- Et vous Change-peaux, vous lui voulez quoi à Marge ? J'en suis à me demander si je peux ou pas lui répondre ? S'il peut ou non nous aider ? Qu'est-ce que Dara ou un de ses semblables vient faire là-dedans ? Quelle aide -lui- est-il venu demander ? Marge se spécialisait dans les filtres d'amour ? Les liens acceptés ou non entre personnes désireuses de s'unir ? J'ai un sourire amusé... est-ce que le calice de Dara, ce foutu vautour impoli et violent s'éloignerait ? Non allez ! C'est beaucoup plus sérieux j'en suis sûr, ils sont accros l'un à l'autre, à cause justement de ce sang-mort qui circulent dans les veines de l'un et vient droguer l'autre. Non, si Dara est venu, je suis certain que ça a trait aux Oviedo, ces sorciers hispano-amérindiens que mon père voulait gagner à notre cause. Mais je n'ai pas le temps d'avancer bien loin dans mes supputations, après la stupeur vient la colère...

- Tu m'as dit qu'elle pourrait nous aider ! J'ai espéré ! Tu savais qu'elle était morte ?! Tu le savais ?! Tu t'es foutu de moi ?! La mascarade ! La bouffonade de m'amener ici !

Non. Non je ne savais pas, mais j'avoue que j'aurais dû... sentir. La mort est mon domaine comme le sien est de traquer des proies dans l'obscurité pour leur ôter la vie et s'en repaître ! J'en viens à la pensée furtive que j'ignore même ce qui nourrit mon oiseau ? Je n'ai jamais eu l'occasion de manger sous ma forme animale... J'en reviens à Willy, et à elle, et Dara vient s'interposer... Je regarde Willy et montre la fille en furie.

- Elle est maléficiée, un sort d'amour... et elle veut s'en défaire...

Je n'ajoute pas « moi l'amour... » il doit savoir puisqu'il sait qui je suis. Il range très vite sa moue approbatrice, ouais, si Mary n'était qu'un physique je comprends qu'on pourrait l'aimer... mais avec le caractère qu'elle a derrière, même son chamane pourrait bien lâcher prise ! Cela dit, elle en serait la première ravie. D'où la nécessité absolue de lui rendre son libre arbitre ! Personne ne doit être enchaîné de force.

- Que voulait le marcheur ? Elle t'a dit ? Un brun latino avec des cheveux longs ?

A nouveau il me regarde comme il fixerait le diable surgi pendant une cérémonie ! J'ai ma réponse, mais que voulait-il ? Est-ce que Willy sait ? Je réponds à Mary,  peinant à garder une seule ligne de pensée, ne dit-on pas une cervelle d'oiseau ?

- Je ne savais pas non, sinon, je ne serais pas venu jusqu'ici... Sa mort, ça n'est pas un problème, son savoir reste.

Willy paraît avoir parfaitement capté ma pensée, il me fait des « non » épouvantés, refait le signe de la croix, enfin Willy ! Qu'espères-tu ? Que Dieu va jaillir au beau milieu d'une cérémonie menée par un nécromancien ?

- sa non! Non! ou pa ka fòse sa sou Marge! Li te mouri yon lanmò vyolan Sorcerer! Ou konnen espri nou touye yo... pa kontan!

J'ai un sourire radieux, et bien si elle est mécontente elles seront deux ! Et puis, nous lui offrons l'occasion de dire ce que la police n'apprendra jamais, de se venger ? Et de continuer à faire ce qu'elle avait choisi de faire ? Je verrais bien à me faire expliciter -aussi- la demande de Dara, je revois ce type les mains liées, engourdi pour avoir bu mon sang... Louis-marie savait-il l'effet que cela aurait sur un vampire ? Les sorciers de mort sont-ils indigestes pour ses semblables ? Moi, je découvre encore tant de pans de ces savoirs que ma famille paternelle manie depuis des siècles, voire plus...

- Willy tu vas nous aider ! On va ramener Marge et elle nous dira ! La potion, si je sais quoi y mettre, je peux la fabriquer !

J'y crois, mais... Valravn est lié à Cresus et je le suis aussi... C'est un peu trahir sa famille ce que je veux faire ? J'ai un très court instant d'arrêt. Si vraiment c'est quelqu'un de Swamp Domain qui a tué la prêtresse de l'amour, alors de toute manière je trahis les miens ? Mais pourquoi a-t-on voulu la mort de cette femme ? À moi elle avait toujours paru plus folklorique que dangereuse ? Pensez ! Une prêtresse qui vend des envoûtements et des élixirs de dépendance ? Pour que le prince charmant trouve radieuse sa princesse et ne voit pas les verrues qu'elle a sur le nez ?

