Elle avait fui, elle ne se souvenait plus quand, ni depuis combien de temps elle arpentait les routes. Elle en était arrivée à un stade où elle avait presque oublié son nom de naissance, à force de ne plus l'utiliser. Lorsqu'elle arrivait avec son groupe d'itinérants, elle ne passait pas inaperçu : il était composé de 'magiciens', de vendeurs de babioles étranges qu'on disait être les détendeurs des pouvoirs étranges, chose que personne n'a jamais pu confirmer, de troubadours, ou encore des jongleurs ou marionnettistes. En bref, un vrai bazar organisé. Un groupe de rêveurs, de fous aussi, qui était désormais devenue sa famille. Elle, elle tirait les cartes, et prédisait l'avenir, de ce qu'elle disait, bien sûr. Si ses parents l'entendaient ou la voyaient maintenant, ils la tueraient sans doute sur place. Mais il était trop tard pour redevenir une gentille fille désormais. Après tout, elle avait repoussé leurs limites le jour où elle avait fui, le jour où son père avait souhaité la marier.

« Venez braves gens ! Venez goûter à l'extraordinaire ! Potions, objets magiques en tout genre, venez essayer nos puissantes décoctions et écoutez les nouvelles des provinces loin des vôtres grâce à notre troubadour ! »

Criait-elle sur la place publique du village dans lequel ils s'étaient arrêté, s'époumonant comme elle avait apprit à le faire avec le temps. Elle se sentait toujours un peu ridicule de faire ça, mais il fallait bien manger après tout. Elle ne ressentait plus la timidité, celle qui l'obligeait à 'bien se comporter devant les autres', de faire 'honneur'. Non, ça c'était du temps de son père, ce despote supposément prophète, aimé dans sa communauté au point d'être devenu leur quasi Dieu vivant. Les exigences de son père avaient participé à modeler sa personnalité, à un point tel qu'il lui était désormais difficile de perdre les bonnes vieilles habitudes d'une fille ayant grandit dans les privilèges sur le sang et la sueur des autres. Si son père n'avait pas souhaité la marier à l'homme qu'il avait placé à la tête de son 'inquisition personnel' comme il aimait le dire, le genre qui tue les personnes accusées avant de poser les questions par la suite, elle aurait presque pu l'aimer autant que sa mère. Sa mère, la représentation même de ce qu'on se faisait de la soumission et de la docilité. Sans doute avait-elle trouvé du réconfort dans ces temps incertains, d'obéir, d'hocher la tête, et de ne pas réfléchir à ce qu'elle devait faire. Bah oui, impossible de prendre de mauvaises décisions lorsqu'on en prend tout simplement pas.

Réfléchir, Luna était bien obligée de le faire désormais, et ce malgré elle. Maintenant qu'elle était en fuite, qu'elle se cachait sous l'identité de cette diseuse de bonne aventure, elle n'avait plus d'autre choix. Après tout, maintenant que le monde s'était écroulé, elle n'était pas l'unique personne à plaindre ici-bas. C'était ça, le bon côté lorsqu'un monde s'effondre et que tout le monde risque de mourir ou succombe à l'effroi, il y aura toujours quelqu'un de plus à plaindre que vous.

Après la fin du monde

La plupart de ceux qui connaissent ma nature se figurent que parce que lorsque je suis contrarié mes oreilles se couchent, ma queue balance rageusement de droite à gauche, mon échine se gonfle, mes griffes sortent prêtes à arracher la figure de celui qui m'a mis en colère, je peux me contenter d'attraper les rats et  les oiseaux. C'est une grossière erreur, il m'arrive comme à tout un chacun lorsque la nourriture se fait trop rare de chasser, mais les gènes humains ont été privilégiés lors de notre création. Ma mère était un condensé de séduction et de charme, les hommes d'alors payaient des fortunes pour passer quelques heures à ses côtés, moi, en tant que mâle étais promis à l'arène, je n'ai pas failli, ma célébrité a soulevé les foules, jusqu'au jour où les imbéciles du Nord, non contents de nous avoir envoyé au gré des vents épidémies et radiations, ont fait sauter l'un de leurs foutues bombes... Ma cité a disparu, les hommes sont morts les premiers, n'est-ce pas risible ? Ils nous voulaient solides ! On ne dépense pas des fortunes pour créer des individus à l'étrangeté et aux capacités amplifiées pour les voir crever à la première bagarre sur le sable du Cirque ! Solides, nous l'étions, certains ont vu leur hybridation changer : plus homme, plus chat... Les bêtes fabriquées se sont octroyé l'espace, les petites créatures presque aveugles destinées aux mines se sont enfoncées dans les profondeurs, les « chiens » se sont rassemblés en meutes sanguinaires...

Nous, sommes restés ce que nous étions ou presque, le faciès plus ou moins marqué par le métissage des gènes mais indépendants, liés les uns aux autres par un fil véritable mais si fin qu'il en était invisible à n'importe quelle autre espèce... Et, ironie du sort, il semble que nous ayons réellement « neuf vies », car il paraît bien que nous tuer est aussi difficile qu'il est facile de mourir de notre patte.

Mon nom circule dans des cercles presque occultes, je sers qui paye -bien-, qui m'accorde sa protection, sans jamais me donner exclusivement à l'un ou l'autre. Esclave je l'ai été, jamais plus je n'aurai de maître, je trouve admirable d'être mis en face d'un haut dignitaire des religieux dont le dogme veut notre éradication et de le voir prêt à me couvrir d'or pour accomplir la mission qu'il me confie, ce monde est plus fou encore que celui qui lui a donné naissance... Peut-être est-ce l'humanité qui l'est ?

Pour l'instant, caché sous mon long et ample manteau dont la capuche dissimule mes oreilles et mon visage … particulier et ma queue, je vais simplement faire mes emplettes au village le plus proche. Dans les parages, tout a été soufflé par les explosions, ils ont donc reconstruit de bric et de broc, cabanes en bois, plastiques à demi fondus, ferrailles, tissu... Mais même là où les ruines sont restées, ils n'ont rien restauré, juste construit plus loin, le plus loin possible à vrai dire comme si le souvenir de la civilisation précédente leur pesait.

