Sa voix s'éleva dans son dos et Erika se retourna instantanément. A la vue du grand brun qui s'avançait vers eux, elle sentit son coeur se gonfler d'une joie sans pareille. Comment avait-elle pu lui en vouloir seulement quelques instants auparavant ? Comment avait-elle pu ressentir la moindre colère contre lui ? Pourquoi avait-elle cherché à éviter la confrontation déjà ? Sa simple présence lui faisait oublier ses tergiversions. Elle remarqua alors qu'un sourire béât s'était étiré sur ses lèvres.

Elle se détourna une seconde, le temps de faire mine d'attraper son assiette et de reprendre contenance. Les pouvoirs. Le pouvoir.
C'était à cause de ça. C'était à cause de ça qu'elle lui en avait voulu. Mais soudain elle n'avait plus la tête à le confronter, ni à le disputer. Pourquoi le ferait-elle ? Il n'avait qu'à apparaître dans son champ de vision et son esprit divaguait loin de toutes ces préoccupations. Elle ruminerait plus tard dans sa cabine, seule. Avec lui, elle ne voulait que des moments agréables. Ne pas faire éclater la fragile bulle de bonheur qu'ils avaient trouvé de manière si inespérée. Des oeufs, pensa t-elle soudain. De nouveau, elle marchait sur des oeufs.

Le temps qu'elle remette son esprit au clair, Ernst avait disparu. Orion s'était retrouvé avec une bouteille de vin à la main et l'invitait à le suivre. Elle lui emboîta le pas, quelque peu embarrassée d'avoir lâchement envisagé de le fuir. Elle était pourtant si heureuse qu'il soit venu de lui-même.

Ils se retrouvèrent de nouveau dans la salle des cartes, la vue de laquelle réveilla momentanément un frisson dans l'échine de la jeune fille qu'elle chassa aussitôt. Elle prit place sur la chaise que lui indiqua Orion, puis sourit avec moquerie à sa remarque sur l'oeuf poché.

- C'est bien, vous ne perdez pas le Nord, répondit-elle d'un ton tout aussi faussement sérieux.

Son estomac réclamant son dû, elle porta un toast silencieux de son verre de vin avant d'attaquer sa tartine sans plus de cérémonie. Elle prit tout le temps d'observer le capitaine déguster la sienne. Elle tenait absolument à lui donner tort d'avoir ne serait-ce que douté un seul instant de cette merveille de la cuisine de sa mère. Ce faisant, elle en profita pour attarder son regard sur les traits du jeune homme : il lui avait manqué ces dernières heures. Quelque chose au fond d'elle désapprouva fortement la niaiserie tandis qu'une autre la poussait à en demander plus encore. Erika fronça imperceptiblement des sourcils. Ne pouvait-elle pas seulement profiter d'un instant à ses côtés sans avoir à gérer des émotions conflictuelles en permanence ? Agacée, elle fit taire sa querelle interne et sirota une gorgée de vin à la place.

Après quelques minutes, n'y tenant plus, elle se décida à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres.

"- Verdict ?"

Elle plongea son regard dans le sien avec une gravité entièrement feinte, et se leva de son tabouret tout aussi dramatiquement, armée de sa fourchette. Elle s'avança à pas lents vers lui, imitant un air qu'elle voulait menaçant. Arrivée à sa hauteur, elle brandit sa fourchette en faisant mine de l'intimider avec.

"- Je veux un avis parfaitement honnête et impartial, déclara t-elle avec un léger sourire en coin. Ne te sens absolument pas obligé de me dire que c'est le meilleur plat que tu aies jamais mangé de toute ta vie, et que tu t'excuses platement d'avoir seulement osé mettre ma parole en doute à ce sujet."

- Je ne perds jamais le nord, répondit à son tour Orion sur le même ton.

Depuis quelques temps déjà, cette affirmation était un peu moins vraie. Depuis Erika, très exactement. D’une part, parce que le pouvoir qu’on leur avait fait partager avait été très largement déstabilisé par l’opération. Même si Orion avait retrouvé ce qui ressemblait à un semblant de vie normale, il savait qu’il ne pouvait plus s’appuyer autant qu’auparavant sur ses pouvoirs. En particulier sur son pouvoir d’Aiguilleur qui semblait être celui qui en avait le plus fait les frais. Alors il limitait son utilisation à des besoins impérieux, en faisait un usage parcimonieux et cessait dès qu’il sentait poindre le début d’une douleur ou d’une gêne. A sons sens, ce qui l’avait sauvé de complètement perdre pied était le fait qu’il faisait déjà cohabiter en son sein, depuis sa naissance, deux pouvoirs d’arches différentes. Son organisme accueillait déjà, depuis toujours, cette étrange contradiction.

Cette affirmation était surtout moins vraie parce que, par sa simple présence, Erika bouleversait nombre de ses certitudes. Sur sa carrière, sur sa vie, sur ce qu’il en attendait, ce qu’il voulait en faire. Il essayait de ne pas se laisser embarquer dans des idées folles et de voir où cela les mènerait, au jour le jour. Parce qu’il savait pertinemment que cet équilibre était plus fragile encore que celui de ses pouvoirs.

Orion se saisit de son verre de vin dont, après avoir toasté avec la jeune femme, il but une gorgée, faisant mine de vouloir se donner du courage. Il creva l’œuf en deux, laissant le jaune dégoulinant se répandre sur le reste de la préparation. Il contemplait son assiette avec circonspection. Il faisait exprès pour la taquiner. D’examiner, de prendre son temps pour couper un morceau et l’analyser sous toutes les coutures.

Il était parvenu à la faire bisquer suffisamment qu’elle s’était levée, fourchette à la main, dans une tentative saugrenue d’intimidation. Elle était si proche qu’il lui suffisait de tendre le bras pour l’attraper par la taille et l’attirer à lui. Il porta le morceau à ses lèvres. Si proche qu’il aurait pu envoyer valdinguer tout ce qui restait sur cette table, y compris ce plat qui, il fallait le reconnaître désormais, était aussi délicieux d’improbable. Y asseoir la jeune femme à la place, la prendre dans ses bras et laisser ses mains courir le long de son dos. Laisser ses lèvres glisser le long de son cou, jusqu’à la naissance de sa clavicule et suivre l’os jusqu’à son épaule. Retrouver ses lèvres, le souffle court, le cœur à cent-vingt battements par minute.

Brutal retour à la réalité, son cœur battait déjà à toute berzingue dans sa poitrine, lui. Orion déglutit non sans une certaine difficulté. Il s’empressa d’avaler un nouveau morceau, plus conséquent, de sa tartine. Il était soudainement passionné par le contenu de son assiette qui lui donnait le loisir d’éviter le regard d’Erika. Eviter qu’elle ne remarque sa gêne. Eviter qu’elle ne voit dans son regard tout ce qu’il avait vu, lui.