Des élixirs de dépendance ?

Là est peut-être la réponse ? Dépendance ne signifie pas qu'amour ? L'esclavage aussi est une dépendance ? Et Louis-marie voulait s'attacher Dara ? Pour être honnête, il voulait le vider de sa substance pour trouver ce que moi je possède.

- On va y arriver Mary, si ça ne marche pas, on ira voir Dara, celui qui est venu la voir ce matin là pour savoir ce qu'il voulait ! Si on le sait, Marge sera libérée de son trauma, les morts n'aiment pas être assassinés, pas plus que les vivants. Si on lui accorde son passage de l'autre côté, elle devra nous aider en contrepartie ?

Je me fais horreur ! Ce genre de raisonnement mon père ou Tarock en seraient capables ! Leur suis-je si semblable ?

- ou pral fè bagay sòt, pitit Laveau! ou pral fè mò yo fache!

Je lui souris, je suis certain sans me voir dans aucun miroir que mon sourire est angélique... C'est de cette manière qu'on me sous-estime toujours, un si gentil garçon ne peut rien faire de mal ? Ses actes sont sans conséquence, il est mignon et jeune, aucun danger ne peut être tapi derrière sa tignasse rousse et ses tâches de son ?

Mes yeux clairs pourtant sont implacables...

Je ne le dis pas à Mary, mais s'il me faut invoquer Valravn, par le lien que nous avons en commun, j'y parviendrai ! Et à ce qu'elle dit il ne veut pas plus d'elle qu'elle ne veut de lui ?


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(1) - ça non! Non ! tu ne peux pas imposer ça à Marge ! Elle est morte de mort violente Sorcier ! Tu sais bien que les esprits qu'on a tué sont... mécontents !
(2) - tu vas faire des bêtises fils Laveau ! tu vas mettre les morts en colère !

« Elle est maléficiée, un sort d'amour... et elle veut s'en défaire... » Elle entendait la voix de Kyril comme éloignée de cette baraque glauque et sombre qui puait la mort. « … elle veut s'en défaire...faire...faire... » L'écho se cognait à sa boîte crânienne alors qu'elle se redressait, s'essuyant la bouche. « ...Vraiment Mary ? Tu te trompes de chemin...min...min... » ça résonna si fort dans sa tête qu'elle se tourna brusquement vers les deux hommes. Avaient-ils entendu ?! Butée, elle les regarda tour à tour, l'expression de son visage un bref instant éperdue. Non, ils n'en n'avaient pas l'air et l'étrange parole se tut aussi brusquement qu'elle était apparue. Une poignée de secondes, elle faillit y croire puis se ravisa, haussant les épaules d'impuissance.

À la colère succéda une espèce d'anéantissement qui la fit s'assoir lentement sur le sol, le dos glissant contre le mur, jambes recroquevillées. La vieille était morte, fin de l'histoire. Rien ne la délivrerait de cette malédiction qui lui tombait dessus. Elle se fourvoyait dans une course à l'échalote, ne parviendrait jamais à se délier de cette âme sœur qui lui dévorait les tripes et le cerveau. Un débris du passé surgit, elle se revit brièvement avant sa transformation. L'impression difforme d'un bonheur monstrueux la fit sourire. La situation était bien plus simple, il n'existait qu'un démon à combattre, incarné en chair et en os par son père.  Il la battait mais c'était clair et net, tranché droit dans une réalité palpable, visible. Ça l'amusait parfois, lorsqu'elle était d'humeur à se délecter d'une ironie noire, d'embobiner les autres avec ses marques bleues ou rougeâtres, racontant des histoires de héros, se taillant du rêve inspiré par un goût du sang inquiétant. Ils y croyaient ces crétins et le mensonge se forgeait naturellement, presque trop facilement...Une nostalgie...

« Maléficiée...Ramener Marge... » Elle continuait de les regarder sans les voir, un sale sourire en coin, machinal, détaché. Elle en avait marre, posait ses prunelles à droite, à gauche, humait l'air rance de la maison abandonnée. Un hibou hulula. L'appel de la nuit...des ténèbres...La tentation de s'en aller brutalement, se foutre de TOUT, radicalement, passionnément ! Quoi qu'ils fassent, rien ne changera. RIEN ! Mais l'idée même de se lover dans le pelage de la panthère, de chasser, de tuer pour se soulager de cette abomination, ne lui apportait aucune sensation de répit.

