Une fois propre, ils partirent manger. Il avait eu l’étrange impression d’être toujours peint sur lui. Comme si la peinture était allée s’incruster dans sa peau, ses muscles, sous ses ongles. Il avait l’impression d’avoir été un autre. Peut-être était-ce là, la sensation qu’il devrait avoir tous les jours ? Ce masque de l’autre Nathan qu’il se colle pour ne pas chercher à discuter avec le Nathan principal. Tout était trop compliqué dans son esprit, et il décida de ne plus chercher alors qu’en profitant. Parce qu’il le sait, rien ne sera jamais sympas très longtemps. Il avait accepté d’aller dans la cabane avec elle, ce qui était assez étrange comme proposition quand on sait tout ce qu’il se passe dans sa tête. Il avait mangé avec elle, avec cette sensation de masque.

Et deux jours plus tard, il était dans son canapé, en train de repenser à ça, alors que ses côtes le faisait souffre comme jamais avant. Il avait eu besoin d’aller se battre. Il avait eu besoin de se faire du mal pour enlever le masque de mensonge qui le recouvre, pour déchargé sa haine et sa colère. Il relève la tête de son canapé, sur lequel il s’était étalé comme un pachyderme une fois le combat terminé, et duquel il ne s’était pas levé. Ils avaient rendez-vous dans trois heures. Il avait passé la nuit à panser ses blessures de manière artificielle et à souffrir. Ils avaient rendez-vous à midi. Il avait le temps. Il pouvait dormir un peu. Il n’était que huit heures. Il ne pouvait pas y aller comme ça, et avait besoin de dormir pour ne plus souffrir quelques minutes. Il ferma les yeux.

Et il ne les ouvrit à nouveau que bien plus tard. Alors qu’il entend quelque chose. Quelqu’un ? On toque à sa porte, et personne, s’il tient à la vie, ne viendrait toquer à sa porte. Il grogne, oui tel un monstre venu d’une grotte et souffrant avant de se lever vers la porte qui tambourine, où alors est-ce sa tête qui tape ainsi contre son pauvre crâne. Il ne pourrait le dire avec certitude, mais il sait juste que ça cogne. Il ouvre la porte y voir Billie. Il n’avait pas fait l’effort de s’habiller, ou se changer, ou même se laver pour l’inopportun qui était venu le déranger.

- Billie ? Qu’est-ce que tu fais là ? On a rendez-vous que dans 4 heures, dit-il avant de plaquer une main sur ses côtes qui le faisait souffrir à chaque inspiration.

Monsieur n’avait même pas regardé l’heure avant de se lever, enfin pour la première fois en presque dix heures, de son canapé.

Le reste du repas s'était déroulé à merveille. Je ne savais pas dans quelle mesure il se forçait, si il appréciait vraiment ces moments avec moi ou s'il ne faisait que jouer une comédie. Je voulais croire qu'il appréciait tout ça. Après tout c'était lui qui m'avait proposé cette sortie pour le moins atypique. C'était lui qui s'était laissé peindre dessus par moi. Je n'avais pas eu à insister, à le harceler comme je m'étais attendu à le faire pendant longtemps. Il venait vers moi et j'avais envie de croire que c'était bon signe.

Alors je n'avais pas tardé à lui proposer une autre sortie. Il y avait quelque chose que j'avais envie de faire, un projet un peu fou et hors du commun, assez cher aussi, mais qui nous permettrait de découvrir New York autrement. Je m'étais dépêchée de l'organiser. Ma prochaine cure de chimio avait lieu le lendemain. Encore trois après celle là et je pourrais avoir un peu de répit, faire une légère pause dans le traitement. On ferait aussi un point à ce moment là, croisant les doigts pour que les choses évoluent positivement. J'avais une raison de plus de m'accrocher désormais. Je ne voulais pas abandonner Nathan.