Je regarde autour de moi, la misère est partout, la peur aussi... Tout étranger est examiné, suivi, déshabillé du regard quand ce n'est pas des mains parce qu'il a paru suspect. Moi, j'ai sur le devant du poignet la marque des assassins et personne ne vient me regarder de trop près.

Généralement quand je cède ainsi à la nostalgie, je ne trouve aucun écho. Les humains s'interdisent le passé, l'ont-ils oublié, refoulé ou ne les intéresse-t-il tout bonnement pas...  Ce n'est pas le cas aujourd'hui, une joyeuse bande s'est installée, des baladins, des voyageurs... De ceux qui voulant distraire leurs contemporains ont probablement aidé à la propagation de nombreuses nuisance, mais lorsqu'ils sont réapparus, issus des traditions ancestrales de troupes itinérantes de théâtre, musiciens ou autres amuseurs publics, plus personne à vrai dire ne se préoccupait de pourquoi et comment... Les virus étaient vainqueurs, les radiations dominaient le monde, le désert commençait à s'étendre quand ce n'était pas au contraire des forêts si luxuriantes que plus aucun humain ne parvenait à s'y frayer un passage... Ils sont là, éveillant chez les autochtones des sentiments divers que mes sens captent : méfiance, crainte, stupeur, envie, mélancolie...

- Venez braves gens ! Venez goûter à l'extraordinaire ! Potions, objets magiques en tout genre …

Mes lèvres sous le tissu s'ouvrent légèrement, c'est le seul sourire que je peux produire... Quelle folie pique donc ces troubadours ? L'extraordinaire ? La magie ? Je vois les yeux des plus jeunes s'arrondir d'étonnement, les enfants regardent les parents, peuvent-ils ? Osent-ils ? Les parents eux font leurs comptes, combien coûte cette potion ? Est-elle ce qu'elle dit être ?

La femme aux cartes est blonde, patricienne, je sens en elle une différence imperceptible, simplement une érudition devenue rare ? C'est possible, la plupart des humains sont ignares, de nombreux villages n'ont même pas conservé de mode de communication écrite, les survivants négligeant d'apprendre à lire et à écrire à leurs rejetons.

- Que disent les cartes de mon avenir ?

J'ai posé la main sur sa table, une main aux doigts terminés par des ongles pointus, je redresse la tête sans toutefois montrer mes traits... Cela la gêne-t-elle ? Est-elle susceptible d'aller trouver ce qui fait office de garde dans ce hameau pour dénoncer un mutant ?

Ce serait dommage, j'aime ses traits réguliers, son visage noble et sa blonde chevelure...

Après la fin du monde

Je relis le dossier posé sur mon bureau...

Dans notre hiérarchie, les Prophètes sont rares, c'est naturel.. Le premier venu ne reçoit pas de notre Seigneur le don de voir et d'annoncer, quel intérêt s'il suffisait au vacher du village ou à la fille chargée d'entretenir la basilique avec balai et serpillière de se mettre en transe et de dire l'avenir. Les Prophètes sont rares donc, et … de ce fait à l'écart de l'ordre bien établi qui comprend les nonces, les archiprêtres etc. jusque comme moi les frères, oints ou non. Leur statut est unique et pourtant, aussi bien dans l'esprit du peuple que dans celui de ceux que le Divin a nanti du Savoir, ils sont plus importants que n'importe qui, presque l'égal du Patriarche. Cela fait d'eux des êtres à surveiller doublement, à constamment mettre à l'écart des dérives qui pourraient survenir si un esprit mauvais s'insinuait dans leurs prédictions. Il est d'ailleurs facile de les tenir loin de la populace, ils tiennent généralement à leur paix, leur liberté d'action d'abord pour que leur mental serein leur permette de communiquer avec l'invisible.

Séquestrer celui-là, sous couvert d'assurer sa protection, de lui garantir sécurité et sûreté avait été aisé. Jusqu'au moment où souhaitant marier sa fille à l'un de ses favoris, promis à un bel avenir de questeur d'ailleurs, tout a basculé.

Je me souviens parfaitement, c'est un peu ancien et je n'avais en rien participé aux recherches mises en place immédiatement pour retrouver l'enfant enlevée. Les soupçons s'étaient d'abord concentrés sur le promis, n'avait-il pas abusé de la candeur de sa future, ou au contraire voulait-il en menaçant de le faire garantir l'accord du père dont il craignait un revirement ? Sa  culpabilité écartée, ils ont ensuite porté sur la garde. Comment des soldats d'élite du Patriarche, chargés de maintenir l'ordre autour et dans la résidence du Prophète avaient-ils pu ne rien voir ni entendre ? La jeune fille avait dû appeler, crier ? L'enquêteur avait rapidement conclu qu'elle n'avait pas été enlevée... mais s'était d'elle même soustrait à ce mariage imposé.

Les feuillets en main, je souris. Une douce agnelle, éduquée dans la foi, par une mère qui dormirait sur son prie-dieu si on le lui permettait et un père intimement persuadé qu'il est la voix du Seigneur sur terre ? Je l'imagine enjambant la fenêtre et le balcon puis une fois la patrouille passée se faufilant vers la partie boisée du parc ?

