Suivre Kyril Zorkin et sa nouvelle -et unique ?- amie... Il est rarement en compagnie... Et mis à part Cresus Selman pour lequel il semble avoir de tendres sentiments est par essence solitaire. Dara a quelquefois des idées que je refuse d'entendre et donc de comprendre... La langue maternelle de sa mère d'ailleurs devrait l'aider à mieux saisir, en espagnol entendre et comprendre sont liés par un même concept. Toutefois, Dara est Dara, et que ce soit parce que notre lien est plus charnel qu'il ne semble ou parce que sa magie agit sur moi comme sur les autres, si je ne veux pas accepter ni comprendre, je finis toujours par obtempérer, parfois traînant au fond de moi une colère qui ne demande qu'à sourdre comme une source cachée !

Kyril Zorkin.

Ai-je un problème avec cet homme ? Oui. Autant le dire directement ? Il est inutile de louvoyer, de nier ou de tourner autour du pot ? Kyril Zorkin est un assemblage de questions toutes plus alambiquées les unes que les autres. Sa nature, déjà... C'est un sorcier, puissant, néfaste, doué de dons qui tuent plus souvent qu'ils ne soignent, c'est un étranger, moi, je suis Acadien et m'en enorgueillis. Après Dara aussi est un étranger, je suis donc illogique ! Je le sais, je l'accepte, et ne fais rien pour y remédier. C'est un métamorphe... Ce dernier trait devrait immédiatement contrebalancer le reste ? Me le faire adouber comme membre de notre grande fratrie internationale et cachée aux yeux des « vrais » hommes ?

Cela devrait.

S'il n'était un oiseau... impossible ! Il n'existe pas de phénix sur cette terre, pas plus que d'incarnation de Quetzalcóatl  ou de licorne ! Kyril est un animal... mythique. Et cela ma logique terre à terre de paysan ne peut l'accepter. Je l'ai pourtant vu se métamorphoser, rien que cette nuit, je l'ai suivi comme on suit le soleil dans une course où il tenterait de rattraper la lune, lui, et cette magnifique féline aussi noire que l'eau la plus sombre...

Après tout...

Il n'existe pas non plus à ma connaissance de sorcier noir métamorphe ? Les seuls « sorciers » qui puissent se changer en animal reçoivent le don de leur esprit totem, une vieille croyance, ancestralement ancrée dans les mémoires du clan d'oiseaux auquel j'appartiens... Où Zorkin, le « fils Laveau » comme les gens l'appellent a-t-il découvert l'esprit du phénix ? De quelle époque ou dimension lointaine a-t-il extrait une telle bête pour s'en approprier l'apparence ?

Toutefois...

Si moi c'est le rouquin qui m'indispose, mon compagnon lui veut comprendre. Et la clé il ne l'a pas trouvée en Kyril, ils ont pourtant une connexion due au fait que le Russe comme le chien de Tarock a offert son sang à mon … quoi ? Qu'est ce type que j'ai accepté d'abreuver au quotidien et dont les dents me deviennent indispensables au point que -je le reconnais- toute autre nourriture que moi-même me dérange d'une jalousie que je peine à retenir ? Dara a sondé Kyril, et Kyril s'est paraît-il ouvert franchement et sans détour. Ce n'est d'ailleurs pas lui qui voulait voir la vieille, ou du moins, pas pour lui-même ! Du moins à ce que j'ai entendu perché sur le toit.

Devant moi, la fille et son chevalier rouge me font face, il est sur la défensive et je ne peux m'empêcher de sourire en notant qu'il m'a pris en grippe autant que moi je le déteste.

- Tu t'es perdu Benedikt ? Qu'est-ce que tu fais là ? Pourquoi la suis-tu ?

- Vous faites un bruit insensé... Vous trouver, c'est trouver un volcan nouvellement jailli au milieu de nulle part !

- Réponds-moi ?

- Elle sent le loup... Dara veut le rencontrer.

Qu'il ne me demande pas pourquoi, je serais bien incapable de l'expliquer et cela serait pris comme un refus de ma part. Elle a sur elle l'empreinte du chaman, ce chaman que l'esprit aiguisé de mon ami a senti lors de cette fameuse nuit, et qui a tenu tête avec tant de brio à Louis-Marie Laveau et son comparse Tarock !

Je regarde Kyril... A-t-il oublié cette nuit là ? Il a failli me tuer pour être ensuite entièrement vidé de  sa substance par le spectre de son aïeule ! Et sans l'intervention de cet homme-loup, loin, si loin de chez nous, il serait mort. Moi, je n'ai dû ma survie qu'à la demande de Selman, Cresus est un tendre ? Ou il a senti l'inquiétude de Dara ?

- Tu sais comme moi qu'il a seul le pouvoir de résister à ce qu'il y a … là-bas.

Je montre un point invisible, en direction de Swamp Domain. Une créature qui a presque tué Kyril, muselé Dara ? Une créature du chaos et de l'ombre la plus sombre.

Je porte la main à mon talisman... Ici je l'ai dit, je suis chez moi... Le vaudou n'est pas que mort et désolation ! Les esprits à l'origine ne voulaient qu'aider les chamanes et eux aider les hommes. Je secoue la tête, parfaitement conscient que mes oreilles ont rapetissé soudain et que mon nez s'est ossifié... Je vais reprendre mon vol, j'ai délivré mon message !

Je regarde la panthère. Et j'ai les yeux qui sourient. Comme c'est étrange, trois change-peau à la recherche de je ne sais quoi ? Dans un monde de sorciers et de fantômes malveillants ? De vivants qui ne le sont pas vraiment, et de morts qui le seront un jour comme tous vivants ?

- La mort est une composante de la vie Zorkin, mais regarde combien la vie est grouillante et présente ici !

Autour de nous, sous l'eau, enfouies dans la vase, les feuilles, visibles ou camouflées il y a des tas de créatures, de celles que sa compagne et moi considérons parfois comme des proies, lui … de quoi se nourrit un phénix ? Mais qui n'en restent pas moins vivantes ! Et actives... et

légitimes !