Je m'étais préparée, excitée à l'idée de sortir. J'avais enfilé un pantalon slim, cachant ma prothèse, avec un petit haut blanc et une veste rose. J'avais tressé mes cheveux en prévision de notre sortie, il valait mieux que je prenne mes précautions. Je m'étais ensuite rendue chez lui, souriant de joie. Il avait cet effet là sur moi. J'avais beau avoir commencé tout ça pour lui, pour l'aider, je me sentais mieux moi aussi depuis que je le voyais régulièrement.

Je m'arrêtais devant son immeuble avec quelques minutes de retard, prête à m'excuser, quand je remarquais qu'il n'était pas là. C'était surprenant. D'habitude il faisait toujours en sorte de m'attendre dehors, le plus loin possible de chez lui en général. Je me garais, sentant l'inquiétude grandir en moi. Il ne pouvait pas lui être arrivé quelque chose... Il allait bien quand on s'était vu il y a deux jours. Il avait accepté plutôt rapidement cette sortie. J'espérais qu'il n'ait pas fait une connerie, qu'il ne soit pas retourné se battre et que ce combat n'ait pas été le dernier...

Je frappais à sa porte le coeur battant la chamade. J'avais peur de me retrouver face au silence. Ne plus jamais le revoir. Apprendre par un avis de décès publié dans la presse qu'il n'avait pas gagné ce combat là. Je ne pourrais pas le supporter... je ne voulais pas croire que j'avais échoué à ce point. Je me détendis un peu en entendant des bruits de pas derrière la porte.

Je fronçais les sourcils en voyant l'état lamentable dans lequel il m'ouvrit. Ca confirmait mes soupçons. Il s'était battu hier soir.

- C'est maintenant qu'on a rendez vous. Et tu as une sale tête. Mais j'imagine que celui qui était face à toi est dans un plus sale état.

J'entrais dans l'appartement sans attendre qu'il m'y invite. Si il pensait que j'allais repartir, il se trompait lourdement.

- Va te doucher. Je te soignerais ensuite. Je vais m'occuper de commander le déjeuner. Je suis sur que tu n'as rien mangé depuis un moment.

J'avais l'impression de revenir en arrière, que tous mes efforts n'avaient servi à rien. Je m'étais sentie mieux quand je l'avais vu annuler des combats. Et pourtant aujourd'hui je le retrouvais dans cet état.

Il douille, sa main contre ses côtes. C’est cassé ? Peut-être. Que fait-on de côtes cassé ? On ne peut rien faire quand on a un os qui est brisé à cet endroit. Un plâtre ? Non, ça ne pourrait pas l’entourer. Une opération ? Non. Il devait juste attendre et souffrir en silence. Cela ne pouvait pas être cassé, fêlé, peut-être. Mais ça se remettra tout seul en position. Ouais. C’était sur. Tout ira mieux. Il regarde la jeune femme, la laisse rentrer, plus parce qu’elle avait imposé sa présence dans sa garçonnière. Sans être sale, son appartement était plongé dans le noir et typiquement masculin. Il y avait les habits de la veille, dont les traces de sang séchés parsemés encore le t-shirt, quelques vaisselles sales, mais rien qui ne repousserait une autre personne. Il faisait juste sombre, et chaud. Il ouvrait parfois la fenêtre, il n’ouvrait jamais les volets. Parce que le soleil comme la vie l’agace. Il la regarde prendre ses repères dans sa demeure. Il ne sourit pas.

- J’ai gagné, énonça-t-il simplement alors que la liasse de billet qui correspond à son combat était encore sur la table.

Il avait gagné. Mais il avait mal. Et c’était pour ça qu’il y retournerait, encore et encore. Parce qu’il savait être vivant en souffrant de la sorte. En criant et en abatant son poing dans la gueule de quelqu’un de consentant. Vue toute la colère et la haine qu’il emmagasine et qu’il expulse dans ses combats … Comment ferait-il sans ? Comment expulser tout ça de sa tête, de son sang, de son esprit ? Il ne sait pas. Alors il combat. Parce qu’il en a besoin. Il la regarde.

- Ne t’en fais pas. Je prends une douche et on pourra simplement partir pour ton rendez-vous. J’espère que je ne suis pas si en retard.