Rêveur, je compare cette donzelle dont je n'ai qu'un portrait officiel destiné à la présenter à son fiancé à mes filles... J'en ai quatre, deux de chacune de mes épouses, j'ai bien peur qu'aucune ne trouve jamais l'audace de « faire le mur » pour échapper à son destin... Le Patriarche a sur le rôle des femmes dans le monde des principes très tranchés, elles sont filles de leur père, puis mères des enfants de leur époux, mère avant tout chose, elles n'ont à se mêler que de l'éducation des jeunes enfants et de la propreté d'une maison honnête et pieuse ! Notre communauté a été décimée les siècles passés, par la maladie, par la contagion que l'air apportait du Nord où plusieurs réacteurs et armes nucléaires avaient été détruits par des rebelles stupides et suicidaires, puis... par la guerre qu'on nous a mené,. Dans un contexte de famine et de pénurie, nous avions la chance d'être préservés, nos bâtiments et nos terres restaient presque intacts, les habitants avaient drastiquement payé leur tribu, comme la population humaine dans le monde entier, mais il en restait assez pour tenter de revivre, à l'abri derrière des murs épais et hauts que le Patriarche avait ordonné de construire. Les travaux allaient bon train quand nous avons été confrontés à notre dernier écueil, notre guide souhaitait relancer la natalité, reformer des familles, le mot d'ordre était de dépasser nos deuils et de regarder l'avenir... Vœu pieux et éminemment vertueux car pour survivre il nous fallait être nombreux. C'est alors que nos démographes ont constaté qu'il serait fort difficile de trouve un homme pour chaque femme, ceux qui avaient guerroyé pour défendre notre foi et nos biens n'étaient pas rentrés, ou si meurtris qu'ils étaient invalides... Comment avoir des héritiers s'il n'y a plus de mâles ? C'est ainsi que les rares survivants ont reçu la consigne de se marier, y compris  ceux qui comme moi se jugeaient trop vieux pour convoler, et d'avoir des enfants, de plusieurs femmes éventuellement mais avec la bénédiction de notre Seigneur, accordée par le patriarche...

C'est de l'histoire ancienne, mais penser à cette fille -perdue- me ramène à cela... Quelle jeune dame, fille d'un religieux de grande foi et d'immense renommée a donc refusé un mariage ? Dès la naissance, les enfants -mâles comme femelles- sont appariés à leur âme sœur. Ce n'est pas un jeu mais une nécessité. Certes, dans les familles de renom, la stratégie prend une importance non négligeable, l'espoir d'alliances, de rapprochements ou au contraire de profiter d'une bonne fâme auprès du Patriarche ou de l'un des nonces... Mais l'important est de procréer, si une fille ne sait être mère, elle quitte sa famille et sert notre Seigneur...

La brève missive que je tiens, accompagnée de ce dossier ancien est signée du Patriarche en personne. Pour museler le Prophète qui prend trop d'importance dans toute la zone autour de son domicile assigné, il faut détourner son attention des attentes de ses paroissiens... Le mariage de sa fille est une bonne occasion ! Mariage précédé de la contrition, de la punition, du pardon... Avec un peu de bonne volonté, ces cérémonies dureront assez pour manœuvrer l'homme et l'amener là ou notre Guide veut le mener.

A condition d'avoir une fille à lui offrir.

Je regarde la pièce austère mais confortable qui me sert de bureau... Le dossier est ouvert sur la table à écrire, les conclusions des enquêteurs, leurs justifications. La jeune fille a fui. Pour une raison inconnue, elle ne voulait pas du promis, elle a préféré l'apostasie à l'union ? Je note de fouiller aussi dans la vie de l'homme, qu'a-t-il fait -ou pas fait- qui ait conduit une fille de bonne famille à s'enfuir plutôt que devenir sa femme ? A-t-elle eu connaissance de perversion ? D'inclination funeste ? D'un manque de virilité qui l'obligerait -elle- à prendre le voile car inféconde ?

Je prendrais ces précautions lorsque mes filles auront l'âge de se marier, il est naturel que tout père voit, avant tout le bien-être de son sang avant le prestige de l'union. C'est du moins ma façon de penser.

Je n'ai envers la demoiselle aucun grief ni aucune haine, mais l'ordre est bref et impérieux.

Le mariage doit avoir lieu, avec celui-là ou un autre peu importe, mais il est nécessaire de brider les élans évangélistes du Prophète. Il semblerait qu'il a bien trop de soutien populaire et commence même à envisager des arrangements avec les différents clans en place à la Sainte Basilique !

Trouver la fille, ou courir le risque de changer de maître. Je ne crois pas que le Seigneur souhaite se défaire de notre Patriarche, il est âgé, il serait bien plus simple de l'endormir à jamais ? Si donc il lui envoie cette épreuve c'est pour le conserver en état de gouverner, de décider, de condamner les traîtres.

Ma mission est de le seconder en toute occasion.

Je fais donc mes valises.. . À vrai dire, deux sacs de bât à poser sur la croupe du cheval qui m'attend. J'ai quitté ma chasuble pour enfiler un pantalon sale et loqueteux qui me donne la nausée, une chemise guère plus présentable, des bottes apparemment défraîchies mais encore en très bon état, c'est là un confort qui risque de me dénoncer -comme la monture d'ailleurs, les pauvres gens n'en ont pas-, mais si je dois chevaucher et marcher de longues heures, j'exige d'être bien chaussé.

Au crayon, si peu appuyé que j'ai failli ne pas voir sont tracés des mots :

« Alabn Althaani »

Mon dégoût cette fois ne peut être caché. 

Dice or not dice ? :

Il n'était pas rare qu'on l'ignorait, qu'on lui passait devant, elle, ou tous les autres d'ailleurs. Les excentriques, les trop excités, ceux qui semblaient vouloir trouver un peu de lumière dans les ténèbres. Parfois cependant, la chance lui souriait. Et aujourd'hui semblait être un jour de chance. Lorsque Luna entendit la voix de l'homme encapuchonné, elle se retourna pour lui faire face, avec comme toujours cette pointe d'anxiété qui l'habitait lorsqu'elle devait tirer les cartes à un étranger. Elle ne pouvait voir son visage, mais cela ne l'étonnait que peu. Bien des personnes demeuraient méfiantes, certaines étaient recherchées, d'autres voulaient éviter les ennuis. C'était à chacun sa raison. Elle nota ses ongles très pointus, sa main qui semblait puissante, un peu différente de celle d'un humain classique. Mais cela ne la dérangeait pas, car après tout, quel humain ressemblait encore à un humain ces temps-ci ? Presque personne, que cela soit physiquement, ou plus souvent psychiquement.