A cette distance, sa présence était parfaitement intoxicante. Elle ne se rendait pas compte de l’emprise qu’elle avait sur lui. Il lui dirait sans conteste absolument tout ce qu’elle avait envie d’entendre.

- C’est le meilleur plat de ma vie et je m’excuse platement d’avoir osé mettre ta parole en doute sur le sujet, débita-t-il pour toute réponse dans une bredouillante tentative d’humour.

Honnête, peut-être… à défaut d’impartial.

Orion déglutit péniblement et l'espace d'un instant Erika se sentit blessée. Le plat n'était-il réellement pas à son goût ? Impossible. Ou peut-être bien que... ? Elle guetta sur ses traits le moment où il se dériderait. Mais il se contentait de détailler son assiette comme si elle lui avait servi le plat le plus hurluberluesque de l'histoire.

La nécromancienne n'avait jamais entendu qui que ce soit désapprouver ses tartines à l'avocat. S'il était le premier à le faire, ce simple fait la blesserait bien plus qu'elle ne l'aurait cru possible. Un simple plat et pourtant, elle tenait à ce qu'il l’apprécie. Sincèrement. Et pas uniquement pour lui prouver qu’il avait eu tort. Juste parce que ça lui importait. Il lui avait semblé partager une partie d’elle-même, même si ce n’était qu’un morceau de pain amélioré. Et elle avait besoin de son approbation.

Finalement, il brisa l'insoutenable silence, les yeux toujours rivés sur son plat. Puis il débita mot pour mot son semblant de menace, et Erika éclata de rire. C’était presque trop facile. Etait-il sincère ceci dit ? Elle décida toutefois de se prêter au jeu. Elle retrouva un air solennel, en peinant toutefois à masquer son hilarité et sa satisfaction évidente.

"- Bien, je savais que tu prendrais la bonne décision", déclara-t-elle en tendant le bras pour lui tapoter l’épaule.

Le contact la brûla instantanément. Elle retira précipitamment sa main, comme si elle l’avait plongée dans un brasier ardent. Le souvenir de la nuit passée lui revint en tête malgré elle. Puis de nouveau, celui de la pièce même où ils se trouvaient. La table. Elle devait arrêter. Arrêter d’initier le moindre contact physique. Parce que systématiquement, elle en perdait tous ses moyens. Même une simple tape sur l’épaule suffisait. Etait-elle parfaitement ridicule ? Oui elle l’était. Mais elle ne parvenait pas à se raisonner dès lors qu’ils étaient proches. Jamais. C’était terrifiant. Elle ne se reconnaissait pas. Elle n’avait jamais été ainsi. Il n’était pourtant pas le premier. Mais il était le premier qui la faisait perdre pied sans même esquisser le moindre mouvement. Sa présence suffisait. Terrifiant. Addictif ? Terrifiant.

Elle tourna brusquement les talons, trop heureuse de ne pas avoir terminé son plat pour avoir une excuse pour y retourner l’air de rien. Elle s’interdit de croiser son regard le temps de reprendre ses esprits. Elle s’étouffa avec son vin. Elle engloutit le reste de sa tartine comme si elle n’avait pas mangé depuis trois jours. Elle s’efforça d’ignorer que le silence commençait à s’étirer un peu trop longtemps. Et qu’il n’était pas des plus serein. Son cœur continuait à tambouriner dans sa poitrine. Une échappatoire, vite. N’importe quoi. Changer de sujet. Dire quelque chose.

"- On m’a appris que tu savais pétrifier sur commande maintenant", lâcha-t-elle brusquement.

Son cœur manqua un battement. La pire sortie possible. Erika voulut ravaler ses mots avant même d’avoir terminé sa phrase. Elle avait paniqué et débité les premières paroles qui lui étaient venues en tête. Et évidemment, c’était le sujet à éviter. Ca ne lui était pas sorti de la tête, malgré tous ses efforts. Avait-elle laissé transparaître un ton de reproche ? Le lui reprochait-elle encore ? Que lui reprochait-elle exactement ? Elle-même n’en savait plus rien. Elle ouvrit la bouche pour se rattraper, mais la referma aussitôt. Elle avait peur de rajouter simplement de l’huile sur le feu. Son cœur s’était remis à battre à une vitesse folle, pour une raison bien moins agréable qu’auparavant. Elle était dévastée. Elle avait réussi à tout gâcher. Elle ne savait même pas ce qu’elle voulait entendre en réponse. Certes, il le maîtrisait, et ensuite ? Quoi ? Ce n’était pas le problème du capitaine si elle n’avait jamais su le faire, elle. Et rien ne lui disait que le sujet des pouvoirs était soudainement devenu moins épineux pour lui. Erika sentit une boule se former dans sa gorge.

Allait-il de nouveau voir rouge ? Allait-il s’emporter, et allait-elle le suivre ? Venait-elle de signer la crevaison définitive de leur bulle enchantée ? Quarante-huit heures. Il ne lui aura même pas fallu quarante-huit heures.

Le contact de la jeune femme lui fit l’effet d’une décharge électrique. Probablement un peu d’électricité statique au bout des doigts. Ça ou… il valait mieux ne pas y penser. Elle retira de toute façon très rapidement la main. Si rapidement qu’Orion ne put s’empêcher de s’en étonner quelque peu. Elle était retournée presque aussi vite reprendre place de l’autre côté de la table. Ce n’était pas plus mal. Son esprit était de nouveau envahi d’images qui n’y avaient pas leur place. Ou plus exactement, dont il aurait aimé qu’elles aient toute sa place… mais il ne brusquerait ni n’effrayerait la jeune femme qui lui faisait face. Sa femme. Le concept, par contre, restait toujours aussi étrange dans son esprit. Quoi qu’il advienne par la suite, fallait-il qu’il lui propose de divorcer ? Faire table rase de tout un pan désagréable de leurs existences pour se donner la chance de tout recommencer ? Ou bien valait-il mieux laisser les choses ainsi, sans n’y rien faire, et voir où cela les mènerait ? Était-ce un sujet qu’il fallait ne serait-ce qu’évoquer ? Ou valait-il mieux laisser tous ces non-dits tels quels, comme la surface plane d’un lac sombre des eaux duquel il valait mieux ne pas réveiller le locataire ?

Orion avait laissé son esprit divaguer sans réaliser que cela faisait un petit moment qu’il n’avait pas prononcé un seul mot. Cela faisait un petit moment qu’Erika ne disait rien non plus, d’ailleurs. A quoi pensait-elle, elle ? Sa voix ne manqua pas de s’élever de nouveau.

Le grand brun soupira. Au moins, il savait maintenant. La phrase d’Erika lui fit l’effet d’une douche froide. Alors c’était donc cela qui la taraudait, elle ? Lui se demandait comment concevoir la suite de son existence avec ou sans elle. Et elle, elle se souciait de pouvoirs. Ce n’était vraiment pas le sujet préféré du grand brun. C’est d’ailleurs toujours un sujet sensible pour lui.