Quelques minutes, non ? il avait déjà prévu de prendre une douche pour la rejoindre ensuite … et de prendre des anti douleurs naturels. Il y avait toujours des méthodes de grand-mère pour ne pas sentir une douleur, ou pour se sentir mieux … alors il n’avait plus qu’à trouver cette méthode et rouler jeunesse. Il passa sa main sur son menton. Il avait aussi besoin de se raser un peu. Sa barbe de deux jours devait lui donner une apparence encore plus mauvaise que ce qu’elle n’était en réalité, non ? Il remarqua être torse nu, mais n’en fit pas cas. Trop tard. Et elle avait déjà touché. Il s’approche d’elle et plante les yeux dans les siens pour dire une énormité.

- J’irais bien. Je n’ai pas si mal que ça.

Ce qui était un gros mensonge. Il avait mal au point de sentir sa peau se tirer d’ecchymose et ses muscles s’ouvrirent sous sa douleur … mais … il pourrait faire semblant. Ce n’était pas réellement là où il avait le plus mal. Sa douleur était plus profonde. Là où il ne voulait pas se trouver.

Il avait gagné... il disait ça comme si ça excusait tout. Mais il revenait quand même en piteux état. Qu'il ait gagné ou perdu ne changeait rien au résultat. Je restais inquiète pour lui et un peu abattue également. J'avais le sentiment d'avoir échoué, de ne pas avoir réussi à le faire aller ne serait ce qu'un tout petit peu mieux. Je ne le lâcherais pas. Je resterais à ses côtés. Parce que je ne pouvais pas complètement l'abandonner, parce que j'aimais sa présence dans ma vie, que je tenais à lui...

Je secouais la tête en l'entendant me dire qu'il irait quand même à ma sortie. Il n'était pas en état. Il tenait à peine sur ses jambes. Ce n'était pas une activité physique que je lui avais réservé, mais ce serait mieux pour en profiter qu'il ne soit pas tordu de douleur sur son siège.

- Pas si mal que ça?

Je haussais un sourcil avant de m'approcher de lui. J'enfonçais doucement mon doigt dans ses côtes, le côté que je l'avais vu se tenir un peu plus tôt. Je n'enfonçais pas fort mais pourtant je vis bien la grimace de douleur et le petit cri qu'il n'avait pas pu retenir.

- Bien sur... je te crois. Va te doucher puis reviens pour que je soigne tout ça. Je vais commander des sushis pendant ce temps, si ça te va. Et on va rester ici. J'annulerais, ce n'est pas grave.

Je n'étais pas à quelques centaines de dollars près. Ce n'était pas grave. Ce n'était que partie remise. On se ferait cette sortie une prochaine fois, quand il serait un peu plus en état.

J'attendis sa réponse avant d'aller commander ce qu'il voulait pour le déjeuner. Je lui lançais un regard noir pour le convaincre d'aller se doucher. Une fois sorti, je m'attaquais au nettoyage de la pièce. J'ouvris en grand fenêtre et volets pour faire entrer un peu de soleil et d'air frais dans cet appartement. Je rangeais le bazar, jetant ce qu'il devait l'être et m'attaquant à la vaisselle sale qu'il trainait. Je fis une pile de linge sale dans un coin, en attendant de savoir où se trouvait sa machine à laver pour m'en occuper. Il était grand temps qu'il prenne un peu plus soin de lui et de son environnement. Et s'il fallait que je vienne tous les jours pour m'en occuper, je le ferais.

Je lui souris doucement alors qu'il revenait dans le salon.

- Installe toi. Je vais prendre soin de toi...