Bien plus que cette ruine qu'il répand d'un regard, tendant la main à la peau si blanche qu'il paraît -lui- n'avoir plus de sang ? Est-ce le feu qui brûle l'intérieur de Kyril ? Et qu'est venu chercher cette femme ?

- Quoi que tu cherches Change-peau, il ne te le donnera pas... Il ne peut pas, il ignore comment vivre...

Je souris, mesurant soudain le paradoxe. Il donne la mort, et ne peut la recevoir ? Quoi qu'il arrive au phénix il va renaître de ses cendres ? Comme Dara ? Car qu'est un être qui vit en s'abreuvant de sang et de plus en plus hante la nuit plutôt que le jour ?

- et comment mourir ?

Tandis que ses crocs et ses griffes se repaissaient de chair et de sauvagerie, ses sens avaient perçu l'arrivée nonchalante du phénix. Son aura de flammes pures avaient léché la sombreur nocturne et éclairci un bref instant le clapotis noir où se déroulait le combat des bêtes. La mâchoire accrochée sur le cou avait percé la plus grosse artère de l'alligator. Elle attendait tranquillement qu'il se vide de sa substance pour crever. L'issue fatale du prédateur lui permit de relâcher légèrement sa concentration. L'arrivée du vautour ne lui échappa pas, elle entendit des bribes de leur discussion. C'était quoi cet intérêt pour le chaman ? Où qu'elle aille, quoi qu'il se passe, sa présence se révélait partout tel un fantôme huileux et collant ! Quand est-ce que cet acharnement oscillant l'invisible et le visible allait se terminer une bonne fois pour toutes ?

-...Benedikt...Pourquoi la suis-tu ?... Elle sent le loup...

Ça lui cogna dans les oreilles, les mots la frappèrent, littéralement, exacerbant sa hargne envers ce putain de calvaire d'âme sœur ! C'était qui ce métamorphe ?  Il la suivait parce qu'elle puait l'émanation d'une aberration ? Elle en était là ?! Qu'il dégage ! Que Valravn dégage ! Qu'ils dégagent tous ! Tout de lui lui pourrissait la vie ! Existait-il sur cette planète un seul endroit où elle pourrait retrouver enfin la paix ! Oh bien sûr, il s'agissait d'une paix toute relative bien spécifique à Mary. Elle était parvenue à se la construire heure après heure, jour après jour, depuis le meurtre de son père. Certes, les fondations de sa survie reposaient sur un labour de violence subie trop longtemps mais au moins, le passé et le futur la laissaient tranquille. Le présent se pliait à sa volonté, à ses envies ; comme elle le décidait, quand elle en avait envie. Jusqu'à ce jour maudit où elle était entrée dans ce restaurant.

Babines pourléchées, elle se nourrit du cadavre chaud de l'alligator, but de grandes lampées d'eau fraîche puis fit demi tour. Le pelage abandonné, elle se redressa, s'avançant vers les deux autres métamorphes. Le corps tatoué de sang et de sueur éphémères,  de griffures éparses, elle s'approcha en silence détestant la mine condescendante de Benedikt. Il avait l'air assuré, parlait comme un sage averti alors même que leur complicité éclatait à la grande brune.

Un bruit insensé ?

-Et alors ?

Elle cracha les syllabes, agressive, énervée. Elle en avait marre de tout ça ! L'ignorant avec superbe, le Ben en question précisa :

- Tu sais comme moi qu'il a seul le pouvoir de résister à ce qu'il y a … là-bas.

Elle avait bien compris qu'il se passait des choses très dangereuses dans le coin, le rouquin l'ayant mise en garde à plusieurs reprises avec insistance. Mais quoi ? Ça ne la concernait pas ! Elle n'était pas venue ici pour se trouver mêlée à leurs histoires ! Beaucoup de choses la dépassaient qui l'indifféraient au plus haut point mais à l'évidence, Valravn se trouvait impliqué dans pas mal de sujets et d'intérêts dont elle ne mesurait guère l'amplitude.

Elle regarda le nouveau venu ostensiblement. Ses cheveux longs reflétaient la luminosité de la lune d'une façon étonnante, diffusant un éclat argenté contrasté. Un vautour, un phénix, une panthère, chacun lié à la mort différemment mais puissamment.

- Quoi que tu cherches Change-peau, il ne te le donnera pas... Il ne peut pas, il ignore comment vivre...

« ...il ne te le donnera pas... » Elle le détesta cet olibrius de malheur. Profondément. Passionnément. Mais elle sut d'instinct qu'il disait vrai et l'échéance lui parut cruelle, injuste, dégueulasse.  Sous le coup d'une déception abyssale, elle se mit à inhaler et expirer un peu trop fort, un peu trop vite. Poings serrés, les phalanges blanchies, elle le mata méchamment jetant un œil noirci à Kyril.

- et comment mourir ?

Ce fut l'apothéose : l'absurdité de tout ce bordel lui sauta aux yeux, à la gorge, à l'âme ! Kyril l'immortel, Benedikt qui se nourrissait de la mort qu'on lui avait refusée !  Une trinité infernale au bord d'un marécage. Un accident qui n'aurait pas du être.

-Et toi tu le sais, monsieur je sais tout ?

Si en temps normal je n'aime pas Benedikt Jensen à ce moment précis, je le hais ! Il devrait se méfier, plus jeune, ce degré de ressentiment m'aurait conduit à lui couper nette la respiration ou à l'embraser jusqu'à ce qu'il ne soit que cendres... J'avoue, il a expérimenté déjà la première version de mon ire et m'en veut -lui aussi- probablement pour ça. Je le connais moins que son acolyte qu'il m'a fallu fréquenter pour l'attirer à Swamp Domain mais je sais une chose : Ben le vautour est incommensurablement plus rancunier que Dara, ou même moi. Je crois bien qu'en ce domaine il surpasse même l'aïeule qui nous encombre tant depuis quelques temps. Je ne suis  bon à rien ? Vraiment ? Et lui ! Mary a la réponse qu'il faut, et qui amène sur mes traits un sourire d'enfant qui a marqué un point.

- Et toi tu le sais, monsieur je sais tout ?