« Bienvenue, laissez-moi vous tirer les cartes et vous dévoiler votre avenir. »

Sans voir complètement son visage, elle remarqua un morceau de ses traits, croyant apercevoir.. du pelage, ou en tout cas une masse étrange recouvrir son front. Elle ne pu distinguer de quoi il s'agissait, mais cet homme pourrait sans doute être pris pour un mutant s'il ne faisait pas attention, ou bien..en était-il un ? Elle n'en savait rien, et de tout façon, cela ne changeait pas grand chose à ses yeux. C'était un client après tout, et elle allait le traiter comme tel. Elle lui sourit alors, le genre de sourire qui veut dire 'ne t'inquiète pas, je suis pas du genre à dénoncer, quoi que tu ai à cacher'. En tant que femme en fuite, elle aurait été bien bête de jouer les bourreaux des autres, car elle ne connaissait que trop bien cette... sensation, celle d'être traquée, comme un animal, celle d'avoir l'impression que le monde entier devenait un étau qui se resserrerait autour de soit.

Mais elle n'avait que peu de temps pour penser à ce genre de choses, et après un bref mélange de cartes dans ses mains, elle les plaça les unes après les autres sur la table dans un geste fluide et maîtrisé, démontant le nombre d'heures qu'elle avait passée à tirer les cartes à des inconnus. Elle en disposa quatre, retournées d'abord, avant de les présenter une par une, de gauche à droite. Et bien qu'au départ, Luna ne semblait pas stupéfaite de ce qu'elle avait sous les yeux...soudainement, et une fois la dernière carte retournée, quelque chose semblait se produire en elle. C'était presque étrange, parce que le résultat semblait..faire sens, quelque chose de profond semblait crier en elle.

« Elles disent qu'une grande épreuve se placera sur votre chemin, et qu'elle vous forcera à reconsidérer votre vision du monde »

Elle l'observait avec de grands yeux, presque surprises par elle-même. Pourquoi ce stupide don, qui n'était pas censé être réel, semblait réagir, ou en tout cas la pousser vers une intuition claire pour la première fois ? C'était presque..terrifiant. Elle secoua sa tête, tentant de chasser ces pensées de son esprit.

« Le tirage des cartes n'est pas un art..vraiment précis, et j'avoue que j'ai commencé récemment alors.. prenez ça avec des pincettes, comme on dit »

Elle échappa un rire, tentant de dissimuler la sensation étrange qui l'avait envahit. Une anxiété qui ne disparaissait pas. Puis, on vint lui taper sur l'épaule, lui signalant qu'il fallait être prêt à partir. Il ne faut jamais rester trop longtemps en place, après tout, les gens parlent, les 'soldats de Dieux' et autres mercenaires rôdaient dans les parages, ils étaient toujours quelque part. Ce qui ne faisait qu'alimenter l'anxiété de Luna au fur et à mesure que le temps passait.

« Hum..vous feriez peut-être d'être vigilant sur votre route, mais..je n'ai pas besoin de vous le dire, je pense. »

Cette fois-ci, ce n'étaient pas les cartes qui me parlaient, mais son propre instinct à elle.

« Gardez la monnaie, c'est.. la maison qui offre. »

Lui assura-t-elle avec un sourire. Elle ressentait la sensation que ce tirage-là ne pouvait se monnayer. Pourquoi ? Elle ne saura le dire, mais quelque chose en elle lui signalait qu'elle allait le savoir rapidement.

Après la fin du monde

Les « gens comme moi » sont réputés pour leur « 6e sens ». Ça n'a rien de magique, nous sommes des hybrides, les félins ont par rapport aux hommes bien des perceptions que ceux-ci trouvent extraordinaires et nos « créateurs » ont souhaité qu'elles viennent en complément des qualités humaines. Nous sommes donc des mystères, les scientifiques qui nous ont donné naissance ayant depuis longtemps disparu.

Si j'ai abordé la voyante c'est que j'espérais qu'elle avait bien « le don »... Il y a dans ce type de troupe bien des usurpateurs, on ne peut leur en vouloir, les temps sont durs et apporter de l'espoir ou de la fantaisie, même si c'est en se prétendant ce qu'on n'est pas, est de mon avis louable. Ma mère et ma sœur m'auraient probablement dit que je suis candide malgré mon vécu et que plus que réconforter leurs semblables, les menteurs ne songent qu'à s'enrichir sur leur dos, c'est vrai également mais de cela non plus on ne peut leur tenir rigueur, survivre est une  occupation à part entière, il y a dans ce monde des loups et des brebis ? Non ? Et le plus souvent les brebis sont tondues... puis croquées.

Je souhaitais en tout cas avoir confirmation de ce malaise que captent mes vibrisses depuis quelques temps ... Une sorte de pressentiment malsain, la perception d'un danger plus marqué qu'à l'ordinaire mais indéfinissable ? Si elle n'est qu'un charlatan de plus, je ne saurai rien mais contrairement à bien d'autres les quelques pièces que je vais y laisser ne me feront pas défaut... C'est d'ailleurs curieux que l'homme reste si attaché à l'argent, actuellement il est bien plus rentable de troquer que de payer, la rareté des marchandises fait déraisonnablement monter les prix et un objet usuel peut s'avérer un trésor ! Tel est ce monde, il ne me dérange pas tel qu'il est, sans doute que ma nature « animale » s'adapte mieux n'ayant aucune culture résiduelle.

Allons donc, à avoir de telles pensées je me fais sourire moi-même ! Quel imbécile... Mes « femmes » n'avaient pas tort, je suis indécrottable. Le sourire s'éteint de lui-même, personne n'a pu le voir mais il me fait désormais mal : j'ignore où se trouve ma mère et Zahrat Alrimal la seule de mes sœurs de portée que j'ai un peu fréquenté a été abattue par des Rigoristes, j'ai vu sa carcasse dépecée par un groupe de fous furieux ! Je ne me fais pas de soucis, humain ou mutant, tous dans ce village ont ce genre de souvenir, un frère, une sœur, un père, une mère, un enfant... déchiqueté par des bêtes, pourchassé par des ultras-religieux pour un soupçon fondé ou non, mort de maladie, de faim... Survivre, c'est ça aussi, emmagasiner des images immondes, tristes, insoutenables parfois... Garder le corps en  état de marche ne suffit pas, il faut conserver un mental fort pour avoir encore envie de vivre, de voir un jour de merde succéder à un autre jour de merde, de faire un pas en avant, malgré le dégoût, la peur, la souffrance...