Il fit un cri et une grimace. Merde. Ça fait mal. Elle n’avait aucun cœur. Bon. Si. Il avait biiiiien compris qu’elle avait un cœur … et il l’avait un peu piétiné parce qu’il était un gros abruti d’hypocrite. Elle ne devrait pas rester avec lui. Elle devrait partir et se trouver un autre modèle de bodypainting… une autre personne qui … Qui pourrait être mieux pour elle. Il la regarde, malgré toutes ses pensées contre, d’une manière désolé. Il s’en voulait, vraiment, de lui faire ça. Il s’en voulait de lui avoir montrer ses blessures la première fois… et là encore. Il s’en veut. Elle ne méritait pas d’être la seule personne à voir ce qu’il cache à tout le reste de l’humanité. Il dit oui pour les sushis et parti. Dans la douche, il eut du mal à se déshabiller sans respirer difficilement et grogner. Comme un ours. Des grognements qui venaient des profondeurs de son être. Il avait enlevé le miroir de la salle de bain, parce qu’il ne supportait plus de voir son visage. Il ne sait même pas pourquoi. Il n’avait rien fait de mal. Il n’avait pas tué Will. Mais pourtant, chaque fois qu’il croisait son reflet, il avait envie d’abattre son poing dans son propre visage pour ne plus se regarder. Il revient en caleçon, abandonnant toute pudeur auprès de la jeune femme. Il abandonnait l’idée d’être pudique. Elle connaissait mieux son corps que beaucoup de personne. Elle l’avait caressé de son pinceau même entre les doigts. Personne ne caresser l’intérieur des doigts de son amant.

Il s’installe, la regarde et machinalement, il prends sa main, il écarte ses doigts, et il caresse l’intérieur de ses doigts. Il ne sait pas pourquoi il avait eu envie de faire ça. De lui rendre la caresse par une caresse. Peut-être parce que, même si elle venait de faire naître une nouvelle douleur en lui, elle était là. Elle ouvrait la fenêtre sur un nouveau jour, elle nettoyait le bordel de sa vie, elle pansait ses blessures. Et cela autant métaphoriquement que littéralement. Elle était en train de changer sa garçonnière en quelque chose de plus … de moins malsain. Parce que si ce n’était pas sale, l’air de son appartement santé la maladie du cœur et celle de la tête. Il y avait quelque chose de mal. Alors il avait besoin de passer son doigt dans l’intérieur de ses doigts avant de lui rendre sans rien dire. Elle allait prendre soin d’elle… et à un moment … il ne sait pas pourquoi, il sentit les larmes couler.

Il n’avait pas besoin d’elle. Il n’avait besoin de personne. Il ne fallait personne. Il était parti de chez son grand-père, en grande partie, pour ne pas amener cette maladie étouffante avec lui. Pour ne plus avoir à sourire en faisant semblant… il avait laissé le bon Nathan là-bas, dans les souvenirs de ceux qui comptent. Et ici, il devait se faire du mal pour se souvenir d’exister. Alors il pleurait en silence. Se penchant pour tendre ce qu’il avait déjà sorti dans un coin de son canapé pour se soigner, mais ayant abandonné la veille.

- Je suis désolé pour notre sortie. Je te la rembourserais.

Et ce n’était pas négociable, de toute façon. Il pouvait rembourser de l’argent. Le temps qu’elle mettait à vouloir s’occuper de lui, cependant, il ne pourrait jamais lui rembourser. Il ne pouvait pas. Et il laissa les larmes couler sans rien dire de plus. Il était incapable de les arrêter, et préférer les ignorer à leur mettre de l’importance en les faisant remarquer.  

J'allais m'installer sur le canapé à côté de lui. Je ne disais rien. Il n'en avait pas besoin. Je n'allais pas l'accabler de reproches. Ca ne l'aiderait pas. Je voulais être là pour lui, pas pour l'enfoncer davantage.

Je le laissais prendre ma main et la caresser doucement. Je le regardais un peu surprise mais je n'osais pas bouger. Je ne voulais pas le brusquer ou lui faire du mal avec un mouvement de rejet. Je restais à le regarder faire, intimidée par ce geste si tendre. Je n'étais pas habituée à ça. Je n'arrivais plus à me souvenir de la dernière fois où un homme avait fait preuve de tendresse avec moi. De la vraie tendresse, pas juste du désir et du sexe. Je le laissais faire, parce que je sentais qu'il en avait besoin, parce que je voyais bien les larmes silencieuses rouler sur ses joues. Je ne pouvais pas faire grand chose. J'avais l'impression que chacun de mes mots ressortirait vide de sens. Je pouvais juste lui offrir ma présence, rien de plus.