- D’où tiens-tu cela ? Rétorqua-t-il un peu sèchement.

Orion coupa un nouveau morceau de tartine, se laissant le temps avant de reprendre la parole. Ses doigts s’étaient resserrés autour de ses couverts. Il ne fallait pas s’énerver. Ne pas céder à la colère, quand bien même c’était la réaction qui lui venait le plus naturellement et le plus immédiatement. En lieu et place, il releva les yeux vers elle en affichant un pauvre sourire.

- Laisse-moi deviner, tu t’es déjà fait des amis parmi mon équipage.

Mon. Possessif. Il le regretta presque immédiatement. Il faisait son possible pour essayer d’intégrer Erika à son univers. L’intéresser à un domaine qui était très loin de tout ce qu’elle appréciait. Ne pas lui claquer la porte au nez. Pas comme il venait de le faire à l’instant même avec ce sous-entendu désagréable.

Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine jalousie. Il était jaloux de l’attraction que la petite brune générait autour d’elle partout où elle allait. Il était jaloux de sa facilité à nouer des contacts. A croire d’ailleurs qu’il n’y avait vraiment qu’avec lui que ça s’était mal passé. Qu’avec lui que c’était voué à mal se passer, souffla une petite voix insidieuse. Si Erika avait un don, c’était véritablement celui-là. Qu’avait-elle besoin à tout prix d’un talent transmis par un esprit de famille ? Le grand brun en avait maintenant bien plus que ce qu’il n’en avait demandé, mais à quel prix ? Il lui en coûtait chaque jour. Plus qu’un quelconque don de son arche, c’était ce talent particulier qui fascinait le plus Orion et qui, à ses yeux, faisait de la jeune femme une personne hors du commun.

Le zéphyr s’efforça de reprendre plus posément.

- Tu auras l’occasion de découvrir qu’un de leurs grands talents est de romancer n’importe quelle histoire pour en faire bien plus que ce qu’elle n’est vraiment… surtout Joram.

Orion avait baissé les yeux sur son assiette tout en répondant. Il porta un morceau de tartine à ses lèvres sans relever le regard vers la brune. Il craignait ce qu’il y verrait. Il craignait plus encore sa propre réaction.

- Si tu veux tout savoir, articula-t-il, j’ai atteint un niveau de contrôle qui me permet de le rendre un peu moins aléatoire, mais surtout infiniment moins douloureux.

Erika se glaça. Elle ne reconnaissait que trop bien ce ton sec, cet air brusquement renfermé. Sans s'en rendre compte, elle retint sa respiration. Même si elle l'avait voulu, elle ne parvenait pas à détacher son regard du grand brun face à elle. A tout moment, il pouvait vaciller. A tout moment, elle pouvait le suivre. Elle prit conscience que sa main tremblait imperceptiblement, et attrapa son verre de vin pour avoir quelque chose à agripper. Elle ne savait pas quoi répondre. Elle ne savait plus quoi faire, à part se terrer dans un silence anxiogène sans pouvoir quitter le capitaine du regard. Il semblait prendre tout son temps avant d'exploser. Elle se haït profondément pour ce qu'elle venait de créer. Ou plutôt, pour ce qu'elle venait de détruire.

Puis Orion lui offrit un sourire, et elle sentit un poids quitter sa poitrine. L'espace d'un instant, elle crut revivre. Elle reprit une grande bouffée d'oxygène. Mais son soulagement ne fut que de courte durée : le sens de ses mots venait de la frapper de plein fouet. Son équipage. Il contredisait violemment le sourire qu'il venait d'esquisser. Se jouait-il d'elle ? Cet homme n'avait pas son pareil pour la faire passer d'un extrême à un autre sur le spectre des émotions. Cette fois, Erika se sentit partir au quart de tour. Elle allait répliquer, protéger son coeur qu'elle avait peut-être un peu trop exposé. Elle allait repasser sur la défensive. Mais avant qu'elle ne puisse ouvrir la bouche, la voix du jeune homme s'éleva de nouveau. Plus posée, plus sereine. Une pointe d'humour. Pas d'ironie. Une invitation au calme.

Erika se sentit horriblement coupable. Orion venait visiblement de faire un effort considérable pour rattraper sa propre bêtise et elle, sa première réaction avait été de se braquer. Elle avait craint la réaction du grand brun et maintenant, elle était abattue par la sienne. Il valait mieux que ça. Il méritait qu'elle lui accorde plus de crédit. Elle avait honte d'être celle qui avait failli tout envoyer valser. La brunette inspira longuement pour faire redescendre la pression qui était montée en elle. Elle desserra les doigts autour de son verre de vin.

"- Joram ? répéta-t-elle d'un ton qu'elle voulait léger. Elle fit un effort pour se remettre dans la conversation, et fouilla dans ses souvenirs. Oh, le Joram de cette nuit là... Je me demande bien ce qu'il a pu romancer cette fois-ci alors."

Elle porta le vin à ses lèvres avant de s'étrangler avec. Il était évident qu'elle ne voulait pas savoir. Ou plutôt, qu'elle n'avait pas besoin de le deviner. Qu'ils n'avaient pas besoin de le deviner. Personne n'en avait besoin. C'était bien trop évident.

Alors Erika éclata de rire. D'abord un rire nerveux, étouffé dans son verre qui était resté devant ses lèvres. Puis un rire sonore, hilare, parfaitement incontrôlable. Elle devait avoir l'air folle. C'était toute la nervosité, la gêne, et la tension qui s'évacuait d'un seul coup. Et elle se sentit bien mieux. Bien plus légère. Le fou rire passé, elle essuya de l'annulaire une larme de rire sous son oeil, avant de s'éclaircir la voix brièvement pour retrouver contenance. Elle croisa le regard d'Orion. C'était un miracle qu'il n'ait pas encore fui à ce stade, et qu'il soit encore là avec elle. Tu ne le mérites pas, lui susurra une voix insidieuse, qui acheva de lui faire retrouver tout son sérieux.

"- Je suis heureuse de l'entendre", reprit-elle faisant allusion à sa nouvelle maîtrise de pouvoirs. Sincèrement je veux dire, se sentit-elle obligée de préciser immédiatement avec un sourire. Tu mérites mieux que des pouvoirs défaillants."

Et je ne veux plus te voir souffrir par ma faute, se retint-elle d’ajouter. Elle se souvenait encore de la frayeur qu'il lui avait fait sous la pluie battante à bord de l'Harmattan. Retrouver un gaillard de son gabarit affaibli de la sorte l'avait complètement prise au dépourvu. Plus encore, le voir, lui, souffrir ainsi lui avait déchiré le coeur. A l'époque, elle l’avait mis sur le compte de l'empathie normale que n'importe qui aurait ressenti face à cette situation. Mais n'était-ce que cela ? N'était-ce vraiment qu'une inquiétude rationnelle qu'elle avait ressenti ? Elle se souvint lui avoir préparé une infusion au gingembre, la même que sa mère lui préparait pour la remettre d'aplomb. Elle n'y avait pas vraiment réfléchi sur le coup. La jeune fille reprit une gorgée de vin. Il lui semblait que plus elle réfléchissait, plus elle s'embourbait.