Et oui Benedikt... Sais-tu vivre ou mourir ? L'un comme l'autre peuvent sembler simples... Mais à y regarder mieux, ce sont deux choses très compliquées à mettre en pratique. Je ne sais donc pas vivre ? Une immense nostalgie me submerge... sans doute a-t-il raison ? Où aurais-je appris ? Ma mère passait sa vie à me cacher de tous, mon « père » que j'ai su ensuite ne pas l'être à me frapper pour conjurer sa peur du monstre que j'étais, la vieille dont je n'ai jamais su qui elle était pour moi ni si nous avions un lien de parenté, à m'inculquer de la magie à toute vitesse pour que je maîtrise mes pouvoirs... Mes camarades de classe me haïssaient, mes professeurs me regardaient comme une anomalie dérangeante, je ne connaissais personne d'autre, n'ai jamais fréquenté personne à vrai dire, à part Louis-Marie auquel une mambo de Louisiane m'a « vendu » contre un regard bienveillant de sa part... Les puissants Laveau, les grands sorciers... Delphine et Denise me reconnaissent bien comme leur neveu, leur frère a dit que j'étais son fils, mais elles ont aussi peur de moi que de lui, Tarock voulait d'abord m'endoctriner avant de se mettre en tête de me voler à mon père, Aimée me désire pour la puissance que je pourrais lui apporter en complément de la sienne ! Donc Ben le vautour a raison... je n'ai pas appris à vivre, et il y a peu j'ai compris qu'il me serait difficile de mourir...

Restent Cresus... et peut-être Dara, et Mary. De Cresus et Mary je suis presque sûr, presque... Ils se disent mes amis et je crois bien qu'ils le sont. De Dara... Dara lorsque je l'ai connu était bien un « demi-vampire », un homme doué d'étranges facultés mais capable de prendre un bain de soleil, de rire, de partager un repas entre amis... La dernière fois que je l'ai croisé, il évitait la lumière naturelle et avait dans le regard un éclat sombre et ténébreux... Dara a cédé à la force noire et mortelle de sa « demi-nature ». Reste à savoir comment on peut être un demi-vivant ou demi-mort ? Je n'ai rien trouvé dans les livres où Louis-Marie m'a fait chercher désespérément, plus il approche du but et plus il semble fébrile et … paniqué par l'ampleur de ce qu'il pourrait découvrir. Lui, en Dara voit un mort qui survit, comme Aimée en est une mais immatérielle... Chez Mary, je me demande ce qu'il détecterait ? Et ne parlons pas de moi qu'il sous-estime tellement qu'il ne m'a jamais soupçonné d'être autre chose qu'un fils bâtard servile et reconnaissant, mettant mes quelques incartades sur le dos d'Aimée dont il se méfie comme de la peste.

Que sais-tu de la vie Benedikt ? Que sais-tu de la mort ? Comme tout mortel, l'une et l'autre te sont familières mais au-delà des lieux communs ? Que pourrais-tu nous apporter ? Il s'est légèrement écarté, sa métamorphose initiée... des yeux, il suit la progression du dépeçage du cadavre laissé par Mary par ses pairs... Les sauriens se moquent bien de savoir s'ils dévorent leur frère ou un oiseau noyé. Saurions-nous, nous, tous les trois, dévorer un semblable ? Même sous sa forme animale ? En quoi sommes-nous humains ? En quoi sommes-nous des prédateurs sauvages ? Certains d'ailleurs  se soucient de l'espèce à laquelle appartient leur nourriture et ne toucheraient pas à l'un des leurs -à ce que je sais- Le guide touristique si cher à son vampire hésite. Son visage humain réapparaît, il regarde Mary, balançant semble-t-il entre lui clore le bec et répondre. Finalement, il se ravise et reste muet, embrassant des yeux les alentours, pour finir par dire,

- On est beaucoup trop près du Domaine du Marais pour parler  librement...

Encore une façon de se démarquer ? Il est le seul à dire « le domaine du marais » en français. Quand l'endroit a été construit, les Laveau venant de France, il est probable que Swamp Domain avait ce nom mais depuis combien de décennies n'est-il plus usité ?  

Je ne peux m'empêcher de le chercher, hargneux comme un jeune coq, sans la moindre raison.

- Tu es sur les terres Laveau Ben qu'espérais-tu ? Que Swamp Domain serait avalé par l'enfer en une nuit ?

Il se signe rapidement, provoquant mon effarement, je ne connaissais pas cette face là de Jensen ?

- La vie, la mort, c'est du pareil au même, tu sais ça toi non ? Et l'autre là-bas, le Loup, le sait aussi... En fait...  il fixe Mary avec insistance - Nous le savons tous ? Même elle... 

Il soupire, a presque le même port de tête que moi quand je me questionne, un mouvement de rapace, rapide et agile... Il s'adresse à mon amie, m'ignorant volontairement - Veux-tu voir Dara ou pas ? Je rapporterai ta réponse quelle qu'elle soit. 

Son attitude laisse clairement entendre que si elle est bienvenue, moi, je peux me passer de venir, je dois même le laisser tranquille avec son compagnon.

- Qu'est-ce que Dara veut à Valravn ? Et pourquoi la demander elle et non pas lui ? Il pourrait très bien demander à Cresus qu'il connaît, ou même à moi, d'intercéder pour qu'ils se rencontrent ?

Le haussement d'épaules est doublé d'un sourire, presque triste, Ben a mal à Dara... Pourquoi ?

- Tu sais que la vieille Marge est morte ? Quelques heures après la visite de … Dara ?

Ses yeux brillent quelques millièmes de secondes d'une curiosité non feinte avant de retrouver une impassibilité qu'affichent aussi ses traits. Je ne suis pas le meilleur intermédiaire quand Ben Jensen est en face, c'est certain. Curieusement, je n'ai aucune envie de faire la paix. Je ne voulais pas l'agresser, il m'a fait peur ce soir-là, furieux qu'on lui ait kidnappé son mec, je me suis vaguement excusé surtout pour faire plaisir à Cresus... Lui n'a pas oublié, pas pardonné, et moi... moi je réagis toujours de la même manière à ce que je perçois comme de l'hostilité, nous devons ressembler à deux roquets se battant pour une chienne en chaleur ! En l'occurrence, la chienne en chaleur peut prendre n'importe quelle forme, être vivante comme un objet, dès que Benedikt souhaite quelque chose, je veux le contraire et la réciproque est vraie. Là, alors que je proposais à Mary de la mener à Dara, le simple fait que lui s'y atèle gomme mon consentement !