Des images défilaient à travers sa mémoire, hirsutes, bouillonnantes, rebelles. Valravn et sa main secourable, sa présence, sa disponibilité, ses silences colossaux qu'elle appréciait. Le calme dont il faisait preuve l'avait apaisée dans le fond, bien qu'elle refusât en son temps de l'admettre. Un filet d'eau fraîche dans un désert, une oasis dans un monde perdu, son monde, en perdition...Il l'avait empêchée de mourir, l'avait soignée malgré lui. Elle avait flairé tout ça, engluée qu'elle était dans l'armure indestructible de la colère, d'un désespoir inhumain, d'une solitude revancharde et venimeuse.

« ...Sa mort, ça n'est pas un problème... » « La mienne en est un pourtant, elle est bien chanceuse cette Marge... Je ne peux pas crever par moi même, ça aussi ça me tombe dessus... »

Les réminiscences de l'Arche lui firent fermer les yeux. Là-bas, elle avait effleuré quelque chose de bon, de doux, de simple...Val...Elle se leva d'un coup en grognant, secoua la saleté qui lui collait aux fesses.

-Arrête Kyril, laisse tomber. Garde ta potion ou alors tu m'en concoctes une qui me fasse décoller loin et haut.

Le sourire carnassier, elle s'était approchée de lui, le toisant avec ironie.

-On perd notre temps, tu perds le tien. Cet olibrius est inutile, ton Dara  n'y fera rien non plus! J'y ai cru mais ce...cette chose est plus forte que tout. Ou bien...

Ce regard d'ange qui retenait dans ses éclats un pouvoir incommensurable... Comment n'y avait-elle pas pensé avant ?!

La bouche entrouverte, elle se passa la langue sur les lèvres puis saisit son bras, se mit sur la pointe des pieds pour lui chuchoter, collée à son oreille :

-Et si tu me tuais ? Tu me ressuscites et j'en serai peut-être...lavée ? Libérée ?

Elle resta ainsi suspendue contre lui une poignée de secondes, l'esprit fasciné par la perspective, interdite d'une évidence implacable.

Il y eut un autre hululement. Lentement, Mary descendit sur ses talons. Une clarté nouvelle née s'insinuait en elle, pulvérisant au travers de ses veines un étrange sentiment.

Mourir pour renaître



Psaume 71:20
Tu nous as fait |passer par des détresses |et des malheurs sans nombre. Tu nous feras revivre et, du fond des abîmes, |tu me retireras.

- Arrête Kyril, laisse tomber.

Je reste en suspens, en pleine réflexion... Je sens le soulagement sortir de la cage thoracique de Tonton Willy comme l'air d'une baudruche percée ! Elle ne veut pas ramener Marge ? En fait elle ne veut plus de potion ? Qu'est-ce qu'elle entend par « décoller loin et haut » ? Je suis sorcier ! Pas dealer ! Cela dit, je suis absolument certain que Willy en connaît plusieurs et qu'il lui suffit de dire ce qu'elle souhaite comme substance et comme effet pour qu'il trouve ? À commencer par tous les hallucinogènes que n'importe quel prêtre ou prêtresse vaudou a en stock, pour bien contrôler la vision ! De cela aussi Marge usait...

- On perd notre temps, tu perds le tien. Cet olibrius est inutile, ton Dara  n'y fera rien non plus! J'y ai cru mais ce...cette chose est plus forte que tout. Ou bien...

Ma stupéfaction doit me laisser un air stupide... Je surprends le regard de Willy qui va d'elle à moi, l'un et l'autre aussi nus qu'au jardin d'Eden avant le serpent... sans l'innocence... Même le féticheur ne doit plus en avoir une once depuis qu'il travaille avec Marge... Il repasse à l'anglais avec une impudeur totale !

- Vous laissez les morts mourir alors ?   puis de nouveau au créole quand son oreille ma foi fort fine perçoit le murmure de Mary - Et si tu me tuais ? Tu me ressuscites et j'en serai peut-être...lavée ? Libérée ? - Non! Non! Sa twò gwo peche! mò yo pa ka chwazi! (1)

Moi, je dois avoir les yeux qui sortent de la tête ! Ce n'est pas le péché qui me retient moi, est-il pire si l'on est croyant de tuer un être que de le sortir de sa dernière demeure en rouvrant une tombe, pour ensuite faire de lui un esclave soumis par la sorcellerie ? Mais il y a bien d'autres obstacles !

