Alors que le monde entier vivait dans la peur, certains grands de ce monde s’amusaient. C’était le cas de Viktor Lutze et de tous les autres sales types qui l’entouraient. Dans un lieu qui n’accueillaient que les privilégiés qui regardaient la guerre d’en haut en se frottant les mains, Viktor profitait d’un luxueux diner. Ça ne l’émouvait pas. Il mangeait mais n’appréciait plus la saveur de ce qu’il portait à sa bouche. Viktor Lutze n’appréciait plus rien à l’excepté faite du pouvoir et du chaos qui semblaient toujours l’accompagner. Fut une époque, il y avait bien une femme avec qui la vie avait une autre saveur mais cette femme s’en était allée, trop effrayée par les ambitions de celui qui était alors son mari. Et Viktor était resté seul. La plupart des autres convives à sa table étaient accompagnés de leurs femmes ou d’une maitresse à défaut. Il était un des rares célibataires. Pire encore. Il était le seul divorcé à une époque où le divorce était presque impensable. Cette singularité lui sautait au visage quand il se retrouvait dans de tels événements alors il surjouait. Les bons mots pour rire, les idées révolutionnaires qui séduisaient son audience… Viktor savait habilement faire oublier ses zones d’ombre. Mais ça le fatiguait, raison pour laquelle il avait vu la fin du repas arrivé avec un certain soulagement. Il avait été question de prolonger la soirée ailleurs et Viktor avait poliment décliné. Il avait d’autres projets pour la soirée : un énorme cigare et, surtout, la quiétude d’un peu de solitude. A l’écart de la salle de restaurant, Viktor avait rejoint un petit salon où il s’était commandé un verre de scotch. Dans son uniforme de policier, un cigare à la bouche, Viktor se perdait dans l’obscurité de ses pensées. Et il finirait la soirée comme ça. Légèrement éméché. Seul. A moins que… En balayant l’endroit du regard, Viktor avait accroché le regard d’une jeune femme. Seule, elle aussi. Comment c’était possible ? Elle ne travaillait pas là ou, en tout cas, elle ne portait pas l’uniforme de l’endroit. Alors qu’est-ce que faisait une jeune femme seule dans un endroit pareil ? Son intérêt pour la jolie créature aurait pu s’évanouir aussi rapidement qu’il était arrivé mais elle n’avait pas détourné le regard et il n’avait pas su le faire non plus. Après avoir passé quelques secondes les yeux dans les siens, il l’invita à le rejoindre d’un signe de la tête comme le font seulement les plus odieux des personnages. Mais il l’était, odieux, Viktor. Et il se sentait important. Alors il n’allait pas se déplacer pour la voir, non ?

L’alcool que Viktor faisait descendre dans sa gorge ne suffisait pas à lui décrisper la mâchoire. Comme s’il était figé dans cette attitude pincée, rien ne semblait jamais détendre les traits sévères de son faciès. S’il savait se montrer sympathique au besoin, Viktor n’était pas réputé pour cette qualité. En dehors de la sphère des touts-puissants qu’il fréquente, peu de gens osaient se frotter à lui. C’était déjà vrai à l’époque où il n’était pas connu, c’était pire aujourd’hui. On osait à peine chuchoter sur son passage, on évitait son regard comme s’il avait le pouvoir de tuer. Mais pas elle. Peu importe qui elle était, elle avait ça de captivant : elle n’avait pas détourné le regard. Loin de là. Elle avait gardé ses prunelles fixées aux siennes et Viktor avait pour la première fois depuis longtemps savouré quelque chose. Un contact visuel rare, l’impression qu’elle ne savait absolument pas qui il était. C’était grisant. Tous les sens en éveil, Viktor l’avait invité à le rejoindre d’un signe de la tête. Mais la belle n’avait pas bougé. Alors Viktor avait eu tout le loisir de la regarder plus dans le détail. Allure mondaine, jambes interminables, un air de défi dans le regard qui lui donnait une intensité folle. La curiosité de Viktor était piquée. Enfin. Interrompu dans sa contemplation par le serveur, le nazi en chef avait eu quelques difficultés à se concentrer sur ce qu’il disait. Notamment parce qu’il bégayait. Et surtout parce qu’il n’avait aucune envie de s’arracher à la vision somptueuse que lui offrait la belle blonde pour celle insignifiante d’un banal serveur. « C’est noté. » qu’il avait sifflé entre ses dents, détournant le regard qu’une seconde ou deux sur l’employé. Viktor aurait pu éprouver un peu de sympathie pour les braves gens comme ce serveur qui ne comptait pas les heures pour gagner sa croute. De là où il venait, il ne pouvait que comprendre comme la vie pouvait se montrer rude… Mais ce n’était pas le cas. Son égo avait enflé et l’idée qu’il avait été plus intelligent que les autres lui donnait l’impression d’être infiniment supérieur. Il s’était érigé au sommet en partant de rien et pour lui, ça n’avait pas été de la chance.
Après avoir terminé son verre, Viktor avait délaissé son cigare pour rejoindre la dite madame Mancini. Sa curiosité était plus vive que jamais, il se languissait d’entendre le son de sa voix. Un sourire carnassier aux lèvres, le nazi la regardait sans rien cacher de son intérêt. « Que fait une femme pareille seule ici ? » qu'il avait alors demandé, comme si c'était le mystère le plus intriguant la concernant.