Le Joram "de cette nuit-là" ? Parlait-elle bien de la même personne ? De la dernière recrue du Boréal ? Du grand dadais qui aimait les commérages et qu'Orion avait - plus ou moins volontairement, mais de façon résolument volontaire si qui que ce soit lui posait la question - glacé sur place ? Orion ne comprit pas immédiatement à quoi Erika était en train de faire allusion. Il manqua de s'étrangler avec son propre verre de vin quand la jeune femme partit dans la foulée d'un grand éclat de rire.

Il n'arrivait pas à la suivre. En l'espace de quelques instants, il avait l'impression de l'avoir vue passer à travers tout un spectre d'émotions différentes. Son visage avait changé plusieurs fois d'expression. Orion n'aurait été en capacité de qualifier presque aucune d'entre elles. Il n'était pas très bon à cet exercice qui exigeait un degré de compréhension des interactions humaines supérieur au sien. Le grand brun se contenta de se demander intérieurement comment cette fille était capable, elle, de faire naître tant de sensations différentes en lui. Comment pouvait-elle être à ce point capable de l'exaspérer, de l'amuser, de le laisser perplexe ? Et pourtant, sa seule présence suffisait à illuminer sa journée et son existence.

Il regarda sa main posée sur la table et hésita. Si tout était plus simple et naturel dans la relation qu'ils entretenaient, il aurait posé sa main sur la sienne et aurait entrelacé ses doigts avec ceux de la jeune femme. Il ne le fit pas.  Orion réalisa alors qu'il était retombé dans ce désagréable entre-deux où il ne savait pas comment se comporter autour de la jeune femme. Il avait cru en avoir fini de la gêne, du désagrément. Il pensait savoir clairement ce qu'elle ressentait à son égard, tout comme il savait ce qu'il ressentait pour elle. Mais tout bien réfléchi, la situation ne lui paraissait pas si claire que cela.

Babel lui apparaissait de plus en plus comme un ultimatum. Comme une sorte de "maintenant ou jamais". Comme une injonction à définir précisément ce qu'ils signifiaient l'un pour l'autre dans ce lapse de temps à la fois si court et si long. Dire que c'était lui qui en avait parlé le premier. Leur mariage de papier était une épée de Damoclès de plus au-dessus de leurs têtes. Une pression supplémentaire.

Orion était mal à l'aise. Avec la situation. Avec ses propres émotions. Il avait cru que simplement la retrouver serait la solution à tous les maux. La parenthèse enchantée allait prendre fin et avec… Il avait envie de se lever et de quitter la pièce, simplement pour ne plus être là. Que leur restait-il à se dire, après tout, si ce n'était que des banalités supplémentaires ? Lui qui n'avait pourtant pas de problème avec les longs silences, celui-ci lui paraissait particulièrement inconfortable. Il n'avait toujours pas pris la parole depuis la dernière remarque de la jeune femme. Que fallait-il faire ? La remercier ? Mériter mieux… Elle méritait bien mieux que la façon dont elle avait obtenu son propre pouvoir. Elle méritait bien mieux que tout ce qu'il pourrait lui offrir. Elle méritait bien mieux… que lui.

Il pouvait toujours prétexter avoir du travail. Ce n'était pas vrai. Enfin, si, il y avait toujours à faire à bord de l'appareil. Mais à cette heure-ci, c'était plutôt calme. Le début d'après-midi était propice à la sieste. Dans sa routine habituelle, le grand brun dormait assez peu la nuit mais compensait souvent par une petite pause à la mi-journée.

Orion se reprit à penser à sa routine habituelle. En particulier à ce qu'était devenue sa routine habituelle depuis qu'il avait rencontré Erika. Plus encore à ce qu'était devenue sa routine depuis qu'elle avait disparu de sa vie. Aux journées sans elle, après ce qu'il avait cru être son départ pour Arc-en-Terre. À ces journées qui lui avaient semblé si solitaires. Désagréablement solitaires. Et plus encore que routinières, vides, ennuyeuses, mornes. Sans elle.

Il aurait aimé lui dire qu'il ne voulait pas qu'elle descende à Babel. Le lui dire tout de go. Parce que dans son esprit, c'était une certitude absolue. Il aurait aimé. Il n'en eut pas le courage. Il se  contenta d'un léger sourire. Il récupéra les assiettes vides devant eux qu'il empila soigneusement.

- Merci pour ce repas.

Le grand brun se leva pour quitter la pièce.

Quand Orion se leva, Erika sentit son coeur se serrer dans sa poitrine. Elle n'aimait pas le voir partir. Elle avait toujours l'impression de ne pas avoir su lui dire ce qu'elle avait à lui dire. Elle avait toujours l'impression qu'il repartirait pour ne plus jamais lui revenir. C'était parfaitement ridicule puisqu'ils étaient tous les deux coincés à bord du même aérostat pour les prochaines semaines. Et pourtant, elle détestait le voir partir. Parce que pendant deux mois, son spectre n'avait pas quitté ses pensées. Il l'avait hantée constamment. Elle l'avait mis sur le compte du choc liée à toute cette aventure. A l'angoisse d'avoir retrouvé sa famille au plus bas. Mais même pour sa soeur, il était apparu évident qu'il n'y avait pas que cela. Alors pourquoi était-elle incapable de le formuler clairement dans son esprit, et encore moins avec des mots ?

Pour toute réponse, Erika lui offrit un petit sourire et un hochement de tête. Elle aurait dû le retenir. S'excuser d'avoir seulement songé à s'emporter à nouveau, lui avouer toute la tempête d'émotions qui la traversait, lui faire part de ses doutes. De ce qu'il faisait naître en elle, de toutes ces émotions contraires. Lui dire qu'elle voulait qu'il reste. Et pas seulement en cet instant précis.

Elle n'en fit rien et se contenta de le suivre du regard tandis qu'il quittait la pièce, assiettes à la main. Elle était restée assise, et l'avait laissé filer entre ses doigts. Encore.

Où étaient passés le courage et la lucidité qui l'avaient gagné ce soir-là sur le quai du Port des Airs ? Elle aurait aimé les retrouver. Tout était alors plus simple, tout était alors si clair. Elle avait la désagréable sensation que le fragile équilibre qu'ils avaient trouvé ce soir-là vacillait dangereusement, et par sa faute à elle. Mais elle ne savait pas comment le retrouver. Parce qu'en elle-même, elle ne trouvait plus aucun équilibre non plus.