- Mary...Je sais tuer, et je sais ramener... mais la mort est une maîtresse fantasque et bien souvent il est difficile de dire qui d'elle ou du sorcier a triomphé.

J'essaie d'expliquer :

• D'abord, dans son cas précis, la mort lui a été refusée... Son « Anguta » auquel je ne donne pas de nom moi, peut-être le Baron Samedi ? Mais j'ignore s'ils sont une seule et même entité, bref, la mort l'a chassée de son royaume, il n'est pas dit qu'elle prenne bien un nouvel essai ? Quand on te met à la porte et que tu entres par le fenêtre, il arrive que ça fâche...
  
  
• Ensuite, si je sais assurément tuer, et ramener un mort à la vie... Je parle là de la nécromancie pas du don qui m'est propre et que je ne maîtrise pas assez, ce mort revient parfois... différent. Je ne parle même pas de l'aspect visuel qui dépend beaucoup du temps qui s'est écoulé entre la mort et la... non-vie, mais bien de cette dernière ! Si mon père a tenté de capturer Dara Oviedo, c'est parce qu'il semble vivant et mort à la fois et vit sa non-vie comme je vis ma vie. La plupart sont extraits quelques heures, quelques jours, diminués, privés de l'intelligence qui était la leur et surtout avec l'unique objectif de trouver le repos qui leur a été refusé... Comme Willy l'a dit, les morts qu'on tue ou qu'on ramène sont mécontents et ce même s'ils ont demandé la mort, parce qu'à eux... la paix est refusée ! Que ce soit à cause de Dieu, du péché ou de n'importe quoi qu'on ne peut nommer !
  
  
• Je pourrais tenter de pleurer... Ce don là la ramènerait, avant qu'elle franchisse la porte qui interdit le retour, mais dans ce cas là, si je me fie à Cresus qui est le seul que j'ai tiré des griffes de la faucheuse -et à moi qui ai bien dû ressusciter une fois ou deux- il n'y a pas d'oubli.
  
  
• Enfin... elle est liée à Valravn, et la tuer le tuerait, si j'y parvenais... ce que j'ai senti de Valravn, pendant les quelques heures où nous avons oeuvré ensemble, c'est une gigantesque envie de vivre ! Et de maintenir tous les vivants en vie tant que leur heure n'a pas sonné ! Ni le meurtre ni le suicide n'indiquent que ton temps est venu, le chamane n'accepterait pas et se battrait avec autant de force que pour Cresus ! Je ne pense pas être de force à lui résister.
  

Je ne refuse pas expressément... Je dis juste qu'elle risque de rester en vie, de ne rien oublier et en plus d'y laisser des plumes bien plus qu'il n'est envisageable de le faire ! Si je ne rougirais pas d'avoir tué une amie à sa demande, ni même de l'avoir ramenée, la rendre débile mentale m’ennuierait au plus haut point.

Je la regarde, intensément. Et je me questionne. J'ai aussitôt pensé « Je ne refuserai pas si elle le veut vraiment », mais plus les secondes passent et plus en moi je sens que je ne pourrai pas !

- Mary, il doit y avoir une autre solution... Peut-être que Dara saurait ? Après tout, il est vivant, et mort ? Les légendes disent que la plupart des vampires perdent leurs attaches en revenant à la non-vie ?  

Les légendes oui, et puis... Dara est vivant. J'ai eu la preuve formelle lorsqu'il m'a mordu et s'est repu de mon sang que le sien est chaud, que son cœur bat, et qu'il y a en lui autant de vie que de mort ! J'ignore comment c'est possible, je n'ai jamais rencontré d'autre être comme lui et lui dit qu'ils sont très rares.

En tout cas, si elle ne veut pas qu'on soustraie à Marge sa recette en la renvoyant en échange,  libérée à son repos mérité, je ne peux rien d'autre. Questionner un fantôme récent est une chose, ça tient plus de la seconde-vue d'ailleurs que de la nécromancie, mais risquer de perdre une amie ?

Je deviens sentimental, je pense que c'est une évidence, depuis Cresus, depuis Valravn, l'amour contamine, je suis d'accord avec elle ! C'est une maladie dont on ne mesure pas suffisamment la gravité mais que je ne sais pas soigner.

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(1) - Non ! Non ! ça c'est trop gros péché ! les morts ils peuvent pas choisir !