Je finis par récupérer le pot de pommade. J'allais effleurer doucement ses hématomes, essayant de ne pas le faire souffrir en soignant ses bleus.

- L'argent n'est pas un problème. Je voulais simplement passer du temps avec toi...

Les sorties n'étaient qu'une excuse, un prétexte pour qu'on passe du temps ensemble, qu'on panse mutuellement nos plaies côte à côte. J'aurais pu passer ma journée à glander devant netflix avec lui, ça m'aurait tout aussi bien convenu.

Je laissais de côté ses nombreux hématomes une fois terminé. J'allais masser doucement ses muscles, cherchant les courbatures et essayant de les dénouer du mieux possible. Il devait être endolori de partout. Je me demandais comment il arrivait à bouger sans grimacer de douleur à chaque pas. Il était impensable qu'il m'accompagne lors de notre sortie dans cet état là.

Je restais un moment à le masser en silence avant de m'arrêter en entendant sonner à la porte.

- Ca doit être notre repas.

Je me levais en silence pour aller ouvrir au livreur. Je récupérais ma commande avant d'aller la poser sur la table basse devant son canapé. Je déballais les plats avant de me mettre à manger en silence. A part pour lui souhaiter un bon appétit je n'avais rien dit. Je ne savais pas quoi dire. Les reproches me semblaient vains. J'étais déçue de voir que j'avais échouer. Je n'arrêterais pas de le fréquenter, ça c'était certain. Mais je doutais de plus en plus de réussir à l'aider.

- Désolé, répéta-t-il.

Bien que cette excuse soit pour le tout, pas seulement pour la sortie cette fois-ci. Il avait bien compris que la jeune femme voulait être avec lui. Pourquoi ? Mystère… Cela ne pouvait pas être pour sa présence bien heureuse en tout cas. Elle était venue pour l’aider. Elle était venue, mentir, tricher, pour qu’il la voit, et lui parle. C’était ce qu’elle avait fait. Mais … pourquoi avait-elle fait ça ? Qu’est-ce que ça lui apporte d’être auprès de lui ? La souffrance, la prise de tête, la tristesse, et Nathan ne comprends pas pourquoi elle veut subir tout ça … C’était … illogique, pour lui. Il la laisse partir prendre le repas alors qu’il n’en avait pas dit plus. Il range les papiers sur la table basse rapidement pour lui laisser la place. Il n’aurait pas le courage de se lever, de toute façon. Il la regarde manger, perd l’appetit. Il voit dans son regard ce qu’elle ne dit pas… et ça le fige, ça l’attriste. Il prend une bouchée et repose le tout. Il lui doit au moins une demi-vérité.

- Je suis toujours en colère. Même maintenant. Je sens que ça bouillonne en moi. Comme une jauge qui augmente au fur et à mesure que le temps passe … Cette jauge, elle se remplit, s’alimente de ce qu’il y a déjà à l’intérieur … et quand elle arrive à saturation j’ai besoin de cogner.

Il laisse tout sur le sol. Il pouvait lui donner une partie de la vérité. Elle n’était pas là pour être sa psychiatre, mais elle pouvait savoir au moins une partie de ce qui lui arrive.

- J’ai peur que si je ne bats pas, cette jauge explose contre les autres. Alors je me bats. Et quand je me bats, je me sens bien. Je sais quoi faire, je ressens plus que ma colère, je ressens la douleur, je ressens plus que jamais parce que la colère diminue à mesure que je cause la souffrance de mon adversaire, ou qu’il me cause de la souffrance. Comme si la jauge de la colère et celle de la tristesse se remplissaient l’une de l’autre.

Il repousse son assiette. Il ne l’avait pas regardé dans les yeux.

- J’ai peur de blesser ceux que j’apprécie si je ne vide pas ma colère ailleurs avant.