Toujours bêtement assise sur sa chaise, Erika laissa son regard errer dans la pièce désormais vide. Elle était très vide sans lui. Ses yeux se posèrent sur la grande carte épinglée au mur, celle qu'elle avait repérée la première fois qu'elle avait mis les pieds dans la salle. Elle se leva finalement et s'en approcha, le regard fixé sur un point bien précis : l'Arche marquée du numéro dix, Babel. Elle l'observa intensément, comme si l'Arche allait lui souffler toutes les réponses à ses questions muettes. Puis son regard se porta jusqu'à Sidh. Cette Arche à l'aspect si familier et qu'il lui était pourtant douloureux de contempler désormais. Elle se demanda un instant où pouvait bien se situer Arc en Terre sur cette carte. Etait-elle seulement située dans le même espace que toutes les autres Arches ? Ou peut-être était-elle là, juste sous son nez, et elle ne le savait pas. Pas encore, en tout cas. Elle pouvait être n'importe où dans les espaces entre les Arches. Son regard s'arrêta sur l'un de ces espaces. Le vide. Qui ne lui semblait plus si vide d'ailleurs, puisqu'il y était, lui.

Elle réalisa qu'elle avait sous les yeux les quatre options qui s'offraient à elle. Première option, rester à Babel et se reconstruire une vie là-bas. Elle y avait Emile, et sûrement encore Zeyd. L'Arche était suffisamment cosmopolite pour qu'elle s'y sente à l'aise, et elle ne doutait pas qu'elle trouverait de quoi gagner sa vie sur place, le travail n'ayant pas l'air de manquer. Deuxième option, rentrer sur Sidh comme l'espéraient encore ses parents. Après tout, ils lui avaient fait promettre de rentrer après son voyage. Elle n'y tenait toujours pas, persuadée qu'il ne restait plus rien pour elle sur place. Elle aimait sa famille certes, mais elle ne pouvait se résoudre à se condamner à une existence atrocement morne et triste dans le seul but d'être à leurs côtés. Troisième option, Arc en Terre. Au fond, elle n'avait jamais décliné l'offre d'Alba. Peut-être celle-ci était-elle toujours disposée à honorer sa promesse. Mais l'aspect définitif du choix l'effrayait. Aucun retour en arrière possible. Et pour y découvrir quoi ? Elle n'utiliserait cette carte qu'en cas de nécessité absolue. Et enfin, il y avait la dernière option. Celle où il serait avec elle, chaque jour de sa vie. Enfin cela restait encore à voir - elle ne se voyait toujours pas passer 365 jours par an dans les airs. Mais dans cette option il ferait partie de sa vie. C'était peut-être l'option la plus floue : devrait-elle s'installer sur Zéphyr ? Devrait-elle le suivre sans relâche à bord du Boréal ? Ou quelque chose d'autre encore ? Et plus important, envisageait-il cette option, lui ?

Les yeux rivés sur la carte, Erika remarqua soudain qu'elle avait resserré les poings à s'en faire pâlir les jointures. Elle se relâcha difficilement. Inutile de paniquer. Elle devait simplement se poser les bonnes questions. Quatorze jours, se rappela t-elle alors. Elle pouvait paniquer finalement. Quatorze jours pour se dépêtrer de ces options. Peut-être même treize s'ils refaisaient leur retard. Ce n'était pas impossible, elle avait vu Orion faire des prouesses aux commandes de l'Harmattan. Treize petits jours pour se décider. La perspective l'effraya.

Et elle réalisa soudain. La peur. Elle avait peur. Peur de s'être bercée d'illusions, peur qu'il lui file de nouveau entre les doigts, peur de se retrouver de nouveau dans un monde sans lui, seule et blessée. Peur de croire qu'elle pouvait espérer plus, parce que rien ne blessait plus qu'un espoir vain. Peur parce qu'ils avaient commencé sur des bases abominables, et qu'il était peut-être utopiste d'espérer faire table rase sur leurs débuts. Peur de ne pas contrôler ses réactions impulsives, et de le faire fuir pour de bon. Ils n'en étaient pas passés loin, il y a de cela  quelques instants à peine.

Et pourtant. Le souvenir de la veille était encore vif dans son esprit. Orion rendait les choses belles par sa simple présence. Il donnait à une journée la peine d'être vécue. Il la faisait se sentir vivante, plus vivante qu'elle ne l'avait jamais été. Alors y avait-il quelque part un espoir auquel elle pouvait se raccrocher ? Elle l'espérait de tout son coeur. Mais là encore, la chute risquait d'être atrocement douloureuse.

Quatorze jours donc. Peut-être seulement treize. Et elle devrait prendre une décision. Non, ils devraient prendre une décision. Erika sentit un brouillard lui envahir l'esprit. Trop d'informations, trop de questions. Elle devait sortir d'ici, mettre de la distance entre cette carte de malheur et elle. A grandes enjambées, elle sortit de la salle, direction sa cabine. Elle avait besoin de se changer les idées. Elle était incapable de réfléchir en l'instant. Mais en passant dans le couloir qui longeait le grand salon, son attention fut attirée par un éclat de rire sonore suivit d'une voix qu'elle reconnut immédiatement. Bartolomé devait certainement être entrain de s'occuper de distraire les passagers, comme il le faisait si bien. Une distraction bienvenue pour elle aussi. Elle allait s'engager par la porte restée entrouverte lorsque la conversation la coupa dans son geste.

"- Aura t-on le plaisir de croiser de nouveau votre charmant capitaine ? s'enquit une voix féminine. A vrai dire, j'avais espéré le voir au déjeuner un peu plus tôt.

Erika grinça. S'il y avait une chose dont elle était certaine, c'était qu'elle n'aimait pas entendre les mots charmant et capitaine se suivre dans la bouche d'une autre femme. Finalement, la distraction n'était-elle plus si bienvenue.

- Notre Capitaine est souvent très occupé à bord malheureusement, reprit la voix de Bartolomé qui ne semblait absolument pas désolé. Mais je ne manquerai pas de lui faire remonter... Il s'interrompit en apercevant la silhouette de la nécromancienne qui s'apprêtait à faire demi-tour. Mademoiselle Erika ! Venez donc vous joindre à nous j'allais justement faire écouter mes dernières trouvailles à Mademoiselle...

- Amélia, enchantée, compléta la jeune femme en se retournant sur son siège, un sourire chaleureux aux lèvres.

Elle se leva, lui adressant une poignée de main tout aussi chaleureuse. Erika oublia momentanément la jalousie qui s'était emparée d'elle, et lui rendit la poignée de main amicalement. Elle reconnut la femme qu'elle avait croisée un peu plus tôt dans la journée. Une présence féminine lui faisait le plus grand bien, et en réalité, cette Amélia ne semblait pas méchante pour un sou.

- Je suis Animiste, continua la jeune femme aux boucles blondes. Je suis artiste itinérante, et j'anime mes violons pour donner des concerts là où l'on veut bien m'écouter. Voyez, je sors tout juste d'un mariage sur Parnasse et je suis attendue pour jouer à une réception diplomatique sur Judée, une arche mineure du Désert. Mais excusez-moi je vous perds ! Vous êtes... ?

