ! »

Des semaines, des semaines qu'elle errait sans aucun contact avec qui que ce fût, et cette découverte était si inattendue qu'elle en trépignait sur place.

« Je m'appelle Sasha, ça fait des semaines que je suis là-bas et même quand je peux venir ici, personne ne me vois, je … si tu savais comme je suis contente !! »

Et sans plus réfléchir, la jeune femme s'approcha soudainement afin de sauter dans les bras de cet inconnu béni … et ses mains passèrent au travers de son corps comme une brume. Vague image désincarnée de son corps incapable de toucher le sien. Tel un fantôme. Telle une âme qui soupira bientôt, sourire doux amer, tandis qu'elle tentait de se raccrocher à sa joie pour ne pas se laisser envahir le dépit.

« Ah … mais tu ne peux pas me toucher … j'aurais dû m'en douter … »

Rictus, soupirs …
Sans son corps, il était évident qu'elle ne pourrait pas avoir de contact physique avec les vivants, et elle se recula donc de nouveau. L'air gênée, tandis qu'elle se força à conserver un rien de ce sourire qui avait fané bien trop vite.

Il y avait quelqu'un dans sa chambre. Il y avait quelqu'un qui était rentré sans même qu'il ne l'entende. Quelqu'un s'était invité chez lui pour l'observer durant son sommeil. Quelqu'un s'était permis de forcer la porte, ou bien de passer par la fenêtre pour s'offrir un spectacle sur le bord de son lit. La peur au ventre. Le cœur battant à tout rompre. Maverick se redresse d'un bond, et tend ses bras vers l'avant dans un vague geste défensif, comme s'il était en état de se défendre, après l'expérience qu'il vient de vivre, à laquelle il vient de survivre. « Qu'est-ce que tu fais là ? » répète-t-il, dans l'espoir d'enfin obtenir une réponse. Le sourire qu'arbore alors la jeune femme en face de lui, lui glace le sang. Le garçon attrape alors le pied de sa lampe de chevet, prêt à s'en servir comme d'une arme. « Tu m'as suivi ?! » s'exclame-t-il alors, les yeux exorbités. « T'es complètement folle ! Sors de chez moi avant que j'appelle les flics ? » Chose qu'il aurait dû faire bien avant, de toute évidence. Puis l'intruse se jette dans ses bras. S'attendant à sentir le poids de son corps, Maverick ne ressent qu'un violent courant d'air au plus profond de ses entrailles, comme si la mort elle-même cherchait à s'approprier son corps. Le jeune homme s'en retrouve les jambes tremblotantes, obligé de s'asseoir. « Je suis complètement fou... » se dit-il à lui-même. « Complètement taré. » C'est la seule réponse qui tienne la route, face à ses images délirantes qui défilent sous ses yeux grands ouverts. Cela ne peut être qu'un rêve. Dans le doute, il fait papillonner ses paupières, puis se pince le bras, comme le ferait un enfant. « Si c'est une mauvaise blague, ce n'est vraiment pas drôle ! » dit-il dans un dernier espoir. L'avantage d'une blague serait qu'il est encore maître de son esprit. Si seulement...

Si cet inconnu avait paru véhément, voir une femme s'immiscer dans sa chambre puis traverser son corps comme un fantôme de film d'horreur sembla en revanche le calmer d'un coup, et Sasha poussa en soupir tandis qu'elle ne le quittait pas des yeux. L'air gênée. Sincèrement gênée face à la détresse qu'elle venait de faire naître chez son interlocuteur qui venait de se pincer, avant de demander s'il ne s'agissait pas d'une mauvaise blague. Comme un ultime soubresaut de bon sens face à ce phénomène inexplicable qui venait de se produire sous les yeux …

« Je suis vraiment désolée je … je n'aurais pas du te suivre en fait … j'aurais dû me douter que ça se passerait comme ça … »

Avec son corps étendu sur un lit d’hôpital, il était évident qu'elle ne pouvait pas entrer en contact physique avec qui que ce fût, et il n'y avait guère que le fait de ne pas être vue qui l'avait poussée à suivre les gens pour se raccrocher désespérément à la réalité. Elle se sentait déjà un peu voyeuse mais là, elle se sentait carrément mal. Et ça se voyait à son visage déconfit qui établissait un contraste cruel avec cette joie qu'elle n'avait pu s'empêcher d'afficher quelques minutes auparavant.

« Non tu n'es pas fou, même si je n'ai aucune idée de pourquoi tu peux me voir et pas les autres … » reprit-elle alors afin de lui apporter au moins quelques explications, et des explications qu'elle déroulait cette fois-ci avec plus de calme. « … je m'appelle Sasha Lawrence, j'ai eu un accident de voiture il y a quelques semaines et depuis je suis dans le coma … et c'est assez étrange en fait. Je … je suis coincée là-bas mais des fois, je vois passer une espèce de luciole et si je la suis, je peux venir ici … mais les gens ne me voient pas et ça ne dure jamais bien longtemps. »

Tête baissée, léger rictus embêté déformant ses lèvres pleines. C'était tellement étrange comme explications qu'elle-même peinait presque à y croire, et elle vint bientôt s'accroupir juste devant cet homme. Ses mains ''posées'' à hauteur de ses genoux, comme pour s'offrir l'illusion d'un contact avec lui.

« Je suis vraiment désolée de t'avoir fait peur mais … je suis tellement contente que tu puisses me voir … je crois que je m'y attendais même plus. »

Non, elle ne s'y attendait plus. Ou en tout cas s'était-elle efforcée de ne plus trop espérer, histoire de ne pas être déçue. Mais là, elle avait enfin brisé cette solitude qui l'enfermait et à cette idée, un léger sourire revint animer ses lèvres. Toujours gêné, toujours léger. Mais un sourire quand même. Comme si elle n'attendait rien d'autre de cet homme que quelques mots échangés.