Et quand il dit ça, il n’y a plus rien sur son visage. Ni tristesse, ni colère, ni joie. Il n’y a qu’un visage blasé, comme si sa vie pouvait s’arrêter maintenant. Parfois, il se demande pourquoi il se laisse dans ce cercle de colère … il pourrait simplement arrêter, tout arrêter. Partir. Mais il ne voulait pas mourir. Il voulait simplement arrêter d’être en colère. Contre Will. Surtout. Nathan se dit que s’il pouvait tabasser Will, il se sentirait mieux. La cible de sa colère se prendrait les coups, et ça lui ferait du bien. Mais non. Il ne peut pas. Puisque la raison de sa colère est que Will soit parti se tuer sans le prévenir. Nathan n’avait pas fait son deuil. Les étapes du deuil sont : choc, déni, colère, résignation, acceptation et enfin reconstruction. Il n’en était qu’à la colère. Il n’y avait pas de résignation. Il était juste en pétard. Il faisait aussi du déni dans cette colère. Mais il lui devait la vérité. Parce qu’avec elle, pendant leur sortie, il n’avait jamais été aussi proche de la résignation. C’était quand il était à nouveau seul, dans son appartement, que son esprit faisait un pas en arrière pour retourner dans la colère.

Je l'écoutais parler, mangeant en silence à côté de lui. Il se confiait un peu, pour la première fois. Je ne voulais pas l'interrompre et prendre le risque qu'il ne puisse confier tout ce qu'il avait envie de me dire.

Il ne me disait pas tout. Il gardait pour lui la raison pour laquelle il était aussi en colère, pourquoi elle l'envahissait sans cesse ainsi. Ce serait peut être pour une autre fois. J'avais conscience que c'était déjà beaucoup ce qu'il venait de faire. Je ne serais pas trop gourmande en confidences. J'étais déjà touché de voir qu'il avait choisi de me parler.

Je le laissais terminer. Je ne parlais que quand je fus certaine qu'il ne reprendrait pas. Qu'il ne me confierait rien de plus pour aujourd'hui. Je terminais mon sushi avant d'aller poser ma main sur son bras, essayant de lui communiquer un peu de réconfort par ce geste.

- Il faudrait peut être essayer de trouver une autre façon d'apaiser cette colère?

Je parlais doucement, avec un sentiment de peur malgré tout. J'avais peur qu'il ne prenne mal mes paroles. J'étais simplement inquiète pour lui. Je ne voulais pas le voir se détruire un peu plus chaque jour en essayant de faire taire cette colère qu'il ressentait.

Je ne me rendis pas compte que les larmes m'étaient montées au yeux alors que je parlais. Je notais seulement ma voix qui se brisa un instant alors que je lui faisais moi aussi un aveux.

- Je... je n'ai pas envie de... de me retrouver un jour face à une porte close, ne s'ouvrant plus jamais, parce que ces combats auront eu raison de toi... Je ne veux pas...

Et ce n'était pas parce que j'aurais échoué à la mission que je m'étais donnée. Je m'étais retrouvais prise à mon propre piège. Je voulais l'aider mais c'était lui qui m'aidait. J'avais besoin de lui dans ma vie. Je m'accrochais pour lui. Il était plus que le but que je m'étais fixé. Il était celui qui m'empêchait de laisser tomber mon propre combat.

- Je serais là pour toi, je t'aiderais à trouver comment faire disparaitre à tout jamais cette colère. Si tu veux bien que je reste à tes côtés...

Je partirais s'il ne le voulait pas. Je n'insisterais pas. Parce que c'était perdu d'avance si il ne voulait pas que je l'aide. Je le laisserais...

