Tandis qu'Orion reprenait la parole, la brunette en profita pour laisser trainer le regard sur lui. Le pull qu'il avait choisi lui donnait un air moins sérieux, moins officiel que les tenues qu'elle lui connaissait habituellement. Il n'était plus un capitaine d'aérostat, mais simplement un homme. Un bel homme. Ça sauterait aux yeux de n'importe qui. Et c'était elle qu'il avait au bras en ce moment. Son coeur son gonfla d'un bonheur simple comme elle n'en avait plus ressenti depuis longtemps.

Il se souvenait de son plat préféré. Ce qui aurait pu être un détail insignifiant lui éclaira le visage un sourire fugace. Peut-être à l'époque s'en était-il souvenu comme on apprend une leçon avant un examen. Mais il s'en souvenait tout de même, et cela la toucha plus qu'elle ne l'aurait cru. Et puis Orion lui adressa un sourire enjôleur qui lui fit perdre de tous ses moyens. Qu'il ne lui refasse plus jamais ça ou elle ne répondrait plus de rien. Elle prétendit devoir relacer ses bottines pour masquer le feu qui lui était monté aux joues. Elle prit tout son temps avant de retrouver l'usage de la parole, et calmer son rythme cardiaque.

"- Ne flatte pas trop Bertille, elle n'en a pas besoin crois-moi, répliqua t-elle finalement. Et puis, reprit-elle d'un air faussement outré, je t'assure que ce mélange est bien meilleur qu'il n'y parait, tant que l'oeuf est poché et non au plat..."

Une minute. Erika fronça imperceptiblement des sourcils. Cette conversation était si normale, et si... détendue ? D'habitude s'ils parvenaient à aligner trois mots sans s'étriper mutuellement, c'était pour parler plans d'action, stratégies, et organisation. Elle se rendit compte qu'elle aimait discuter avec lui. De choses plus légères, des choses de la vie. Cette réalisation était agréable, si elle était honnête avec elle-même. D'ailleurs tout était suspicieusement agréable en ce moment. A cette pensée, elle s'en voulut immédiatement. Pourquoi était-elle incapable de profiter de l'instant sans s'imaginer le pire ? Elle chassa ses pensées déplaisantes et s'éclaira la voix avant de reprendre la parole.

"- Ce que je faisais avant n'a rien de bien passionnant, fit-elle en haussant des épaules. Sidh est une société plutôt conservatrice, et il est mal vu pour les femmes de travailler. Mes soeurs et moi avons été éduquées uniquement dans le but de devenir de bonnes épouses pour de bons partis avant...

... avant que ma famille ne soit déchue, allait-elle préciser mais elle se ravisa. Le souvenir était encore trop douloureux.

- Donc nous avons appris bien évidemment à lire, écrire, compter, mais également à faire la conversation, se tenir convenablement, s'habiller correctement, être agréable, s'occuper d'un ménage, recevoir du monde, faire de la couture... Elle rit franchement. Rien qui vaille la peine d'être appris en quelque sorte. Le seul domaine que j'ai jamais vraiment aimé était la musique, mais on m'a fait comprendre que mes talents étaient quelque peu limités. Oh, et dessiner aussi, les croquis m'intéressaient plus que les textes. Mais en tout franchise, la chose qui m'intéressait le plus à l'époque était de retrouver mes amis le soir pour faire montre de mes talents justement limités, et contrarier mon père aussi.

Elle fronça du nez. Si elle avait su. Tout cela lui paraissait bien futile maintenant.

- En fait, le but pour une fille de bonne famille était tout simplement de se marier au meilleur parti possible. Et une fois mariée, de s'occuper gentiment du ménage, et faire joli à une table de banquet. Ça en réjouissait certaines, je crois qu'Adèle s'y accommodait plutôt bien.

La brunette grimaça. Elle venait de prononcer le mot interdit, qu'elle voulait éviter à tout prix. Elle oubliait presque qu'elle était mariée, elle aussi, en théorie. Elle se recentra sur le sujet principal, l'air de rien.

- J'ai vraiment eu la vie facile, fit-elle en guise de conclusion. Et bien que je doute de mes capacités à enseigner avec patience et pédagogie, je serai ravie de m'y essayer si le coeur en dit à tes équipiers. Je doute qu'ils soient intéressés d'apprendre les manières à table, ou comment reprendre l'ourlet d'une robe. Et si je n'ai pas perdu mon coup de crayon, je pourrai refaire le décor du petit salon," ajouta t-elle, moqueuse.

La brunette laissa son regard se perdre sur le lac qui s'étendait désormais face à eux. L'air avait une odeur presque sucré. Elle se sentait envahie par une rare sérénité. Instinctivement, elle s'arrêta pour admirer le décor bucolique. Sa main resserra légèrement sa prise sur le bras d'Orion.