C'est pour ça que de  mon point de vue, les baladins, saltimbanques et bateleurs de tout acabit sont les bienvenus ! Un court moment ils permettent de rêver, même ceux qui mettent en scène des pièces de théâtre « engagées » où les fous de dieu sont ridiculisés ou bien les brigands de grands chemins présentés comme stupides (ou  miséricordieux)... Chacun sait bien que rencontrer un Inquisiteur, qu'il se réclame du « grand cornu » ou du « pur prophète » (je serai accusé d'hérésie pour oser ces qualificatifs et mis à mort publiquement par les tenants de l'un ou l'autre : le Patriarche ou l'Immaculé !) signifie généralement torture puis mort, qu'être arrêté au détour d'une route par des voleurs aussi... Mais le temps d'une représentation, on peut rire de sa peur, retrouver une illusion d'être fort, capable de résister à la vie, c'est capital.

Ceux-là ne semblent pas vouloir jouer la comédie mais ils chantent et rien que chanter fait du bien... La seule musique que j'entends au cours de mes voyages est souvent celle des pleurs, des cris de désespoir et des armes... le vent, la pluie complètent souvent, à moins que ce ne soit le son des pierres qui éclatent sous un soleil brûlant... Leur apocalypse a également rendu les éléments dingues, les extrêmes de température sont invraisemblables, je fais partie des êtres assez âgés pour se rappeler des saisons, une graduation de l'hiver à l'été puis de l'été à l'hiver... Dans l'univers que les ancêtres de l'humanité nous ont laissé, des contrées entières sont parsemées de squelettes de végétaux qui n'ont pas su s'adapter, arbres assassinés par une chaleur subite ou au contraire un climat glaciaire imprévisible dans leur lente évolution. Il en est de même de nombreux animaux. Pourquoi l'unique parasite uniformément réparti sur toute la planète a-t-il survécu ? L'homme est la cause de tout !

Trop de divagations ? C'est le point fort (ou faible ?) des silencieux... Ceux qui parlent trop pensent moins. Et moins penser peut être dangereux sauf si un instinct absolument fiable vient remplacer l'intelligence. J'ai en moi l'instinct de ma part féline, ce qui n'empêche que je n'agis jamais sans réfléchir aux implications de mes gestes.

Interpeller cette fille est un acte pesé. Si elle avait crié ou marqué un recul à la vue de ma main, elle n'aurait pas eu le loisir de le faire longtemps, mes griffes suffisent à sectionner une carotide. Mais son regard a été autre, elle est proie au même titre que je le suis... A cause de ce « don » que je cherche en elle ? Si elle voit trop juste, les abrutis qui arpentent les chemins de la contrée la taxeront de sorcière... Si elle se trompe trop, de voleuse... A la limite, mieux vaut mourir vite par la corde qu'être interrogée par les Purs de l'une ou l'autre mouvance encore en place ? Elle ne semble pas tentée, je peux la comprendre aisément !

Elle a sorti les cartes, en tire quatre, les retourne. Toutes elles font ça, avec un sérieux de circonstance, après tout elles doivent persuader le badaud qu'il en a pour son argent ! Pourtant je trouve trop marquée son attitude, la dernière carte lui fait froncer les sourcils, elle regarde la séquence comme surprise du résultat ? Doutait-elle d'elle-même ? Ou de l'importance de mon avenir ?

- Elles disent qu'une grande épreuve se placera sur votre chemin, et qu'elle vous forcera à reconsidérer votre vision du monde

Sa phrase est restée en suspens, ses yeux sont allés de moi qu'elle ne peut assez voir aux cartes étalées sur la table... Peut-être est-elle simplement douée -non pour la divination- mais pour la mise en scène ? Son intérêt est de captiver l'auditoire, un groupe de curieux s'est formé quand j'ai demandé mon avenir... Un de ses compagnons de route vient lui taper sur l'épaule alors qu'elle essaie de casser l'effet négatif de sa déclaration. Ils se préparent à repartir ? Si vite ?

Je lève légèrement la tête pour humer l'air, loin, de la boue est remuée par un cheval... Un cheval ?!

- Hum..vous feriez peut-être d'être vigilant sur votre route, mais..je n'ai pas besoin de vous le dire, je pense.

Mes sens ne m'ont pas trompé, elle a vu comme moi, un événement déplaisant...

Sa dernière parole tandis qu'elle remballe hâtivement son matériel m'en assure - Gardez la monnaie, c'est.. la maison qui offre.

Je reste -mes pièces dans la main- en suspens... Elle vit de son art, offrir une consultation est une perte sèche ? A moins que comme certaines devineresses elle ne soit sûre de son fait et ne considère que mon paiement serait celui d'un mort en puissance ? Elles sont souvent superstitieuses...

Moi aussi.

Je tente de préciser l'odeur : Nord-Est, un seul cavalier, une bête en bonne santé, cette fragrance de soufre qui annonce les Frères du Patriarche... Il est à une ou deux heures d'ici, j'en parierai ma fortune... Solitaire ? C'est qu'il pense pouvoir compter sur son pouvoir, celui des armes ou...

Je n'aime pas les sorciers !

- Les voies de dieu sont impénétrables...

Pour la galerie je m'oblige à donner le change afin que personne n'aille raconter pour se faire bien voir qu'une sorcière de cartomancienne et un homme bizarre ont échangé des informations ! Je sais que la misère rend lâche, pourquoi souffrir plus, autant se faire bien voir des puissants de ce monde ! Dieu est mis à toutes les sauces, les petites gens ne savent pas toujours à quelle mouvance ils ont affaire, tout au plus croient-ils que les frères du Patriarche portent du noir et ceux de l'Immaculé du blanc ? C'est caricatural, les exécuteurs du premier sont vêtu de grandes robes claires, j'ai eu le malheur de le voir de mes yeux.

Je tourne la tête, ostensiblement, vers le sud... Impénétrables oui mais plus sûres dans cette direction. Mon doigt sous ma manche longue est lui également pointé vers la route qui passe sur un pont de fortune. Je regarde vite fait au nord puis tourne le dos, barrant par mon attitude l'accès au septentrion, devant est le salut ou du moins ce qui pourrait l'être.