Je regarde la panthère, je dois avoir l'air soucieux et contrarié, je sais que c'est ridicule... Il ne fait que simplifier les choses puisque la mort de la sorcière a dû conduire Dara à se planquer ?



La musique : The Host of Seraphim - The serpent's egg

- Et toi tu le sais, monsieur je sais tout ?

J'ai failli répondre très vite « Oui ». Puis qu'au moins je savais mourir... Mais vivre ou mourir, personne ne sait en fait. Vivre, c'est aller de l'avant sans savoir où ni comment, mourir, c'est attendre une heure que bien peu connaissent... Et ceux qui la connaissent font tout pour la retarder ? En fait, si j'étais franc -donc en dehors du champ de vision de Kyril « le fils Laveau » comme tous disent ici- je répondrais « Non, pas plus que vous » mais il est là. Je biaise donc, n'en suis pas fier mais le dissimule bien je dirais, d'abord parce que le roux n'est pas capable de comprendre les faciès humains, on dirait qu'il n'a jamais croisé d'hommes avant son arrivée en Louisiane ? Et ensuite parce qu'elle, ne me connaissant pas, ne peut détecter mes mensonges.

Je mens bien je le répète, si je n'étais pas capable d'être crédible je serais mort de faim depuis longtemps, ou réduit à dépecer sous ma forme animale les charognes du coin. Je n'aurais jamais réussi à persuader  à ce jour sûrement des centaines de gogos que je suis réellement guide touristique. Après... Depuis quand faut-il un diplôme d'une université pour balader des cons de touristes dans le bayou ! Il suffit de connaître un peu d'histoire et beaucoup de géographie, d'avoir le sens de l'orientation, des yeux bleus, et un sourire charmeur ! Tout cela je l'ai, le diplôme... on va oublier ?

- On a tous une part d'ombre dans ce qu'on sait, mais je sais mieux que lui ce qu'est une existence...

Oui ! D'abord, je suis plus vieux ? De cela encore je ne suis pas sûr ? C'est un PHENIX ! Pas un putain de vautour, qui sait depuis combien de temps son air de gosse insupportable naît et renaît ? A-t-il toujours eu cette tête là ? Combien de vies a-t-il traversées ? J'en ai le vertige, j'ai l'habitude des métamorphes, et les gens de mon clan disent qu'un esprit peut s'abriter dans plusieurs corps et même y cohabiter avec d'autres, créant ainsi une entité nouvelle qui à son tour transcendera et reviendra ? J'avoue que lorsque Bethany m'a dit cela, j'ai d'abord douté puis je l'ai rangé avec ses promesses d'amour « pour la vie » après qu'elle eut décidé d'épouser le cousin Larsen dont le père avait les terres les plus riches de la famille... Comment croire une chamane qui te formait et voulait te marier si elle ment déjà sur son attachement pour toi ? J'ai passé mon chemin, blessé quelques temps avant de me rendre compte qu'en fait, la seule chose qui me manquait c'était les connaissances qu'elle m'aurait toujours transmises malgré notre rupture si je n'avais pas fichu le camp dans le sud.

Non, je n'aime pas les femmes... Je n'aime pas les serments, et je n'aime pas les hommes en fait, pas plus mâles que femelles. L'humanité est une belle parure pour la bête que je suis, une parure aussi perfide que mensongère ! Quand je retourne là-haut, dans ma montagne désertée des hommes de bien, tous me font un accueil amical que je vois aussi faux que celui des autres, ceux qui ne sont pas de ce clan et n'en seront jamais. Reste... Dara. Et Dara la veut, elle, parce qu'elle est si proche du loup qu'ils ne font qu'un a-t-il dit ? Comment peuvent-ils ne faire qu'un alors qu'elle semble désireuse de s'arracher sa peau de loup des épaules ?

- tu veux voir Dara, il suffit de le dire. Si tu ne veux pas aussi. Moi, je ne suis que le messager...

Je campe mon regard dans celui du Kyril. Qu'il essaie donc l'oiseau de feu de m'empêcher de l'emmener si elle le souhaite ! Je lui montrerai ce qu'est un dévoreur de morts ! Avec un peu de chance, je l'aurai vidé de sa substance avant qu'il ne parvienne à retrouver son œuf ?

Non Benedikt, la haine comme l'amour est mauvaise conseillère, et si tu avais le pouvoir de tuer, ça se saurait...

Lui, l'a.

Elle se trouvait au milieu du bayou, une nuit de lune blanche, le ventre plein de chair et de sang frais. Pour un peu, elle se serait laissée aller à roter comme un charron !

Autant elle appréciait Kyril du bout du cœur autant le Benedikt l'agaçait. Il avait l'air de connaître bien plus qu'il n'en dévoilait et cette part emplie d'énigmes et de non dits lui pesait. Kyril était ce qu'il était, plutôt franc supposait-elle, sans faux semblants tout en sachant rester subtil dans ses relations. Elle n'était pas dupe des différences fondamentales qui les caractérisaient : sociable, agréable, serviable, il savait s'adapter et communiquer sans souci. Elle grognait au lieu de parler, se mettait en colère facilement, s'isolait avec délices rompue à ses propres mensonges. Elle enviait son aisance sociale, la facilité déconcertante -de son point de vue- avec laquelle il se liait à d'autres. Elle, fuyait les tas des gens, n'ayant confiance en personne.

-Si on est trop près, éloignons nous ! C'est quoi le problème ? Vous en parlez comme d'une gueule de l'enfer ! Je suis ici pour une seule et unique chose : je veux me débarrasser de ce qui me colle à l'âme une bonne fois pour toutes ! Ce Dara peut m'enlever cette merde oui ou non ? Si aucun de vous ne sait, je n'ai pas envie de perdre mon temps pour rien. J'en crève debout, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut le subir pour ça !