L'appel de la noirceur, la tentation ébène...Oh comme elle s'y vautrait ! Elle ne connaissait que ça l'écorchée, ça l'amusait de provoquer, de pousser les autres sur leurs bords et leurs débords... La plupart des humains se résumaient à la capacité inaltérable du pire comme du meilleur, cela dépendait de ce qu'ils étaient, de ce qu'ils voulaient, de leur histoire et de leurs déboires...Mary s'accoquinait du pire avec passion ne sachant absolument pas faire autrement. Combien de fois avait-elle choqué, repoussé, menacé ? On la jugeait mauvaise, sauvage, cinglée mais les clients -richissimes- affluaient à son atelier grâce à son savoir faire hors du commun. Elle, appréciait d'une manière particulière cette détestation ambiante qu'elle se traînait depuis toujours. La guerrière se sentait protégée, isolée, intouchable. Ainsi, personne n'approchait, personne ne pénétrait dans ses territoires quels qu'ils soient. Elle se trimballait sur une île déserte dans tous les sens du terme  et cela lui convenait furieusement. La donne avait changé cet équilibre avec l'intrusion  de Valravn, un canal s'était ouvert, Kyril s'y était introduit sans enjeu, elle avait laissé faire parce que le bouleversement engendré la dépassait. Elle avait perdu pied depuis ce temps-là réalisant avec effroi que les fondations intérieures qu'elle avait construites pas à pas, coup après coup, heure après heure dans la foulée du meurtre de son père s'écroulaient comme un château de cartes. Ce qu'elle avait cru solide se révélait si fragile, mouvant, insondable. Désormais, elle naviguait à vue, ignorante, submergée d'incertitudes, de questions sans réponse, d'angoisses nouvelles nées... Et ce qu'elle avait effleuré malgré elle avec Val, -comprenez-vous cela ? A peine un frôlement !-,  l'avait atrocement brûlée ! ATROCEMENT. Mieux valait ne pas y penser ! Ne pas ressentir ! Se blinder !

La mouche du coche baragouina de nouveau dans sa langue alors qu'elle terminait à peine de chuchoter à l'oreille de Kyril. Mais qu'est-ce qu'il était chiant ce type ! Elle lui grogna dessus : « toi la ferme ! » avant de s'amuser de la réaction de Kyril. Sourire en coin, la mine ironique, elle rétorqua, acide :

-Ouais, évidemment. Tu la connais mieux que personne n'est-ce pas ? Je te demande un service et tu me sors des phrases de grand savant ! Ça me...Je...

Regards croisés, accrochés, elle arrêta brusquement sa harangue : « Il n'est pas obligé de m'aider et pourtant il le fait ». La pensée explosa violemment dans sa tête. Elle lui en voulait -comme elle ne voulait au monde entier!- alors qu'il essayait de trouver une solution ! Elle avait tort, rongée par un instinct destructeur. Merde ! Merde ! Merde !

« ...il doit y avoir une autre solution... »Elle l'écouta sans l'entendre. Dans les bas fonds de son âme noircie, quelque chose frémit. Une infime poussière...imperceptible et pourtant bien présente. Kyril...Au secours ! Au secours !

Sèchement dépouillée de ses assurances, dévastée, prise d'un vertige incommensurable, elle se mit à rire, à rire à s'en tenir les côtes ! Elle riait, pleurait, gloussait ! Rire à en mourir !

-On fait...ce que...tu veux...

Elle parvint à lui parler entre les éclats tonitruants qui lui faisaient sauter le ventre. Finit par se calmer, souffla.

-J'ai faim. Je vais chasser.

Un besoin féroce de galoper, de s'oublier en humaine lui tordait les tripes. Mais surtout...Tuer des proies allait l'apaiser, lui remettre les idées en place. Se remplir l'estomac pour se vider de ça, se remplir du goût du sang...donner la mort...

Elle allait mal Mary, très mal...

- Je te demande un service et tu me sors des phrases de grand savant !

S'il y a bien quelque chose que je ne prétends pas être, jamais, c'est savant. Je suis un étrange mélange d'instinct et d'ignorance, de sur-réaction, de peurs inapprivoisées, de coups de pattes -enfin de bec- dans le noir... Et puis, il y a le ton ! On dirait qu'elle m'en veut d'avoir répondu présent ? Si elle n'était pas elle, j'aurais très certainement serré les points, et l'autre, l'injuste querelleur, aurait déjà senti ses tempes lui faire mal... C'est là en général quand je ne suis qu’énervé et blessé que le sang commence à moins bien circuler ! Encore que désormais, je sais prendre sur moi, mais... ne le veux pas toujours.