Après la fin du monde

Plus je progresse dans des déserts dont le sol aride est dévasté par le soleil comme par les rares mais très violentes pluies, plus je gamberge... Le dossier qu'on m'a fourni n'est pas très épais, est-ce à dire que la jeune femme disparue comme les causes de son départ n'ont pas été bien recherchées ? La fille du Prophète ? À l'époque, il avait un peu de concurrence, les « prophètes » auto proclamés fleurissent assez fréquemment, puis, s'évaporent dans le vent de leurs supposés pouvoirs... Celui là est resté, trop présent, trop puissant. Comment sa fille, à n'en pas douter bien éduquée, instruite de la foi comme des choses du siècle, a-t-elle pu du jour au lendemain filer sans avoir fait la moindre confidence à quiconque ? Dans ce fichu rapport d'enquête, il n'y a pas la moindre mention d'une amie, d'une servante, ou de n'importe qui d'autre qui se serait souvenu que la jeune fille semblait attirée par l'inconnu ou désireuse de quitter les lieux ?

Fatigué par une journée à cheval, je rumine, j'hésite, je ressasse et ressasse encore le peu que j'ai : elle était là puis elle n'était plus là ?! Pas de motif connu de s'enfuir si ce n'est ce mariage prochain -est-elle vraiment partie pour y échapper ? Cela paraît totalement incongru -, pas de mécontentement visible, pas de confident(e) pris de remords ou de crainte après coup, aucune indication de comment elle a fait pour passer sous le nez des domestiques, des gardiens, des fidèles toujours amassés autour de la résidence ! À croire que la demoiselle s'est volatilisée ou transformée en animal pour échapper à la vue de tous... Et si elle l'a fait...

Je sais parfaitement que malgré les idioties que nous raconte le Concile, il existe encore des « change-peau »,  ils ont toujours été considérés dans ces contrées comme de dangereux sorciers, mais la fille du Prophète pourrait-elle en être une et l'avoir dissimulé ? Y compris à son père ?

Assis sur un tronc, un feu de camp allumé et ma tente modeste montée, je relis pour la centième fois ! Et toujours ce nom au crayon, presque effacé :

« Alabn Althaani »

Je connais l'individu, aussi bien de réputation que pour avoir eu le profond déplaisir de le rencontrer. Le Patriarche bien qu'éprouvant une répugnance légitime à le convier à sa table, l'utilise beaucoup, beaucoup trop à mon gré mais je ne suis qu'un humble servant du Très Grand ! Un hybride, affichant à peine des traits humains, heureusement dépourvu de la fourrure qu’arborent certains de ses condisciples ! La créature parle, d'une voix rauque et grave peu habituée probablement à se faire entendre de cette manière, mais surtout écoute... Je suis persuadé que les uns et les autres avons trop parlé en présence de cette ombre silencieuse et si peu visible. Alabn Althaani a le don de se faire oublier, que fait son nom dans ce dossier ? A-t-il participé à l'enquête ? L'a-t-on soupçonné d'avoir aidé à la disparition de la fille ? Est-il apparu sans raison valable dans les parages ?

Je repousse le dossier d'un geste rageur ! Quand j'ai voulu demander un supplément d'information, le secrétaire du Très Grand, Frère Louis, m'a dit : le Patriarche dit que tout est dans le dossier Mon Frère...

Je remue le feu avec mon épée, la traitant comme un banal tisonnier... La colère monte en moi, tout au fond de mon être, le doute s'insinue, sourdement, suintant comme une eau fangeuse... Quand on me l'a confiée, j'ai vu cette affaire comme une preuve de l'attachement et de la confiance du Patriarche. Je me suis sottement dit qu'l attendait plus de moi que des autres... Plus le temps passe et plus je la vois comme le piège qui va me perdre à ses yeux. Je tourne à nouveau les pages, regardent les écrits, les différentes dépositions, les conclusions tirées par les enquêteurs...Une disparition. Pourquoi le responsable de l'enquête était-il un frère inquisiteur ? À cause de l'identité du père ? À cause de soupçons non formulés ? La fille s'est comme je le disais volatilisée... Pas de traces du chemin emprunté, pas de serrures forcées, pas de vitres brisées, pourtant la demeure du Prophète -cet homme si ouvert et entièrement accessible à ses adorateurs- tenait plus de la prison que de la villégiature ! Il avait peur, d'éventuels intrus ? ou de voir un trésor lui échapper ?

Des idées folles me viennent en tête ! Le Prophète incitant sa fille à s'enfuir pour que sa sorcellerie ne soit pas connue de son époux ! Ou au contraire la découvrant et la chassant avec horreur plutôt que de la dénoncer et de faire de l'ombre à sa maison et à ses ambitions ! Ou même la faisant exécuter par ce maudit félin dont le nom est écrit, d'une écriture ferme mais au moyen d'un crayon à la mine si dure qu'elle a laissé l'empreinte des mots sur le papier, plus lisible au doigt qu'à l’œil... A-t-elle eu des complices qui l'ont aidée à partir ? A-t-elle été enlevée malgré les dénégations de son illustre paternel ?

Il n'y a rien dans ce dossier !

Tout est possible, des dizaines de pistes ont été ignorées. Sciemment ? Est-ce une épreuve qu'on me fait subir ? A moins qu'il ne manque des éléments ? Le Frère Louis dit qu'il y avait « tout ». A-t-on entre le moment où il l'a remis à son coursier et celui où je l'ai reçu, soustrait des éléments ? Mais qui ? Pourquoi ? Et lesquels ?

Je regarde longuement la photographie d'une toute jeune fille blonde, un timide sourire, coiffée strictement avec les cheveux tirés comme le sont mes filles. Elle baisse modestement les yeux, ne porte aucun bijou comme il sied à une fille convenable de bonne famille... Seules  les épouses de grands personnages se permettent des ornements et un léger maquillage pendant les grands moments de la vie ! Les femmes mariées... et les catins. Poser les deux mots si près l'un de l'autre, même en pensée, me fait rougir intérieurement ! Dans le milieu de cette jeune dame heureusement  personne n'a dû lui parler de femmes de mauvaise vie.