Soudain, elle revint sur l'une des paroles du blond:

-Mais attends...Tu as bien dit... «  il a seul le pouvoir de résister à ce qu'il y a … là-bas. ? »

Le regard dru, elle dévora Benedikt des yeux.

-De quoi tu parles exactement ? Dis moi ?

La moue perfide, elle se tourna vers Kyril :

-Cette chose pourrait me...me déchaîner ?

Un autre espoir ? Une énième provocation à défaire un destin gravé dans l'éternité ? Elle les regarda tous deux, le sourire en coin.

-Sois honnête Kyril et dis moi ce qui se passe ici, sans détour, au moins que je sache si je peux espérer ou pas ! S'il n'y a même pas une miette de solution, je m'en vais ! Je quitte ce trou à rats, à phénix, à vautour, à panthère, à mystères !

Le dos appuyé contre un tronc d'arbre, elle se laissa glisser sur la terre.

-J'en ai marre, marre, marre...  Ajouta t-elle pour elle même un bras replié sur son visage.

Cette charge mentale ET affective qui pesaient des tonnes. VALRAVN. Comme si son nom s'étalait en lettres de feu et d'étoiles où que son regard se posât. Dans le ciel, sur les plaines, dans les montagnes et les mers...VALRAVN. Une hantise, une obsession, un cauchemar perpétuel...Elle se donnait tout le mal du monde pour s'en débarrasser. VALRAVN.
Peine perdue. Ça revenait à la charge jour et nuit.

- On a tous une part d'ombre dans ce qu'on sait, mais je sais mieux que lui ce qu'est une existence...

-Si tu le dis ... mais il sait mieux que toi en jouer de cette existence ; il la prend et la rend comme il veut, quand il veut. Il peut en vivre et en mourir et en revivre et le cycle n'a pas de fin.

Elle se redressa sur un coude, lançant joyeusement au rouquin :

-C'est carrément plus drôle non ? Il dit qu'il sait mais il y gagne quoi ? Toi, tu peux t'amuser comme un fou et jouer de ton pouvoir comme d'une baguette magique ! D'ailleurs...

Elle se tut brutalement. Comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt ?! Un instant fascinée par la perspective, elle se leva d'un bond.

-Allons plus loin puisqu'il le faut pour être tranquille ?

Elle frotta ses vêtements vite fait pour en ôter les brindilles collées et s'approcha de Benedikt.

-On y va ?

Manoeuvrant pour que Kyril n'entende pas, elle lui murmura tout à trac:

-Si le Phénix me tue, tu pourrais l'emmener loin pour lui éviter de chialer sur mon cadavre ? Ton prix sera le mien.

- Mais attends...Tu as bien dit... «  il a seul le pouvoir de résister à ce qu'il y a … là-bas. ? » De quoi tu parles exactement ? Dis moi ? Cette chose pourrait me...me déchaîner ?

Je foudroie Ben du regard ! Mais va-t-il cesser d'interférer -en faisant fleurir des espoirs insensés autant que démesurés- ?! Non ! Jamais la nécromancie n'arrivera à la « déchaîner » ! Bien au contraire... J'ai vu ce que mon père parvient à faire des malheureux qui lui tombent entre les mains... Ceux qui se « réveillent » car combien meurent à tout jamais, comme d'ailleurs cela devrait se faire ? La mort n'est-elle pas le repos bien gagné après une vie emplie de tant d'horreurs ?

Je reste pensif, un infime instant... La mort ? Qu'en sais-je moi de la mort ? Chacune des miennes est de courte durée, un déchirement de l'âme que je dois recoller ensuite, pour qu'elle soit en mesure de vivre une existence sans la mêler aux précédentes. J'ai un souvenir confus de nombreux décès, mais pas de la vieillesse ? Est-ce  à dire que je suis toujours mort « jeune » ? mon premier souci quand je reviens est d'effacer le passé, je ne peux pas vivre en me rappelant des épisodes désormais clos ? C'est en songeant à cela que j'ai pensé à Dara. Dara lui, au contraire de moi, ne « vit » pas sa mort, non, c'est difficile à expliquer ! C'est en fait l'opposé de ce que je dis et qui est sujet à bien des interprétations, il VIT sa mort mais n'a pas l'inconvénient des décès. Dara devient mort un peu plus chaque jour - depuis peu chaque nuit à ce que j'ai compris-. Il meurt comme on prendrait de l'âge sans cesser d'exister ni connaître d'autre bouleversement que le temps qui passe et lui enlève tout au long du voyage des âmes aimées ou détestées. Devenir sa semblable permettrait à Mary de laisser Valravn derrière elle, mais cesserait-elle de le sentir là ? Et puis... les gens comme Dara ont-ils du temps qui s'écoule la même notion que n'importe quel humain ? Si le chaman poursuit sa route jusqu'à sa fin naturelle, cela veut dire que ma panthère au caractère si impatient devra attendre au moins quarante ans... Pas sûr qu'elle accepte, même si en échange elle gagne l'éternité ?

Une autre question me vient, je n'ai pas étudié ce qu'est Dara. J'ai un mot à mettre dessus, mais les légendes sont à la fois constantes et divergentes. Dara ne craint pas le jour bien que préférant la nuit, il est visible dans un miroir, il est probable que les pieux dans le cœur ont sur lui le même effet que sur n'importe qui. Dara je pense n'est immortel que tant qu'on ne l'assassine pas ? Ou bien a-t-il comme moi la faculté de … revenir ?

- Ce qu'il y a là-bas ne ferait que t'asservir davantage. Et s'ils soupçonnaient le lien dont tu souffres et sa nature, il est probable qu'ils tenteraient de l'amplifier pour faire venir Valravn. Ne touche pas au vaudou Mary, tu as suffisamment d'ennuis comme ça !

Pourquoi employer le pluriel ? Les « Laveau » c'est mon père d'abord, puis moi ? C'est que j'y associe ce pourri de Tarock ! Cela dit, après les événements récents (*) il ne devrait plus nous coller aux basques ? J'ignore jusqu'où va son pouvoir  mais il est certain qu'il n'est pas négligeable et que le chaman est dans sa ligne de mire. Lui aussi dirait bien « Elle sent le loup »... C'est bien la première fois que je vois Jensen m'approuver ! Il hoche la tête comme un de ces chiens que les vieux ont encore sur leur plage arrière de voiture et qui font « oui » à chaque cahot ! Il serre à l'en déchiqueter le gri-gri qu'il a autour du cou... Je les entends batailler à coup de paroles vides !