Il ne voulait pas parler … mais il le devait. Il lui devait. Elle avait fait plus pour lui que la plupart … aussi n’avait-il pas laissé les autres essayer mais c’était autre chose. Bref. Il lui devait de lui expliquer. De lui expliquer pourquoi il avait besoin d’être mis hors d’état de nuire. Pourquoi il avait besoin qu’on lui fasse mal. Pourquoi il avait besoin de faire du mal. Cette idée de jauge était parfaite pour dire son état d’esprit. Il était toujours en train d’augmenter sa colère. Depuis un an, cette jauge était monté jusqu’à réussir à se remplir en une journée … Sauf quand il était avec elle. Il avait réussi à ne pas être en colère contre lui, le monde, la foutue destinée, pendant qu’il était avec elle. Il était simplement là. Mais il faisait semblant. Quand il était avec elle, il était triste intérieurement. Sa colère n’existait pas. Mais sa peine, si. Elle était cuisante, grandissante, charmant son esprit d’envie de larmes et de cris. Il ne pouvait pas être triste sans être en colère, et le cercle continue. Il laisse le silence s’installer, pense à se faire mal, encore, quand la main de la jeune femme le touche. Il sursaute malgré lui. Il sursaute parce que ce geste ne faisait pas mal, physiquement, mais c’était comme une lame de feu qui tourne autour de sa plaie déjà pourrissante de sel. L’image parfaite de la souffrance qu’on laisse prendre, grossir, s’envenimer, gangrener. Il secoue la tête à ses paroles.

- Il n’y a aucune autre méthode.

Il ne voit pas comment il pourrait évacuer autrement la souffrance qui le pousse à se battre, à exploser et à faire du mal aux autres. Toutes les personnes qu’il frappe, elles le frappent aussi. Mais il gagne. Il gagne parce qu’il est violent, parce qu’il ne pense pas à sa propre douleur, il frappe parce qu’il en a plus rien à foutre. Parce qu’il veut que ça sorte de lui, que ça jarte, que ça dégage. Alors, s’il n’avait plus ça … S’il devait juste garder en lui … Il pensait à sa sœur. Pourrait-il lui faire du mal ? Et elle ? Billie ? Est-ce qu’il pourrait lui faire du mal ? L’idée de faire du mal aux personnes qu’il apprécie le tétanise. Il ne veut pas prendre le risque. Il veut être si mal en point qu’il ne puisse même plus lever le poing.

Alors qu’il allait expliquer, encore, que c’était la seule méthode, elle reprit la parole. Il relève les yeux et voit ses larmes… et il a l’impression qu’on venait de le poignarder encore un peu. La jeune femme était en train de pleurer … pour lui ? Parce qu’il se faisait du mal ? Donc il lui faisait du mal en voulant éviter de lui faire du mal. Et il se déteste un peu plus encore. Il se déteste. Il déteste la douleur qu’il lit dans ses yeux. Il ne sait pas quoi dire, la laisse parler. S’il voulait qu’elle reste à ses côtés ? Il la regarde.

- Je …, commença-t-il avant d’approcher sa main de sa joue avant de se raviser et de tout compte fait le faire, je n’ai pas envie de te blesser.

En disant cela, il enlève doucement les larmes sur la joue de cette femme incroyable qui pleurait à cause de lui. Il ne savait pas comment faire pour enlever cette colère. Il ne savait pas comment la combler, la faire disparaître. Il avait envie d’aller sur la tombe de cet enfoiré et de marcher dessus, de le piétiner, de lui sauter dessus en se disant qu’il le sent, là où il est. Il sent la colère, la haine, la souffrance qu’il lui a causé. Il avait dit qu’il était son ami. Il avait dit qu’il tenait à lui. Qu’il aurait voulu le rencontrer avant. Et au lieu de le prévenir de ce qu’il voulait faire, il l’avait fait, sans lui, sans le prévenir, sans rien dire. Juste une putain de lettre qui lui explique pourquoi, mais sans la moindre émotion. Il lui demande de venir à la maison parler à sa mère, qu’elle avait « quelque chose » pour lui. Mais Nathan ne voulait rien. Il ne voulait rien que lui cracher à la gueule. Et il enleva sa main de la joue de la jeune femme alors qu’il sentait son cœur s’emballer de colère. Il le déteste. Il le déteste comme jamais il n’avait détesté quelqu’un avant.