L'épouse du capitaine, allait répondre la nécromancienne du tac au tac mais elle se reprit aussitôt. La notion était encore trop étrange dans son esprit, et c'était précisément pour se changer les idées qu'elle était venue ici.

- Originaire de Sidh, répondit-elle à la place avec un sourire. Mais je ne voulais pas vous interrompre, je vous en prie Bartolomé faites-nous donc l'étalage de vos dernières trouvailles musicales."

Orion eut le reste de la journée pour réfléchir à sa dernière interaction avec Erika. Plus largement, il eut le temps de repenser aux évènements de ces derniers jours. Il en conclut une chose simple : il se faisait trop de nœuds au cerveau. S’il n’avait pas long à passer en compagnie d'Erika, alors autant en profiter tant qu’il le pouvait. Il était inutile de ruminer. Il était inutile de chercher à mettre à tout prix un nom sur ce qu’ils étaient l’un pour l’autre. A vouloir clarifier tant de choses en si peu de temps, il allait finir par définitivement s’aliéner la jeune femme. Il repensa à leur escapade sur Parnasse. Lorsqu’il avait arrêté de réfléchir pour se contenter de vivre l’instant présent, il avait pu profiter de beaux instants en sa compagnie. Un peu absurdes, quand on repensait aux moutons, mais amusants. Et en tout cas, de jolis souvenirs. Voilà donc ce qu’il convenait de faire : se contenter de profiter de l’instant présent.

Sur les quelques deux semaines qu’ils auraient en compagnie l’un de l’autre, de belles escales se profilaient. De belles opportunités de passer du temps ensemble. Et c’est ce qu’Orion fit. Chasser ses pensées les plus négatives et se concentrer sur tout ce qu’il y avait de positif. Sans s’en ouvrir ouvertement à la jeune femme, il s’efforça de mettre de côté ses insécurités. Il se fit plus prévenant et plus confiant. Comme il l’avait été sur Parnasse.

Les occasions de sortie en tête-à-tête se multiplièrent. Heureusement d’ailleurs. Parce qu’il n’était pas des plus aisés de passer du temps à deux en toute intimité à bord du Boréal. Surtout pas lorsqu’on était le capitaine de l’aérostat. Entre son équipage d’un côté et les passagers de l’autre, on trouvait toujours du monde partout à bord. La blonde d’Anima, en particulier, le mettait particulièrement mal à l’aise. Elle lui rappelait désagréablement Clairemonde, une autre blonde qu’il avait côtoyée au Pôle. Comme quoi, ce n’était peut-être pas son truc, les blondes. Surtout, contrairement à d’autres passagers qui avaient embarqué et débarqué au fil des escales, sa présence à bord se prolongeait. Il avait pourtant l’impression qu’elle s’entendait plutôt bien avec Erika. La nécromancienne devait être ravie de bénéficier d’une autre présence féminine à bord. Il fallait dire qu’il n’y avait pas beaucoup de variété dans l’équipage entièrement masculin du Boréal. Subrepticement, le grand brun avait même repassé son alliance à son annulaire avant l’un des rares dîners avec les passagers qu’il accepta de présider lui-même.

Tout autant que les escales, les incidents à bord ne cessèrent de se multiplier eux aussi. Des retards de chargement, encore, de la casse mineure sur l’appareil, du ripage de cargaison, des pannes inexpliquées. Rien d’alarmant, mais c’était curieux. Orion n’avait jamais connu autant de désagréments de ce type que sur ce voyage. Il tentait de compenser comme il le pouvait les retards que cela engendrait en faisant des miracles sur les plans de vol. Mais c’était comme si l’univers s’acharnait à vouloir rallonger leur trajet jusqu’à Babel. L’univers…

- Tu sais, ça commence à se voir, lança-t-il un jour à son second, alors que le Boréal quittait tout juste une arche mineure qu’il venait de desservir.
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
- Les retards aux escales, les pannes, les contretemps…

Son second perdit soudain son expression enjouée et son regard rieur.

- Tu sais comment cela s’appelle, mon ami, poursuivit le zéphyr, de la mutinerie.
- Tu sais comment cela s’appelle, mon capitaine, lui rétorqua Bartolomé sur le même ton, une accusation infondée.

Une pause.

- Bon, d’accord, je reconnais que sur Parnasse et Tricien, j’ai peut-être eu quelque chose à voir là-dedans. Mais plus rien ensuite.

Orion fixa l’homme d’un air circonspect.

- Tu me le promets ?
- Croix de bois, croix de fer.
- Alors cela signifie que quelqu’un d’autre sabote volontairement le Boréal.
- Passager ?
- Ou équipage, rétorqua Orion en haussant les épaules.

Même s’il essayait de n’en rien laisser paraître, la perspective l’ennuyait. Elle soulevait à son tour une série de questions nouvelles. Qui voudrait volontairement causer du trouble au Boréal. Et surtout, pour quelle raison ? Le grand brun se décida finalement à prendre sa plume et prépara un courrier qu’il transmettrait à leur prochaine escale. Désert. Orion n’y avait pas remis les pieds depuis qu’il y était venu à bord de l’Harmattan. Les circonstances étaient alors si différentes. Mais les grands immeubles de torchis d’Oasis, perchée sur son éperon rocheux surplombant l’ouadi du même nom, n'avaient pas changé. Avec les toiles multicolores tendues entre ses ruelles marchandes, la cité respirait la vie.

- Quelle chance ! S’exclama Amélia alors que le Boréal ouvrait tout juste ses portes. Regardez ! L’affiche, là. La Caravane du Carnaval est en ville !

L’animiste avait la joie si contagieuse que le mobilier de la pièce se mit à sautiller au rythme de ses petits applaudissements frénétiques. Suite à une énième avarie à bord, le Boréal aurait de toute façon à attendre la livraison d’une pièce de rechange pour l’une de ses chaudières. Ils avaient le temps, donc.

- Va, profite, je m’en occupe, souffla Bart en poussant son capitaine vers sa promise.

Le grand brun roula des yeux.

- Mutinerie, articula-t-il du bout des lèvres en s’éloignant.

Son second partit d’un grand éclat de rire. Maintenant qu’il avait écarté tout doute quant à la culpabilité de Bartolomé, la question de savoir qui ou quoi était à l’origine de tous ces soucis persistait. Mais aujourd’hui n’était pas forcément l’heure de le déterminer. Surtout pas quand se profilait la perspective d'une nouvelle sortie en compagnie d’Erika.

- Qu’en penses-tu ? Demanda-t-il alors en s’approchant de la jeune femme et en prenant sa main dans la sienne.