- On a tous une part d'ombre dans ce qu'on sait, mais je sais mieux que lui ce qu'est une existence...

- Si tu le dis ... mais il sait mieux que toi en jouer de cette existence ; il la prend et la rend comme il veut, quand il veut. Il peut en vivre et en mourir et en revivre et le cycle n'a pas de fin. elle continue, s'adressant à moi ? Mais elle n'a rien compris ! Ou bien elle débite sa tirade pour humilier Ben ? Le contrer à tout prix ? C'est curieux comme ce type arrive à se faire des ennemis en toute occasion ? C'est carrément plus drôle non ? Il dit qu'il sait mais il y gagne quoi ? Toi, tu peux t'amuser comme un fou et jouer de ton pouvoir comme d'une baguette magique ! D'ailleurs...

Je l'interromps.

- Ce n'est pas un jeu Mary ! Chaque retour se fait dans le sang et le feu ! Chaque renaissance est douloureuse et périlleuse ! Mais là n'est pas la question... Tu ne trouveras rien à Swamp Domain ! La seule solution qui te reste c'est Dara, lui ne meurt pas, mais peut-être sait-il ? Il y a parmi ses ancêtres des fous qui sont parvenus à faire de la vie une mort et de la mort une vie ! Comment je l'ignore, lui l'ignore peut-être aussi, mais il a peut-être d'autres cordes à son arc ?  

Une sorte de « potion d'oubli » ? qu'est-ce qui me fait penser cela ? Des lectures d'adolescent ? J'ai lu quelque part que certains vampires renaissaient amnésiques ? Je ne crois pas que ce soit le cas de Dara, d'ailleurs quand est-il devenu ce qu'il est ? Je n'ai pas trouvé malgré les recherches et le pistage en profondeur que mon père m'a imposé. Après, j'aurais tout essayé, Marge n'est plus là pour la délier -si elle avait eu le talent de le faire-, ce qu'elle veut, c'est juste pousser le chaman en dehors de sa tête ? Donc l'oublier devrait convenir ? Je doute que la mort en contrepartie l'arrête, elle a toujours été mi-vivante mi-morte dans son mental.

- J'ai peine à admettre que celui-ci -je désigne notre troisième comparse d'un mouvement du chef- - puisse être utile et avoir raison sur quelque sujet que ce soit, mais il faut que tu vois Dara. Dara seul saurait peut-être.

Je suis tout sauf sûr de moi, d'autant que j'ai bien entendu ses murmures et vu le signe de connivence qu'elle a eu pour le vautour... J'ai aussi capté la surprise et le refus dans le regard de Ben, au moins lui est-il facile à décrypter !

- Qu'est-ce que Dara saurait ? Vous parlez tellement de moi que toute la Louisiane doit l'entendre !

Je fais volte face, comme sorcier une apparition soudaine ne devrait pas me surprendre autant ? Il et là, les joues creusées par la soif, l’œil ardent bien qu'empli d'une douleur intense... J'ai du mal à le reconnaître tant il est meurtri... Toutefois je ne doute pas de sa capacité à rajeunir et  à s'embellir quand il aura trouvé de quoi se nourrir... J'ai bien peur qu'entre Mary et lui la population d'alligators du bayou ne chute cette nuit. J'espère que ça n'attirera pas l'attention de quelques clampins que ce soit, surtout pas un des habitants du « domaine ».


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(*) Kyril en découvrant la « trahison » de Tarock qui souhaitait s'emparer du pouvoir de l'aïeule a banni le nécromancien et l'a brûlé d'un feu magique.

- Je suis...:

 

Je le sens avant de le voir. S'est-il impatienté ? Il voulait lui parler... quand je dis « parler », à vrai dire j'ignore ce qu'il comptait faire, Dara m'échappe de plus en plus, pas la volupté procurée par sa présence et ses caresses, même, par le fait de sentir ses crocs se planter -généralement non dans mon cou- comme le voudrait la légende, mais à un endroit où le sang afflue tout en permettant un bandage discret... je lui tends le poignet habituellement, l'un est ceint de la montre que je n'ai jamais quittée depuis ma Communion Solennelle, l'autre par un fouillis de bracelet gris-gris confectionnés par la Marge dont Kyril m'a annoncé la mort ?

Je regarde le rouquin, guette dans son attitude un refus, une contrariété... En vain ? La fille a approché trop près du Domaine, elle a tenté de passer les barrières, Zorkin protège les Laveau ? Ou bien la Bleue ? La livrer aux vieux fous serait la condamner et pas comme elle le pense la soigner... Je ne sais d'ailleurs de quoi elle veut véritablement se soigner ? J'ai cru comprendre que le Loup, Valravn, lui était comme une maladie dont elle veut guérir ? Je pense à Dara... Je le vois évoluer, les joues creusées et les yeux presque rouges de faim inassouvie mais toujours resplendissant de cette ombre qui s'étend, lumineux de sombreur, attirant comme un feu pour une luciole ! Moi qui me jurais hétéro j'ai succombé, le corps de cet homme une fois ses dents plantées dans le mien est irrésistible, je sais que c'est un charme, qu'il lui doit de survivre, mais le plaisir est là ? Comment peut-elle vivre son loup comme une gêne insupportable ? Car il me semble que c'est là que le bât blesse ?

-  De quoi tu parles exactement ? Dis moi ? Cette chose pourrait me...me déchaîner ? Sois honnête Kyril et dis moi ce qui se passe ici, sans détour, au moins que je sache si je peux espérer ou pas !

Il n'a pas dit. Encore moins sans détour... Alors je vais le faire et laisser à Dara le soin de répondre à l'autre question...

- Ce Dara peut m'enlever cette merde oui ou non ?

Le temps presse, peut-être mon partenaire l'a-t-il senti ? Elle en est à envisager bien des sottises hors de sa portée !

