La nuit ou le jour, lorsque les rideaux sont constamment fermés, ça n'a finalement plus vraiment de signification. Milo a depuis longtemps perdu toute notion du temps, la tête dans ses notes et ses calculs qui n'ont de sens que pour lui. Richard lui avait bien dit de ne pas trop en faire, mais ce n'était pas la première fois que l'apprenti scientifique se montrait têtu. Mais comment arrêter alors qu'il est si près du but?

Toutes ses années à croire aux plus grandes folies de ce monde vont enfin payer, il le sait, il le sent jusque dans ses tripes. Il dormira lorsqu'il aura révolutionné le monde. Milo, dont son désordre n'a d'égal que la précaution dont il fait preuve lorsqu'il manipule son matériel, continue donc ses mélanges, imperturbable.

Impossible pour une personne non initiée de savoir ce qui se trouve dans les innombrables fioles, tubes à essais et bocaux qui occupent le grand bureau. Pourtant, il suffit de demander à l'apprenti, qui vous récitera une poésie composée d'éléments chimiques et de matériaux que jamais il n'aurait pu obtenir sans le soutien financier de son éminent professeur. Mais les pièces maîtresses de sa collection sont sans aucun doute les pierres de rubis et de lapiz-zaluli qui trônent au milieu de mélanges colorés. Ces derniers n'ont d'ailleurs pas encore explosé entre les mains couvertes de coupures de l'homme maladroit.

Milo dépose une goutte d'un liquide incolore dans un des tubes à essai à l'aide d'une pipette. Il a un léger mouvement de recul et s'immobilise un instant, les yeux rivés sur le tube. A nouveau, aucune explosion. Tout est complet. Tout est parfaitement exécuté selon ses notes.

— C'est maintenant que tu changes le monde, Milo.

Après cette petite phrase d'encouragement pour lui- même, il verse délicatement le liquide gris tout juste obtenu sur les pierres précieuses, reliées entre elles par un fil de fer. Il attend... Attend... Et rien. Aucune réaction. Même une explosion, il aurait pris. Il aurait accepté sans broncher une énième réprimande de ses voisins, fatigués de ce qu'ils disent être un "boucan infernal issu des fantaisies ridicules d'un savant fou". Mais rien. Rien ne se produit. Il se laisse tomber en arrière sur sa chaise, son corps soudain assaillit par la fatigue qui remplace son adrénaline.

Las, il attrape des feuilles au hasard, lisant les notes sans les comprendre. Où est le mauvais calcul? Où est le mauvais mélange? Où s'est-il trompé? Ce nouvel échec le laisse aussi incrédule que déçu. Voilà sept mois qu'il suit ce chemin, pensant que c'est le bon. Finalement, c'est plusieurs années en arrière qu'il va devoir retourner pour reprendre les calculs de zéro. Pas prêt à affronter la défaite pour le moment, le scientifique continue d'explorer les notes sans but, son regard ne se fixant sur aucune ligne ou information en particulier.

Son corps reprend doucement le contrôle sur son esprit. Ses manches retroussées laissent passer le petit air frais de la pièce sur sa peau pâle, ce qui le fait frissonner. Ses muscles sont douloureux après avoir été tant sollicités sans bénéficier du luxe de pouvoir se reposer. Ses yeux piquent et ont du mal à rester ouverts. Après quelques minutes de lutte contre lui-même, Milo finit par s'assoupir sur le bureau, avec ses notes pour oreiller.


Dire que le scientifique a le sommeil lourd est un euphémisme. Pourtant, la lumière ne manque jamais de le réveiller, au contraire du bruit. Alors, lorsque ses paupières sont gênées, il grommelle et place ses mains devant ses yeux. Il était pourtant sûr d'avoir fermé les rideaux... C'est seulement là qu'il réalise le boucan qui a lieu dans la pièce. Milo ouvre difficilement les yeux mais n'a de toute façon pas le temps de voir grand-chose.

Lorsqu'il relève la tête, qui était jusque là posée sur ses bras, il aperçoit à peine la source de la lumière qu'elle disparait déjà, le laissant lui et une femme inconnue dans l'obscurité retrouvée de la pièce. La faible lueur de la lampe à huile ne permet pas à l'homme de distinguer autre chose que l'étrange accoutrement de l'inconnue.

Puis il réalise. Il s'est passé quelque chose. Il a dormi. Il n'a rien vu parce qu'il dormait. Il se hait. Mais fidèle à lui-même, Milo reste positif: il a un témoin. Juste là. Peu lui importe qui elle est ou encore comment elle est arrivée là, tout ce qui importe c'est qu'elle lui dise ce qu'elle a vu. Le scientifique se lève doucement, craignant qu'un mouvement brusque de sa part ne fasse fuir la demoiselle.

— Veuillez pardonner ma sollicitation impolie, mais les circonstances sont quelques peu inédites, vous en conviendrez.

Très gêné par cette présence féminine dans l'appartement, l'apprenti ne peut empêcher un petit rire gêné de passer ses lèvres.