Parnasse n'avait été que le début. Et Erika espérait de tout coeur que l'idylle ne toucherait jamais à sa fin. Les arrêts étaient étonnement fréquents, les sorties en tête à tête agréablement nombreuses. De plus en plus, elle voyait Orion comme elle l'avait vu ce jour-là sur l'arche bucolique. Apaisé, serein, confiant. Beau. La brunette avait fini par calquer son comportement sur le sien. D'un accord tacite, ils semblaient s'être entendus sur la marche à suivre : profiter de chaque instant ensemble et ne pas se poser trop de questions. Vivre la vie au jour le jour, et adviendra que pourra. Et si cela lui permettait de savourer chaque jour comme elle le faisait ces derniers temps, alors la jeune fille se prêtait au jeu bien volontiers. Il était tellement plus facile de ne pas tergiverser sur le futur et de se concentrer sur l'instant présent. Avec lui à ses côtés. Pour le moment, c'était tout ce qui lui importait.

Le Boréal connaissait de nombreux contre-temps, des pannes, et autres mésaventures mineures. A chaque fois, elle voyait Orion se renfrogner, et faire son possible pour rattraper le retard accumulé. A chaque fois, elle ressentait une joie coupable à l'idée d'avoir gagné quelques instants de plus en sa compagnie. A force d'imprévus, la nécromancienne avait fini par ne plus informer son frère des contre-temps, préférant le prévenir au dernier moment de sa date exacte d'arrivé. Le plan de vol changeait constamment et il lui était difficile d'être précise dans ses promesses auprès d'Emile. Il avait dû finir par comprendre qu'il ne devrait pas s'inquiéter pour elle, et qu'elle avait simplement été un peu malchanceuse durant le trajet.

De son côté, Erika avait pourtant l'impression que la chance lui souriait à pleines dents. Être enfermée à bord du Boréal lui était bien moins insupportable qu'elle ne l'aurait cru, non seulement parce qu'ils bénéficiaient de nombreuses escales, mais surtout parce que lui était en permanence quelque part dans le coin. Et cette pensée était terriblement rassurante. Il n'était jamais très loin. Au détour d'un couloir, à la table du déjeuner, sur la passerelle dans l'obscurité. Elle aimait le savoir dans les parages, et ne se privait plus pour lui voler du temps à gauche à droite. Il lui semblait même que Bartolomé faisait en sorte de libérer au maximum son capitaine, bien qu'il ne le lui aurait sûrement jamais avoué.

Et puis il y avait Amélia. Après la terrible première impression qu'elle lui avait faite, la jolie blonde s'était finalement avérée être tout à fait adorable. Elle n'avait plus jamais refait d'allusion au "charmant capitaine" ce qui aidait grandement Erika à l'apprécier, mais surtout, c'était une femme dont la joie de vivre était communicative. Erika aimait l'énergie qu'elle dégageait. Avec elle, un rien se transformait en raison de célébrer, de rire, de s'extasier. Elle était coquette aussi, et était toujours la première à complimenter la brunette sur un changement de coiffure, une nouvelle tenue, ou un maquillage particulièrement bien réussi. Erika lui rendait la pareille avec un plaisir à peine dissimulé : ce genre de futilités faisaient un bien fou dans cet environnement à prédominance masculine.

La nécromancienne était fascinée par le pouvoir de l'animiste et pouvait passer des heures à la regarder animer tout ce qui se trouvait autour d'elle, et lorsqu'elle en avait la chance, animer ses chers violons. C'était une artiste dans l'âme, et quelque part, Erika s'en trouvait captivée.

Babel n'était plus qu'une menace en arrière-fond de ses pensées, qu'elle s'efforçait d'ignorer copieusement. Pourtant, à chaque nouvelle escale, quelque chose au fond d'elle lui hurlait qu'elle s'approchait inexorablement du moment fatidique. L'arrêt - de nouveau prolongé - sur Le Désert n'y avait pas fait exception. Tandis que son coeur se serrait dans sa poitrine, Amélia se mit à trépigner sur place d'excitation. De nouveau, la bonne humeur de la jeune femme se fit contagieuse et Erika chassa définitivement Babel de son esprit pour reporter toute son attention sur l'affiche sous leurs yeux. Et en un claquement de doigts, Amélia avait disparu de ses côtés, remplacée par Orion. La magie de Bartolomé. Lorsque le grand brun prit sa main dans la sienne, la nécromancienne ne put réprimer un sourire bienheureux en sentant le contact de l'alliance contre ses doigts. Il avait fini par la reporter, l'air de rien, et cela lui procurait une joie sans nom.

"- Ce que j'en pense ? répéta t-elle en l'entraînant joyeusement à travers les ruelles aux tons ocres. J'en pense qu'il me tarde de retrouver le palais du rire."

Du plus loin que ses souvenirs remontaient, la Caravane ne s'était installée qu'une seule fois sur Sidh ces vingt-quatre dernières années. La sobriété et la monotonie des nécromanciens ne devait pas seoir particulièrement au caractère plutôt loufoque du cirque. Elle se souvint s'y être aventurée avec quelques amis sans-pouvoirs et avoir eu les artistes pratiquement pour eux tout seuls. Les Sélénites et leur palais du rire avait de très loin été leur stand préféré, duquel la joyeuse bande était ressortie hilare et euphorique, chacun plongé dans un délire qui lui avait été propre. La brunette avait rarement autant ri de sa vie, surtout lorsque chacun de ses amis avait tour à tour dévoilé ce qu'ils avaient vu au cours de leur rêve éveillé.

Les sourciers semblaient bien plus enthousiastes que les nécromanciens à l'idée de découvrir les stands du cirque. Une petite foule se pressait pour être immortalisée devant l'appareil d'un Alchimiste, tandis qu'un attroupement clamait sa surprise devant le numéro aussi impressionnant que dangereux d'un pyrokinésiste. Erika resserra l'emprise de sa main sur celle d'Orion, par peur de le perdre dans la foule. Précaution inutile, puisque les sourciers étaient plutôt petits de taille, et que le zéphyr dépassait la foule d'une bonne tête au moins. Du coin de l'oeil, elle aperçut un stand légèrement à l'écart du reste, à l'apparence lugubre qu'elle reconnut immédiatement. En dépit de tout, son coeur se serra de nostalgie à la vue de l'emblème caractéristique des Nécromanciens, de ceux qui parlaient aux esprits, estampillé sur la bannière. Les deux représentants de son Arche assis au stand semblaient avoir un bien moindre succès par rapport au reste des artistes; mais avec leur mine austère et leur décoration au goût douteux, ils ne donnaient pas franchement envie de s'en approcher non plus, même pour elle qui était pourtant familière de cet étrange pouvoir.

"- Hé mon mignon," interpella une voix suave sur sa gauche.

Erika tourna la tête pour découvrir une Totémiste qu'elle se souvint être la dresseuse de chimères, vêtue d'un élégant corset doré qui contrastait superbement avec sa peau... et qui faisait les yeux doux à Orion. La brunette l'assassina du regard, et reçut pour toute réponse un gracieux haussement d'épaules et un clin d'oeil appuyé en direction du capitaine. A cet instant, Erika regretta profondément de ne pas maîtriser son pouvoir de pétrification. Cette dresseuse aurait bien eu besoin de redescendre d'une bonne dizaine de degrés au moins.