- Si le Phénix me tue, tu pourrais l'emmener loin pour lui éviter de chialer sur mon cadavre ? Ton prix sera le mien.

Je prends les choses dans l'ordre... Dara lui rode comme jamais je ne l'ai vu roder encore ? Il n'a plus rien d'humain, ses mouvements sont prompts, ses déplacements fuyants, ses yeux sont comme maquillés d'un khôl sanglant, ses lèvres se rétractent malgré lui laissant voir des crocs que je sais rétractables... Je le trouve magnifique, mon regard à moi doit exprimer le désir, comme celui qu'un chien en quête d'une caresse ou d'une friandise mendierait auprès de son maître ! Que suis-je devenu ? À l'origine c'était un don de vie à un être mourant ?

- Swamp Domain est l'antre de la mort... Son père Je montre Kyril d'un mouvement de la tête, - continue les recherches « familiales », il veut l'immortalité ! Et pous l'avoir il tue et ressuscite les morts, jusqu'à ce que le corps n'en puisse plus et crève comme une charogne ! Les corps, seulement les corps, il traîne autour de la propriété autant d'esprits en colère que de « zombies » pas encore vidés de leur essence...

Je marque un arrêt et la regarde, c'est ça qu'elle souhaite ? Mourir, renaître, re-mourir, renaître ? Mais entre deux se perdre ? Ne plus avoir conscience de ce qu'on est, ne plus pouvoir combattre ? C'est ça que font les Laveau, depuis trois générations ! Ça que font d'autres familles pratiquant encore le vaudou local... Je me demande ce que ferait le vieux Laveau de son âme, et de celle collée après la sienne du Loup ? En moi-même, je me dis qu'il rencontrerait un problème, pas à cause d'elle mais à cause de l'autre... Dans leur affrontement pour Cresus, il a perdu ? Lui et sa clique de cinglés, le maître du Chien, la sorcière du Nord que j'ai sentie sans la conceptualiser entièrement, et bien sûr l'Ancêtre, l'Aimée ! Et le phénix de Kyril au milieu de tout ça ? Elle a dit « si le phénix me tue », mais elle ne le connaît pas ? Il la ramènerait... Pas comme son père pour l'utiliser, parce que chaque parole, chaque geste du roux indiquent qu'il tient à elle.

Je réponds à son murmure, s'il l'a tuait, l'emmener pour qu'il ne fasse rien ? Pour qu'il la laisse mourir ? À tout jamais ? J'aime beaucoup sa formulation... « chialer sur son cadavre » ? quand on sait qui est Zorkin, « pitit gason Laveau » comme disait Marge c'est d'une saveur particulière. En tout cas, s'il en venait à la tuer -pourquoi ? Parce qu'elle l'exaspère ? Je ne pense pas qu'il le ferait- il est hors de question que je cautionne ça !

- Pas question que je t'aide à crever ! Je ne mange pas de ce pain là ! La vie est un don, tu ne peux pas la refuser !

J'ai comme une vision de Bethany ? Ou bien est-ce l'autre là-bas dans son grand nord ? Celui qu'elle veut chasser d'elle-même ? En tout cas, je ne suis pas un tueur si ma vie n'est pas en danger, et même comme ça, je préfère immobiliser, rendre inoffensif, que tuer ! Je regarde Dara, il s'est figé, sa tête fait ce mouvement que je ne connais trop et que tant d'humain(e)s trouvent si séduisant et prometteur d'une félicité sensuelle et proportionnelle à sa faim... Cela, seuls quelques uns le savent, Dara veut dit-il me ménager et glane ailleurs ce qui m'épuiserait à mon grand dam.

- Tu as compris son problème ? Ou tu veux que j'explique ? Tu saurais -toi- agir pour l'en soulager ?

Je le regarde, presque anxieux. Je sens sur lui les yeux de Zorkin, je tourne le dos à la Bleue, furieux qu'elle m'ait demandé une assistance au suicide, mais je ne doute pas qu'elle le fixe aussi...

J'écoute... Je suis là depuis quelques minutes désormais, même Ben ne m'a pas perçu ? Est-il trop occupé à batailler ? Je sens en lui des relents de rage et de fureur comme seul lui peut en exhaler, les rouages de sa cervelle d'oiseau sont grippés, engourdis par l'image d'un Louis-Marie Laveau mettant la main sur la délicieuse donzelle ? Pourtant à ce que j'ai pu entendre et lire, Mademoiselle Gaberlie est une forte femme...

-  De quoi tu parles exactement ? Dis moi ? Cette chose pourrait me...me déchaîner ? Sois honnête Kyril et dis moi ce qui se passe ici, sans détour, au moins que je sache si je peux espérer ou pas ! Ce Dara peut m'enlever cette merde oui ou non ?

J'écoute, mais je suis arrivé trop tard pour comprendre ? Son esprit est confus, elle aussi est en guerre, le jeune Kyril, Benedikt, tout le monde y va de sa remarque acerbe ou de son cri de colère ? Que se passe-t-il ? Je garde encore rancune au rouquin, seul sorcier auquel j'ai goûté... Je ne m'y laisserai plus prendre ! Ce sale traître m'a valu d'être enlevé et menotté par les sbires de son père, j'ignorais que leur sang est nocif pour l'être que je suis. Je veux seulement le chaman ?... et j'en jurerais il est lié à cette fille ! Elle a en elle une partie de son être, comme un chien garderait l'odeur de son maître et vice versa.

- Si le Phénix me tue, tu pourrais l'emmener loin pour lui éviter de chialer sur mon cadavre ? Ton prix sera le mien.

Elle a parlé tout bas, un murmure que -comme Ben- j'ai entendu. Je n'en jurerais pas mais il me semble que Kyril Zorkin n'est pas sourd non plus et que son ouïe de volatile même si elle ne vaut pas sa vue, est loin d'être déficiente. Si le phénix la tue ? Je sens le fils Laveau rejeter cette idée avec autant de violence que Ben ? Mais que veut-elle ? Mourir ? Vivre ? Avant de me dévoiler, je laisse ma pensée errer, son agitation me sert, les humains sont rarement en alerte et entrer dans leur tête est généralement simple... Plus ils sont vulnérables : colère, détresse, alcool ou drogue, maladie et plus c'est facile... mais la dame devant moi abrite … un loup. Et je sens ce loup se dresser entre elle et moi, une barrière d'une force telle que je sors, j'obtiendrais ce que je cherche différemment, il n'y a pas encore urgence, à ce que j'ai compris, Aimée Laveau n'a plus d'hôte, donc elle va en chercher un nouveau. Jamais je ne serai celui-ci, mais j'ignore tant de choses que cette engeance sait, qu'elle enseigne à sa descendance quand je suis orphelin ! Il me faut un allié, au moins un, comme il me faut le Savoir mais cela est encore une autre facette de l'histoire...