— Puis-je vous demander ce qu'il vient de se passer? Ce que vous avez pu observer?

Un portail? Qu'elle aurait traversé? Donc... Ses formules ont fonctionné? Il a réussi? Oui ça sonne fou, mais bien sûr qu'il la croit! Il a créé un nouveau moyen de déplacement qui va révolutionner la société. Milo a envie de sauter, d'hurler, de le crier sur tous les toits, mais il sait aussi qu'il doit bien garder cette révolution secrète pour le moment, aussi difficile que ce soit. Richard saura le guider. L'apprenti va, pour une fois, l'attendre bien sagement. Et puis, il a la meilleure occupation qui soit pour tenir son impatience: la femme qu'il a déplacé.

— Incroyable... J'ai réussi...

Milo se passe la main sur le visage, ne sachant pas vraiment quelle attitude adopter. Il a un sourire grand jusqu'aux oreilles et son pied tapote le sol, signe de l'excitation qu'il peine grandement à cacher. Sa main s'arrête dans ses cheveux et ses yeux se posent à nouveau sur la demoiselle lorsqu'il réalise la grossièreté qui vient de s'échapper des lèvres de celle-ci. Le scientifique observe la jeune femme se rapprocher du bureau et, avant qu'il puisse l'interroger sur la raison d'une telle façon de s'exprimer, elle décide de l'insulter. Drôle de façon de faire la conversation. Ou est-ce une nouvelle mode ou stratégie de ces dames pour attirer l'attention sur elles? Milo n'est pas au fait de ces choses. Mais tout de même, il a une excellente plume, qui lui est fidèle jusqu'ici, et il ne manque ni de papier ni d'encre. Les livres dont il dispose sont également rares et au prix bien trop excessif. Loin de lui l'idée de se vanter, mais il aimerait au moins clarifier les choses, tout en restant courtois, évidemment.

— J'ai la chance de travailler avec d'excellents matériaux qui me donnent pleine satisfaction. J'ignore ce qu'est "un ordinateur ", veuillez pardonner mon ignorance.

Si Laura apprend que quelqu'un qualifie de "vieille école" la plume qu'elle lui a offerte, l'homme sait que les foudres de la jeune femme seront terribles. Mais sa curiosité naturelle préfère plutôt diriger son attention sur ce mystérieux terme employé par l'inconnue. Sans se lancer de fleurs, Milo estime posséder beaucoup de connaissances, et ce sur de vastes sujets. Bien sûr, il apprend tous les jours, mais il est rare qu'un terme lui échappe complètement de la sorte.

Qu'elle accepte de répondre à ses questions le ravit, cependant il ignore quand et même s'il sera capable d'accéder à sa demande pourtant bien légitime. L'apprenti s'affaire à trouver des feuilles vierges, afin de pouvoir prendre en note ce que va lui révéler son interlocutrice. Il place aussi galamment une chaise derrière elle pour qu'elle puisse s'asseoir, tout en continuant la conversation.

— Merci à vous pour votre coopération, madame. Je ferais mon possible pour vous préparer une voiture au plus tôt. Nous nous trouvons actuellement à Londres, près de l'Université. Etes-vous loin?

Son mentor pourra certainement l'aider à réserver un cocher pour leur invitée surprise. Du moins, il l'espérait. Alors qu'il s'assoit en face d'elle, toujours aussi excité mais surtout impatient de commencer l'interrogatoire, celle dont il ignore toujours le nom adopte à nouveau un langage qui lui est inconnu. Est-il si en retard sur les nouveautés du monde extérieur? Ses yeux, maintenant accommodés à la lumière tamisée de la pièce, lui permettent de voir la jeune femme se mordre la lèvre.

Geste innocent mais qui marque l'esprit de Milo, pour une raison qu'il ignore. Il fixe cette bouche qui prononce des mots inconnus, ce regard qui se baisse, ce changement d'attitude... Puis il détourne rapidement les yeux et se racle la gorge, se rendant compte de son impolitesse.

— Je suis vraiment navrée mais je n'ai pas connaissance de ce dont vous parlez. Si vous m'expliquez, j'espère que je pourrais davantage vous aider? Cela concerne ce que vous tenez dans votre main?

Etrange objet que voilà. Cette personne a décidément énormément de réponses à lui apporter.

— Si vous pardonnez mon impolitesse, laissez-moi me présenter. Je suis Milo Drake. Puis-je me permettre de vous demander votre nom? Cela sera plus simple, ne pensez-vous pas?

Il hésite un instant mais sa curiosité et son impatience ont raison de lui.

— Dites-moi d'où vous venez, que je sache quelle distance ma
création vous a fait parcourir. S'il vous plait.

Qu'il est difficile de garder les politesses d'usage lorsque l'on a fait une découverte scientifique de cette envergure! Milo attrape sa plume, la trempe délicatement dans l'encrier et attend, prêt à noter la moindre syllabe que passera les lèvres de son sujet de test si particulier et inédit.