- Je ne peux pas arrêter de combattre … pour le moment … mais … si tu trouves vraiment une alternative, je suis prêt à essayer, dit-il en détournant les yeux, ne t’attends juste pas à un miracle.

Sa réplique est sans appel et me décourage un peu plus. Il n'y a aucune autre méthode.... Il n'y avait que ça qui pouvait l'aider à se débarrasser de cette colère qui le rongeait. Il continuerait ainsi jusqu'à ce que ses combats ou sa colère n'aient eu complètement raison de lui. J'avais été folle de croire que je pouvais le sauver contre sa volonté. On ne pouvait pas aider les gens qui ne désiraient pas l'être. J'en prenais pleinement conscience en cet instant.

Je fermais les yeux alors que sa main venait effleurer ma joue. Je m'étais à peine rendue compte que je pleurais. C'était ridicule. Je ne devrais pas pleurer pour ça. Il ne m'avait rien demandé. Je m'étais foutue dans cette merde toute seule. C'était moi qui avait insisté pour faire partie de sa vie. Je m'étais incrustrée de force alors que lui n'avait rien demandé. Et je venais pleurer maintenant parce qu'il ne voulait pas changer pour moi. Je ferais mieux de le laisser en paix, de me faire une raison...

J'esquissais un petit sourire alors qu'il reprenait. Son ton était moins catégorique. Il ne parlait plus de manière définitive. Il nuançait ses propos avec un petit "pour le moment". Ce n'était pas complètement sans espoir. En tout cas il ne disait pas non au fait que je l'aide.

Je me reculais un peu, essuyant les dernières larmes qui restaient sur mes joues, histoire de reprendre un peu la maitrise de moi même.

- C'est compliqué à trouver. Chacun fonctionne différemment. Chaque deuil, chaque perte est différente aussi. Trouver la façon d'apaiser ta colère, de le faire de manière plus saine va dépendre de toi, de ce que tu as vécu...

Et j'ignorais ce qui le rongeait à ce point. Je ne voulais pas le lui demander. Ca ne me regardait pas. Il en parlerait peut être quand il serait prêt mais je pouvais aussi très bien passer le reste de ma vie sans le savoir.

Je m'installais sur le canapé, remontant mes jambes sous moi pour m'asseoir en tailleur.

- Une amie de chimio m'avait conseillé un truc une fois. Elle m'avait dit d'écrire une lettre. Ca peut être à une personne bien réelle qui t'a fait souffrir et à qui tu en veux. Moi je l'avais fait de manière abstraite, pour m'adresser à mon cancer. J'avais vidé mon sac dans cette lettre. J'avais dit tout ce que je ne pourrais jamais lui dire. Je lui avais dit à quel point je le haïssais d'avoir brisé ma vie ainsi, de m'avoir privé d'une partie de mon corps mais aussi de tous mes rêves et de mes espoirs. Il avait détruit celle que j'étais et même si je lui survivais un jour, je ne pourrais plus jamais être celle que j'avais été autrefois, parce qu'il l'avait tué. J'ai écrit tout ça et j'ai laissé cette lettre de côté. Je l'ai relu quelques temps plus tard et je l'ai déchiré. J'ai décidé à ce moment qu'il n'aurait plus d'impact sur ma vie, que je ne le laisserais pas gagner.

Il avait peut être eu ma jambe, mais il ne m'aurait pas moi. Ni cette fois là, ni maintenant.

- C'est un peu simplet dis comme ça mais ça fait vraiment du bien. De pouvoir sortir tout ce qu'on a sur le coeur. C'est mieux de laisser sortir sa douleur et sa colère de cette façon, sans blesser personne. Ce n'est pas la recette miracle, mais c'est déjà un premier pas. Il faut avancer comme ça, un pas après l'autre. Chercher ce qui nous fait du bien. Ce qui arrive à apaiser un peu la colère et la douleur. Un petit peu à la fois. Et puis un jour on se retourne et on se rend compte que ça fait des jours qu'on n'y a plus pensé. Ca ne disparait jamais vraiment complètement mais on a appris à avancer malgré tout ça. Juste... un pas après l'autre...