M'a-t-on tendu un piège ? Les enquêteurs de l'époque, avec un inquisiteur de haut grade à leur tête ont échoué. Y avait-il dans leur groupe un traître qui aurait su où la jeune fille se trouvait ? Et ne l'aurait pas dit ? Ou bien tous le savaient-ils et se sont-ils tus ; sur ordre du Patriarche... ou du Prophète ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas aller simplement la chercher là où elle est ? À moins qu'elle n'y soit plus ? J'enquêterais alors non sur une disparition vieille de plusieurs années mais au contraire toute récente ? Mais si le Très Grand l'avait su, m'aurait-il trompé ? Il aurait suffit de me dire qu'elle était en résidence protégée et avait échappé à ses gardes du corps !

Aucune de mes hypothèses n'est satisfaisante, toutes traduiraient des enchevêtrements de malversations et de mensonges étrangers à notre peuple.

Je pense trop, et surtout je doute trop !

D'un geste vif, colère et déception mêlées, je retire ma veste et ma chemise, les pose sur le tronc qui me servait de siège et sors le fouet de contrition court et lourd. Je me flagelle, mettant toute ma rage et mes doutes dans la punition ! Je doute ! Aucun vrai croyant ne doit se laisser toucher par le doute ! La douleur et le sang me plongent dans un état extatique, je me frappe, le visage luisant de sueur et les yeux fermés, je retiens très fort l'orgasme que je sens monter ! Jouir de l'offrande au Créateur suprême d'un corps de pécheur !

J'ai dû crier, mon cheval n'a pas bronché, c'est une bête formée à la bataille,  mais caché derrière des résidus de broussailles un petit visage triangulaire me fixe avec horreur ! Le gamin doit avoir une huitaine d'années, il est comme la plupart de ceux qu'on rencontre hors des murs de la cité, vêtu de haillons crasseux, pieds nus, les cheveux en désordre... Son regard va de moi, revenu à la réalité, le dos et le torse sanglants et lacérés de traces béantes pour certaines... à mes sacoches, d'où sortent à demi de la nourriture, des vêtements de rechange ainsi qu'un petit sac -commun à tous les voyageurs fortunés- que l'on peut porter en ceinture dans lequel billets à ordre et pièces d'or et argent sont rangés, ainsi que quelques articles introuvables dans les campagnes et donc hors de prix.

Je me redresse, qu'il soit un enfant n'a aucune importance, il est comme toute la racaille qui s'établit sur les chemins un voleur ! Se voyant découvert, il sort de sa cachette et saute par dessus mon feu pour rejoindre la route principale, une longue queue souple et mobile fouette l'air ! Un de ces maudits hybrides ! Mon premier réflexe est de l'abattre, puis je me retiens et hurle dans le vent du soir :

- Où est Alabn Althaani !? l'Assassin ! Le Deuxième fils ! Dis-lui que j'ai affaire pour lui !

Je jurerais qu'il a marqué un arrêt, lui aussi a connu le doute, cela n'a pas duré une seconde puis ses yeux se sont posés sur moi et il a décampé  plus vite encore qu'à l'origine !

Un piège !
Je suis certain que tout n'est qu'un piège !
Mais pourquoi ?

Le Patriarche m'a-t-il volontairement envoyé résoudre un mystère insoluble ? Ou a-t-il tellement confiance en moi qu'il est certain de mon succès ? Il faut que je trouve ce mercenaire hybride ! Que je me fasse expliquer par n'importe quel moyen ce que son nom fait dans mes papiers ! Je suis certain que ma présence lui sera révélée, ces … êtres-là communiquent bien plus entre eux qu'on ne pourrait le croire et d'une manière qui échappe à l'humanité.

Je ramasse le dossier qui est tombé lorsque la fripouille a fui ! La couverture épaisse gonfle comme si elle avait trempé dans l'eau ? J'examine les dégâts, fâché dans mon sens de l'ordre et de la propreté que ce dossier ne soit désormais plus présentable, souillé qu'il est de ce carton endommagé. Fronçant les sourcils, je prends une pince fine dans une des sacoches de selle et tire le petit papier jauni apparu entre les deux plaques de carton qui formaient une couverture de dossier...

Une petite bande, peut être un centimètre de hauteur et dix de longueur ? Une écriture minuscule mais d'une netteté parfaite, la même j'en jurerais qui a tracé le nom de l'assassin hybride ?



Mes lèvres se tordent de contrariété, ces signes délirants qui courent sur le papier ressemblent aux soi-disant prophéties de l'Immaculé, le faux prophète ! L'énigme se complexifie alors que je tente « d'effeuiller » la couverture du dossier. Elle est constituée de plusieurs feuilles cartonnées fortement collées les unes aux autres... Outre ce message ridicule et inquiétant, j'ai l'impression de voir tracés du même crayon dur à peine lisible des indications sur certaines d'entre elles, mais les séparer les unes des autres risquerait de les déchirer et il est malaisé outillé comme je le suis de faire parler ce fichu document !

Peut-être bien qu'il y a en effet « tout ce qu'il faut » dans ce qu'on m'a remis...

Mon  calme revient avec ce début de réponse qui n'en est pas  une. Il paraîtrait que quelqu'un a ressenti le besoin de crypter le rapport ? Pour une affaire de disparition d'adolescente -certes noble et promise à un beau parti, mais qui à l'époque aurait pu prévoir l'ascension inexorable de son père ? - Mon intérêt est revenu, qu'est-ce que ce galimatias cache ! Qui a voulu compliquer cette histoire ? Le Prophète serait-il vendu à l'Immaculé ? Et la fille ? A-t-elle choisi le moment de son mariage pour que -logiquement- on pense qu'elle voulait échapper à son promis ?

Je note à nouveau d'enquêter sur lui aussi. En attendant, ma stupide tirade au jeune hybride me met en danger ! Ils savent désormais où je suis, que j'ai en ma possession des biens aisément vendables qui rapporteraient gros, que je suis seul et plus très jeune ! Ce n'est pas digne d'un Frère Questeur de mon rang et de mon expérience !