Bon, elle est elle, donc ses reproches me font juste mal ? J'ai le sentiment d'avoir loupé quelque chose, comme à l'école avec cette institutrice si gentille qui m'expliquait sans me rabaisser devant les autres mais ne parvenait pas à entrer dans mon cerveau au mode de fonctionnement si bizarre.

Puis ? Je la sens perdre pied ? Son animal flotte entre deux mondes ? Elle erre ? Perdue ? Bien trop près de Swamp Domain pour ce type d'état d'esprit ? Encore que, mon père ne serait pas capable de la sentir ICI, pas plus que dans cette espèce de chapelle où je me réfugie, il n'a pas cette perception du bestial qui m'est propre...

- On fait...ce que...tu veux... J'ai faim. Je vais chasser.

Je l'entends ? Je n'ai pas le temps de crier « Attends ! Prends garde ! » Elle disparaît, je pense que déjà en franchissant la porte elle est animal ? Le gloussement qui sort de la gorge de Tonton Willy me le confirmerait si mes yeux me trahissaient !

- Si w di Willy sa, m ap ba w yon eple lanmò dousman ! Chose que, mais il l'ignore, je suis bien incapable de faire ! Je sais tuer mais pas maudire de cette manière, cela c'est le domaine de ce monstre de Tarock qui a maléficié mon Cresus ! S'il ne l'avait pas fait, je n'aurais pas été lié à Valravn ? Et j'aurais pu aider Mary ? Rien n'est moins sûr !

Sans la moindre pitié pour le pauvre féticheur, j'amorce aussi ma transformation, je le vois reculer d'effroi en se signant lorsque l'homme paraît prendre feu avant de devenir oiseau ! Sans plus de gêne malgré le jour levant je file derrière Mary, les sens en éveil ! Il me faut la trouver, elle serait un alligator ou n'importe quelle espèce endémique je n'aurais pas cette peur au ventre. Une panthère dans notre bayou, courant sur les routes avant de retrouver le marais ? Qui sait ce qu'elle peut faire entre la ville et notre refuge ?

Je m'arrête en vol, dans le jour naissant je ne la vois pas mais je sens... non son fauve, mais un autre animal ? Un animal dont l'empreinte m'est connue mais que je ne sais définir ? Il y a sur les traces de Mary-Panthère un autre métamorphe ? Une aura que je sens puissante mais pas forcément bienveillante ? L'aurore répercute une sorte de sifflement, de grognement, je vois dans le ciel une silhouette sombre qui plane plus loin là-bas ? Où est Mary ! Dans le soleil qui monte, j'essaie de me dissimuler du mieux que je peux, haut, haut dans le ciel je cherche des yeux comme des oreilles le bruit d'un félin de grande taille ?

Mais où est-elle !?

Je vois l'autre oiseau amorcer un piqué et redouble de vitesse, le ciel se fend d'un comète de feu, à n'en pas douter ceux qui l'auront vue vont signaler un phénomène étrange, je m'en fiche ! Je dois trouver Mary avant l'oiseau de mort ! Du moins c'est ainsi que je le ressens ? Pourquoi ai-je cette impression de le connaître sans pouvoir mettre de nom sur son plumage d'un brun neutre et anonyme ?

A nouveau le cri retentit dans le jour naissant, il me semble entendre aussi un grondement ? Je me fais peut-être du souci pour rien ? Mary va avoir trouvé son repas ?

Dans ma tête d'humain, une question se pose que jamais je n'ai posé jusqu'alors -faute de compagnon capable d'y répondre ? Cresus peut-être ? Valravn – Un métamorphe peut-il en dévorer un autre ? J'essaie de m'imaginer engloutissant un rat ou une souris dont je saurais parfaitement qu'il détient une part d'humanité ?

Après tout ? Pourquoi pas ? Je tue bien des connards sans remords ?


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(1) - Si tu racontes ça Willy, je te colle un envoûtement de mort lente !

Trouve-t-il Mary à temps ?:

7empest:

Naseaux dilatés, la bête respirait la nuit jusqu'à s'enivrer de l'obscurité. Il fait si noir dans le noir. Son pelage ébène lui permettait de se dissoudre aux regards profanes et hormis le sol qui répercutait les vibrations de sa course, il fallait être animal pour la détecter. Ses gros coussinets amortissaient le bruit de ses bonds et elle prenait un malin plaisir à être aussi silencieuse que possible.