Elle allait suggérer à Orion d'envoyer la Totémiste faire un tour au congélateur lorsque son regard se posa sur la Gondole de la Devineresse. Petite, Erika avait été jalouse du pouvoir familial des devins : eux avaient la chance de pouvoir lire l'avenir, tandis que sur Sidh, on ne s'attachait qu'au passé et aux morts. Elle avait essayé de se raisonner en se rappelant que leurs pouvoirs de divination étaient incapables de voir au-delà de trois petites heures seulement. Pourtant, la Gondole promettait une lecture de complète de l'avenir et faisait rêver plus d'un passant. La Devineresse aperçut le regard insistant que portait Erika à son stand, et lui fit signe d'approcher, un sourire énigmatique aux lèvres. La brunette eut un mouvement de recul. Elle n'était pas certaine de vouloir savoir ce que l'avenir lui réservait - et ce, même si les prédictions ne concernaient que les trois prochaines heures. Elle avait fait un effort considérable ces derniers jours pour oublier le concept même du futur, ce n'était pas pour que la première venue lui dicte ce que le sort avait déjà prévu pour elle.

Orion se dit qu’il allait peut-être regretter la proposition qu’il venait de faire à Erika. Le grand brun avait déjà croisé la route de la Caravane, mais de loin uniquement. Il n’avait jamais pris le temps de s’y arrêter et d’y admirer ses attractions. C’était un plaisir qu’il avait laissé à nombre de ses équipiers dont il avait par suite entendu les récits. L’amusement, la surprise, l’extase, le frisson. Tous en revenaient avec des étoiles plein les yeux, ou plus sceptiques pour ceux dont l’expérience n’avait pas été aussi électrisante. Lui appréhendait la foule qui se pressait, les bousculades, le bruit. Il avait beau être grand et passer au-dessus de la masse compacte de gens qui s’y agglutinaient, il ne pouvait s’empêcher d’y ressentir une certaine forme d’oppression.

En compagnie d’Erika, il se sentait pourtant prêt à affronter le monde. Et affronter le monde il fit. La Caravane s’était installée en lisière de la ville, sur une sorte de grande esplanade en périphérie de la partie très verte et dense de l’oued. Avec la multitude de leurs stands et structures diverses et variées, ils avaient réussi à récréer une atmosphère de ville. Des ruelles plus ou moins larges, de grandes toiles d’ombrage multicolores tendues pour ne pas trop faire souffrir les badauds de l’écrasant soleil de Désert. Les bonimenteurs et les camelots qui appelaient le client vers leurs attractions, le monde qui circulait dans toutes les directions.

Tous leurs sens étaient constamment mobilisés. De la musique, des effets de lumière. Ici, un cracheur de feu. Plus loin, des costumes chatoyants qui donnaient l’impression que la peau des artistes était recouverte d’écailles moirées. Là, une extraordinaire créature à la peau ébène et aux cheveux tels une fluide rivière d’or qui l’interpelait. Gêné par la familiarité du comportement de la Totémiste, Orion eut une réaction probablement inverse à ce qu’elle semblait escompter. Il passa un bras autour des épaules d’Erika et l’attira à lui. Elle était son ancre, sa présence rassurante au milieu de ce tohu-bohu.

Il ne perçut pas le mouvement de recul d’Erika au passage de la Gondole, pas plus qu’il ne s’était particulièrement arrêté sur ce stand. Son regard s’était laissé happer par un duo d’acrobates qui évoluaient l’un au sol, l’autre lévitant au-dessus de la foule en effectuant d’élégantes pirouettes. Ils annonçaient le début prochain du spectacle du Mille-Faces. Un métamorphoseur dont Orion avait entendu parler. Capable de répliquer n’importe qui. La vie devait être particulièrement baroque sur Corpolis si n’importe qui pouvait changer d’apparence à sa guise.

Soudain, le grand brun sentit qu’on lui attrapait le poignet. Il se retourna vivement, pour découvrir face à lui une femme à la peau parcheminée au visage parcouru de fines enluminures dorées et aux yeux d’un noir intense. Elle avait une poigne trompeusement ferme.

- Une information révélée, une menace, un danger qui vous guette, clama-t-elle d’un ton sépulcral, qui tranchait avec son accent chantant. Achetez ce que vous proposera l’homme en bleu.

Elle desserra son emprise sur son bras qu’il retira d’un geste vif.

- Pour en savoir plus, n’hésitez pas à venir me voir, ajouta-t-elle avec un sourire en indiquant d’un ample geste du bras la Gondole derrière elle.

Presque immédiatement, un attroupement de promeneurs se fit autour de la Devineresse, se pressant pour être le prochain à bénéficier d’une « lecture ». Orion échangea un regard circonspect avec Erika. Il secoua son bras comme s’il essayait d’en chasser le fantôme de la prise de la femme sur celui-ci et passa une main dans ses cheveux.

- Et si on allait voir le spectacle ? Demanda-t-il alors.

C’était avant tout une excuse pour ne pas avoir à parler de la bizarre interaction qui venait de se produire. Mais il était aussi curieux. Le Mille-Faces était l’une des raisons du succès de la Caravane.

Aussi, Orion déboursa la modique somme qui leur était demandée pour pouvoir rejoindre le chapiteau où le personnage fit la démonstration de ses talents. Le Zéphyr n’en fut pas déçu. Le spectacle était époustouflant. Le métamorphoseur ne se contentait pas simplement de reproduire l’apparence de personnes de son public, mais l’intégrait à une chorégraphie complexe et élaborée. Il y avait dans les gestes du personnage une forme de grâce et d’élégance. On avait presque l’impression, par moments, qu’outre l’apparence, il était capable de répliquer certains pouvoirs de familles. Mais cela devait faire partie de l’illusion et du spectacle. Le pouvoir des descendants de Zeus n’était que « cosmétique ». Il ne se limitait qu’à un changement d’apparence physique et vocale. Heureusement d’ailleurs, sinon quoi Corpolis aurait été depuis longtemps et de loin l’arche la plus puissante de toutes.

Lorsque le spectacle toucha enfin à son terme, ils quittèrent le chapiteau. Le monde qui se pressa pour sortir le fit momentanément perdre la jeune femme. Embarquée dans le flot, elle avait été entraînée plus vite que lui vers la sortie. Il la relocalisa néanmoins sans mal, la rattrapa quelques instants plus tard et reprit sa main dans la sienne, la tenant fermement pour ne plus la perdre.

-  De toute façon, ce n’est pas comme si tu ne pouvais pas me retrouver partout et tout le temps, dorénavant, lui glissa-t-il avec un petit rictus amusé.

- Que veux-tu faire ensuite ?