Je démonte rapidement ma tente et la range dans son sac, un homme m'a dit qu'il y avait un village pas loin, il y a sûrement aussi un endroit où il est possible de dormir sous un toit, si l'on n'a rien contre les parasites, ceux qui grouillent dans les lits et les murs comme ceux qui vous guettent pour vous déposséder !

Je murmure quelques mots à l'adresse de mon cheval, le repos sera pour plus tard. Je me dresse sur les étriers, espérant voir ou entendre quelque chose à temps pour me défendre si je suis attaqué, mais je n'ai malheureusement pas les sens développés de ces choses que la folie humaine a semé sur la terre !

Pile ou face ? :

Elle observa l'étranger à la tête encapuchonnée, il semblait regarder quelque chose, quelque part, son intérêt fixé vers l'horizon. Elle ignorait son nom, et elle n'avait même pas vu son visage, mais quelque chose chez lui la fit tiquer. Était-ce lui qui la faisait réagir comme ça ? Qui déclenchait cette..étrange sensation d'être en phase avec ses cartes ? Elle pensait pourtant que c'était terminé, qu'elle ne ressentait plus ces choses étranges depuis.. qu'elle avait quitté son chez elle. Sa 'communauté'. Depuis qu'elle avait fui son mariage, croyant devenir un monstre, bientôt liée à un homme qui en tuait plein, des soi-disant monstres, mais..tout s'était calmée sur la route. Et cela faisait si longtemps qu'elle s'était sentie humaine à nouveau. Pourquoi cela revenait-il maintenant ? Cet personne, cet inconnu.. Était-il seulement humain ? Elle était persuadée que non, et elle ne se sentait plus très humaine non plus d'ailleurs.

Elle secoua sa tête, non, pas le temps de penser à cela. Il fallait partir. Bien que le danger était encore loin, il fallait pouvoir partir rapidement, et ainsi mettre un maximum de distance entre eux et quiconque était sur les routes à la recherche dont ne savait quoi.

Pendant un instant, Luna se demandait si elle ne pouvait pas proposer à cet homme de venir avec eux. C'était peut-être stupide, mais elle ressentait une certaine anxiété à l'idée de le laisser seul face à un potentiel fou de Dieu. Mais elle se ravisa. Lui-même se dirait sûrement qu'il s'agissait d'une proposition étrange, et il ne lui aurait pas fait confiance. Ils se connaissaient à peine après tout. Alors, elle plia bagage, et décida de repartir sur les routes avec sa compagnie, le plus rapidement possible.

Mais le destin a parfois une étrange manière de faire les choses, et bien qu'elle avait fait en sorte d'avance à l'opposer d'où l'inconnu avait sembler sentir le danger, Luna remarqua quelque chose sur la route, au loin. Une petite tâche qui devenait progressivement à peine plus grand.

Un..enfant ? Un petit gamin courant sur la route. Non, pas un gamin, un..hybride ? Deux des éclaireurs de son groupe virent à sa rencontre, un homme et une femme, qui avaient l'habitude d'aller au devant des inconnus afin de vérifier qu'ils ne constituaient pas un danger pour eux. Ce gamin, dirent-ils, recherchait un autre hybride, une mission qui lui avait été donné par..un homme d'église qui se flagellait ? Était-ce le genre de fou que son père avait l'habitude de côtoyer ? Était-il au courant que Luna était par ici ? Impossible..on ne la cherchait plus depuis le temps, elle s'était faite toute petite et.. cela avait fonctionner. Pourquoi recherchait-il un hybride alors ? Et qui était cet hybride ?

« Il a parlé d'Alabn Althaani. » Lui dit Ivar, l'éclaireur masculin

« Tu sais qui c'est ? »

« Un hybride, un chasseur, capable de tuer les espèces comme lui si on le paie suffisamment, les monstres, les anomalies, il les traque pour un bon prix, sans aucune pitié. Il peut même traquer des humains si on lui demande. »

« Et à quoi il ressemble ? J'aimerais bien le savoir si jamais je le croise. »

« On dit que c'est une espèce de chat qui se tient comme un homme, mi-homme mi-bête. »

« Je ne comprends pas, on était censés fuir de ce côté, mais le gamin vient de là, dans quelle direction peut-on aller, alors ? »

« Le gamin a peut-être pris un autre chemin, impossible de savoir, et je crois que lui-même n'a pas prêté attention à la route, il a dû suivre son instinct. »

Luna soupirait de désespoir, elle n'en n'était plus certaine désormais, dans quelle direction aller désormais ? De retour au village à au moins une heure de route d'ici ? Elle se souvenait de cet étranger, ce..pelage sur sa peau. Impossible qu'elle ait pu le rencontrer. Était-elle en danger ? Cet homme pas si humain qu'elle avait rencontré plus tôt, l'était-il aussi ? Fuyait-il quelque chose ? Sa paranoïa reprit de plus belle. Pourquoi un homme.. qui traquait ces êtres demanderait-il de l'aide à l'un d'eux ? Était-il si désespéré ? Et que cherchait-il ? Le cœur de Luna manqua un battement, c'était perceptible, suffisamment pour la faire suffoquer.

« Laissons l'enfant nous guider, s'il connait ce.. Alabn, je veux savoir pourquoi un homme d'église qui se flagellait demande son aide. » 

« C'est dangereux, c'est une affaire qui ne nous regarde même pas. Nous sommes des artistes, pas des aventuriers. »

« Je sais, je sais mais j'ai un mauvais pressentiment, il ne me quitte pas. »

Luna était au courant, qu'elle allait faire quelque chose de stupide, mais elle n'y pouvait rien, c'était comme si quelque chose l'y poussait. Alors, lorsque le gamin hybride prit la poudre d'escampette, qu'il décida de fuir pour retrouver cet autre hybride, elle ne réfléchit pas. Elle attrapa l'un des chevaux qui tirait la carriole, et le détacha, avant de le monter tout aussi rapidement. Elle n'eut même pas le temps de réaliser ce qu'elle faisait, avant que son cheval ne se mette à poursuivre l'enfant, à le suivre de loin, afin de voir où il allait, qui il allait rencontrer. Sans doute ne savait-il lui-même pas pourquoi il devait le trouver, mais cela importait peu à la jeune femme. Elle devait le suivre, elle en était certaine.