- Swamp Domain est l'antre de la mort...  

Benedikt comme à l'habitude est grandiloquent... Cet homme a un problème avec les femmes, il les hait autant qu'il les désire, ça fait de lui un grand naïf, fort en gueule mais prêt à se laisser prendre au lasso par n'importe quelle femelle intelligente. Son tableau de chasse est d'ailleurs impressionnant, le mien l'était, avant... C'est sans doute ce qui nous a rapprochés, deux dragueurs aux mœurs dissolues, pas trop à cheval sur ce qu'on nomme honnêteté et encore  moins sur la légalité d'une affaire. Ben et moi sommes des dilettantes, des rôdeurs de barrière, nous observons, analysons et concluons, sans la moindre pitié pour les proies, que ce soit au jeu ou en affaire.  J'ai un souvenir incrédule... quand j'étais cadet, jamais il ne me serait venu à l'idée de tricher ? J'utilisais mes dons certes mais c'était naturel, creuser l'intellect d'un professeur avant de donner une réponse me paraissait normal, s'il opinait j'avais raison et pouvais parler, s'il renâclait, je passais à l'autre option... Tricher aux cartes en influençant les partenaires ? Allez voir par leurs yeux quel jeu ils ont ! Jamais... J'en vis désormais, ou plutôt, j'explique de cette façon l'argent que je dépense, sans attirer l'attention sur le pactole Mærtens, mon paternel depuis mon éviction de l'Armée ne tient pas trop à ébruiter notre lien, qu'il ne craigne rien, moi non plus !

J'en reviens à cette conversation énigmatique ?

- Pas question que je t'aide à crever ! Je ne mange pas de ce pain là ! La vie est un don, tu ne peux pas la refuser !

Allons bon.

C'est trop, si je ne me montre pas je vais rire aux éclats ! La vie est un don ? S'il avait vécu la mienne il en douterait mais je ne peux pas lui en vouloir, ça fait partie de son charme. Et quoi qu'il dise parfois, quand la fatigue le prend, je lui reconnais de nombreuses qualités et n'aurais pas accepté son offre de m'altérer si je l'avais cru stupide.

Il me fait face, soudainement comme soulagé ? C'est glauque à ce point ? Qu'est-ce que la dame au loup est venue faire ici ? Je l'ai sentie tour à tour fébrile, contrariée, agressive, désespérée ! Chose curieuse, j'entends aussi en Kyril de l'intérêt ? Décidément, le chien du sorcier, une femme aux cheveux bleus ? Le rouquin n'est pas un Laveau comme les autres, c'est que nous les avons épluchés Ben et moi les Laveau depuis qu'ils ont décidé de m'enlever pour joindre à leurs connaissances le « Secret Oviedo »... dont je ne sais toujours rien !

- Tu as compris son problème ? Ou tu veux que j'explique ? Tu saurais -toi- agir pour l'en soulager ?

Je m'approche de Ben, le prends par l'épaule et le serre contre moi, je chuchote aussi « Je ne sais rien de ce qu'elle veut ! » puis me retourne vers les deux autres, la nuit a une force étrange, comme si les rayons de la lune se décuplaient, je peine si près de Swamp Domain à garder une apparence vraiment humaine, ici la terre est aussi gorgée de sang que d'eau … et le sang a sur moi l'attrait d'une friandise pour un obèse au régime ou d'un verre de whisky pour un alcoolique en désintoxication.

- Mademoiselle Gaberlie va m'expliquer ?

Je fais une pause, la fixe, dévie légèrement le regard vers Kyril ? - Ou toi ? Vous me collez aux basques comme des chiens de meute ! En quoi serais-je utile ? Je n'ai pas de pouvoir particulier, à l'exception de...

Je ne continue pas, je revois Jenkins allongé au sol, exsangue, et moi couvert de son sang... Ce matin là, le soleil se levait, et moi... je hurlais à la lune couchante comme un loup en chaleur ! Il a fallu la force et la détermination de Ben pour me ramener et me faire voir ce que je venais de faire... Mais les histoires de vampires sont des blagues, même en versant quelques gouttes de mon sang dans la bouche inerte de mon camarade de promotion, jamais il n'est revenu à la vie !

Marge a dit que ce loup avait le pouvoir de résister, qu'il savait dompter la sorcellerie, que le vaudou n'était pas un problème, et qu'il dominait ses instincts... Dans son créole d'opérette qu'elle me savait avoir depuis longtemps percé à jour, elle m'avait répété visite après visite :

- Ou konnen, Dara falkonye a, Wolf a, li ka manje sòsyè a, zansèt la : Aimée ⁽¹⁾

Je ne sais pas ce que souhaite la fille mais moi, je veux qu'Aimée Laveau cesse de me poursuivre ! C'est moi la créature dangereuse dit-on mais le fantôme de la vieille ne rêve que d'une chose, percer le « Secret Oviedo » et s'approprier un corps qui ne meurt pas. La dessus elle en sait plus que moi ? Devoir boire son prochain garantit-il l'immortalité ? C'est encore à prouver, à part dans les films et les romans, il n'y a rien qui soit écrit... Ma mère ne m'a rien transmis parce que ces idiots de latinos de sa famille ne dévoilent rien aux femmes, mon grand-père non plus parce qu'elle s'est enfuie en m'emportant, et m'a laissé à mon père coupant tout lien avec moi !

Moi, je veux le Loup. Elle, que veut-elle ?



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(1) Tu sais, Dara le fauconnier, le Loup, il peut manger la sorcière, l'ancêtre : Aimée