La faim n'avait été qu'un prétexte pour s'enfuir. Et encore, elle avait fait un effort par respect pour Kyril qui se donnait un mal de chien afin de l'aider et ce, en vain ! Elle y avait cru pourtant ! Oh seigneur, comme elle avait espéré ! Submergée par cette réalité incompressible d'âme sœur qui la dépassait, la damnée galopait de toutes ses forces, de tous ses muscles. Car oui, elle était maudite ! Vouée à un destin démoniaque ! Pourquoi Ça lui tombait dessus ? POURQUOI ?! Était ce un châtiment dédié, exclusif, du simple fait de sa naissance ? Une puissance maléfique la condamnait d'avance au malheur sans aucune échappatoire envisageable ? N'avait-elle pas déjà consommé et consumé son lot de sordide ?

Ne pas comprendre, se heurter à l'impuissance, subir, la mettait dans une rage folle. Quelque part au dessus de l'azur sombre, elle perçut dans un point de fuite la présence de l'oiseau de feu, d'une autre « substance » également, peut-être ? Elle n'était sûre de rien, s'en foutait.

Folle...la mort lui avait été refusée mais pas la folie...Sombrer dans la démence...La bonne idée la taraudait alors qu'elle poursuivait sa course d'égarée. Des flashs morbides, des images sanglantes transpercèrent sa conscience sauvage mêlée à son humanité. Drôle de mélange qui la fit grogner gueule déployée.

Alors qu'elle longeait un marécage, elle détecta un prédateur. Brusquement, elle s'arrêta, les sens en éveil. Un alligator. De quoi se défouler, s'amuser, provoquer, se blesser. Immobile, la panthère commença son approche étonnamment calme après tout ce bouillonnement intérieur qui la rongeait. Concentrée à l'extrême, la caboche vide et l'instinct de meurtre déployé, elle retroussa les babines d'un plaisir anticipé.

Combattre. L'agressivité en adrénaline. Se shooter de violence et de destruction. Tuer ! L'hémoglobine en apothéose. Souffrir pour se sentir mieux.

Engluée dans ses abysses, Mary se débattait avec ses démons, luttait comme elle pouvait contre une agonie d'être ingérable. Victime d'un processus inéluctable, ses abîmes se fissuraient. Valravn et ses poussières de Lumière infiltrées...

Là-haut, deux prodigieuses présences s'avançaient.




* Inoculum est une substance de germes vivants introduite par inoculation, et correspondant à l'introduction dans l'organisme après que celui-ci ait subi une lésion ou une brèche de ses éléments de protection.
Source : Vulgaris médical
* Mitose : division d'une cellule

Elle est là, aux mains -rouges de sang, si l'on peut dire … mains- avec un alligator ! Cela aussi est vérifié, quantifié, dans ce monde où la comptabilité prime sur la vie -et sa perte- aussi étrange que cela puisse paraître ces créatures ont leurs gardiens, chargés d'en surveiller la population et de contrôler leur décès, mais avant que la carcasse soit retrouvée ses pairs auront fini de la nettoyer, et les poissons s'en seront mêlés. Ce n'est pas la mort d'un gros reptile qui me chagrine, c'est cette rage impuissante, cette fureur incarnée qui passe non seulement par la mort mais par la violence !

Suis-je violent moi aussi ? Je dirais non... mais qu'en diraient les autres ? Ce qui me surprend chez Mary, comme chez beaucoup, ce n'est pas la préméditation, ce n'est pas la lucidité, c'est... la rage ? Je veux dire ni la volonté de tuer ni la perte du contrôle de soi, il m'arrive de vouloir tuer et aussi de le faire « malgré moi ». C'est même, à vrai dire, l'origine de ma présence ici, ce recours au meurtre, propre et non explicable aux profanes : eux voyaient que ceux qui me menaçaient ou me molestaient « tombaient » morts... Ils « tombaient » parce que ma terreur figeait leur sang dans leurs veines, le temps d'une embolie, puis... lui rendait sa fluidité, trop tard.

Depuis, il m'est arrivé de tuer, sans la moindre émotion en usant du même procédé, parce que je le devais...

Non, je suis un assassin, comme elle, comme d'autres, mais moi... moi, quand je perds mon calme ce n'est pas par haine mais par crainte, et si je ne le perds pas, la haine -encore- est absente... Quelle différence cela fait-il ? Pour celui ou celle dont j'écourte la vie ? Aucune je le conçois. Je pourrais distribuer la mort en m'excusant « N'y voyez surtout rien de personnel n'est-ce pas ? Mais je me dois de vous tuer ? Je ne souhaite pas vous nuire... il me faut juste, votre essence vitale.»

Je la regarde arracher de ses canines puissantes la peau du saurien, de belle taille pourtant ! Oui, ce qui fait la différence ce n'est pas la mort, c'est la haine. Elle est « fille de la haine », je suis « fils de la peur », là, tout est dit. Je me fais rapidement la réflexion que l'une et l'autre sont pourtant intimement liées ? La haine naît de la peur ? Et la peur génère la haine ? L'inconnu entraîne le rejet, et le rejet la violence...

De cela aussi j'ai fait les frais enfant.

Et plus récemment ?

Je me suis posé, je ne sais si elle me voit, elle doit me sentir, comme je sens... Je redresse la tête et cherche, tournant la tête de droite à gauche dans un mouvement très aviaire, et j'ai un sourire. Bien sûr que je connaissais sa fragrance ! Il ne saurait être plus approprié jailli au milieu de mes réflexions philosophiques sur la haine, la peur, la violence et pour finir la mort, notre prise de contact a été quelque peu éprouvante pour lui !

- Tu t'es perdu Benedikt ?

Lui bien sûr, en métamorphe averti et réfléchi avait dans les serres un petit sac contenant le minimum ! Mais je me fiche bien d'être nu sous le regard du calice de Dara ! Qu'est-ce qu'il fiche là à nous coller au train ?

On dirait que Mary, en apparaissant sous notre ciel de Louisiane a donné un coup de pied dans la fourmilière ? Que ce soit à Swamp Domain où mon père et Tarock s'agitent dans tous les sens, incapables de diriger leurs pas dans une direction ou dans l'autre ? Et où les tantes-jumelles sont en émoi, manipulées comme deux poupées vaudou par l'aïeule ? En ville, où quelqu'un qui nous toucherait de près -je veux dire les Laveau ?- aurait tué la vieille Marge ? Ou encore -je ne sais plus où- Cresus qui doit reprendre goût à la vie, la malédiction endiguée à défaut de vaincue ? Avec qui est-il lui ? Seul ? avec Valravn qui le surveillerait encore à distance ? Moi il m'a fallu le quitter pour éloigner de lui l'ire du vieux Louis-Marie ?

À moins que la panthère n'ait pas choisi l'endroit où se poser et ait le cul qui gratte, grouillant d'insectes désorientés et sur la défensive ? La pensée me fait sourire, très brièvement, sa présence est une menace pour elle comme pour les locaux !

- Qu'est-ce que tu fais là ? Pourquoi la suis-tu ?

Je n'aime pas ce type, j'ignore pourquoi ? Est-ce qu'il pue le vautour qu'il est ? Est-ce plutôt ce vaudou « blanc » teinté de chamanisme que je sens chez lui ? Ou bien cette certitude d'être « d'ici » en opposition avec ceux qui viennent d'ailleurs ? Benedikt est  l'une des personnes que je déteste le plus, et il me le rend. Il est ce qu'est son animal, querelleur, chipoteur, doté à la fois d'un esprit de clan et territorial, et il est -en digne charognard- collé sur le poil de la société à récupérer et « recycler » dit-il, tout ce qu'il trouve... Les yeux bleus dont ironiques au dessus de la barbe comme si souvent mal taillée et de la tignasse à peine coiffée, il se fout de moi en plus !

- Vous faites un bruit insensé... Vous trouver, c'est trouver un volcan nouvellement jailli au milieu de nulle part !

Ce n'est pas ce que j'ai demandé ? Je veux bien admettre que l'irruption d'une espèce on ne peut plus exotique dans une monde où la plupart sont oiseaux ou petits rongeurs ça « s'entend » chez chacun des métamorphes du bayou, mais pourquoi nous suit-il avec une telle insistance ? Et sans la moindre intention … bienveillante ? Sa réserve naturelle a-t-elle été multipliée du fait de ma présence ? Et puis, si lui est là, où est l'autre ? son demi-vampire comme il dit ? Qui est passé chez Marge juste le matin de sa mort ?

- Réponds-moi ?

Il hausse les épaules et fait un signe en direction de Mary.

- Elle sent le loup... Dara veut le rencontrer.

Il crie presque... Toujours cet étrange sourire qui lui ressemble peu ? on le dirait en transe ? Une panthère ? Simplement une panthère et le monde ordonné du bayou louisianais bascule ? Confrontant sorciers noirs, blancs, change-peau, humains... dans un chaos sans la moindre justification ?

- Il faut détruire ce qu'elle touche... Tout détruire ! :