"- Je ne retournerai pas sur Sidh, déclara t-elle d'un seul coup. Je n'en ai ni l'envie ni de raisons d'y rester."

Elle fut la première surprise de son ton définitif. Mais elle l'avait compris à la seconde où elle avait mis le pied sur le Vendavel. Elle ne comptait pas retourner là bas. En tout cas, pas pour y vivre. Elle aimait sa famille du plus profond de son coeur, mais elle n'avait plus sa place là bas. Et le monde était un lieu passionnant à découvrir. La preuve en était en ce moment même, face à ce paysage qu'elle n'avait vu que sur des illustrations de livre. Non, elle ne retournerait pas se terrer sur Sidh. Et Arc en Terre ? lui souffla une petite voix dans sa tête. Elle l'étouffa bien assez vite. Elle ne voulait pas y penser maintenant.

"- Et toi, l'interrogea t-elle pour chasser les pensées désagréables, des doigts cassés sur une balançoire et les feuilles de vigne de ta grand mère, c'est bien ça ?"

Lorsqu'Erika évoqua les conclusions de sa recette, Orion affecta une moue circonspecte.

- Je demande à voir, lui répondit-il, peu convaincu.

S'il avait été circonspect, la suite du discours de la jeune femme le laissa tout bonnement ébaubi. Il ne savait pas ce qui le choquait le plus. Le fait de découvrir que Sidh était une société si rétrograde envers les femmes ou qu'Erika avait été formée pour devenir "une bonne épouse". Quand on voyait le résultat, on pouvait comprendre que son père s'en soit arraché les cheveux. Vu ce qu'il connaissait du caractère bien trempé de la petite brune, il faillit dire qu'il souhaitait bien du courage au "beau parti" qui aurait à faire à elle en ménage quand il réalisa soudainement que, techniquement, il s'agissait de lui. Beau, il ne savait pas, mais parti il était devenu à son insu. Il se retint donc d'émettre le moindre commentaire sur le sujet, surtout désobligeant.

- Oh, d'une robe, ils n'en auront pas la nécessité, mais d'apprendre à faire un ourlet de pantalon ou repriser un bouton, un bonnet ou une chaussette ne ferait pas de mal à certains d'entre eux, rétorqua Orion, essayant de ne surtout pas rebondir sur les talents de dessinatrice de la petite brune.

Il demandait d'abord à voir avant d'envisager de lui laisser approcher des murs du petit salon du Boréal. Qui plus est, avait-il envie d'un souvenir indélébile de sa présence si c'était pour qu'elle disparaisse de sa vie sous peu ? A chaque fois, Orion en revenait aux mêmes questions et aux mêmes doutes. Comment parvenait-on à convaincre une personne à laquelle on s'était attaché de ne pas repartir ? Il le lui avait expressément demandé, après tout. Pouvait-il faire plus ? Avait-il vraiment envie de faire plus et de se mettre en position de se faire plus de mal encore en cas de rejet ? La soirée était si belle et il n'avait pas envie de s'obscurcir l'esprit de pensées négatives.

Pourtant, sa sortie sur Sidh le prit de court. Elle ne voulait pas retourner sur Sidh. Pas retourner sur son arche natale. Alors quoi ? Eut-il envie de lui demander. Aller où ? Tous les espoirs étaient-ils encore permis ? La détermination dans sa voix le désarçonnait. Il essaya de n'en rien laisser paraître. Il avait cru sentir la prise de la jeune femme se resserrer sur son bras. Était-ce le fruit de son imagination ?

Longeant le bord du lac, il finit par repérer un coin partiellement ombragé au pied d'un grand arbre. L'endroit lui semblait idéal pour déjeuner. Furetant dans la besace, il y trouva sans surprise une nappe qu'il étala au sol.

- Oui, des doigts cassés sur une balançoire et les feuilles de vigne de ma grand-mère, répéta-t-il  pour confirmer ses propos. La meilleure recette du monde entier. Et ce que j'ai eu de plus proche d'une enfance normale. Tu as eu le plaisir de faire la rencontre de mes deux parents…

Orion fit la moue et s'empressa de détourner le sujet. Il ne souhaitait pas donner à Erika l'opportunité de s'apitoyer sur son sort. Il préférait de loin sa colère et son exaspération à sa pitié.

- Moi, on ne m'a pas franchement préparé à faire un bon ménage, reprit-il en se pinçant les lèvres pour réprimer un rire. Quoique ma grand-mère se soit évertuée pendant des années à m'apprendre l'étiquette et les bonnes manières. Et à danser. Contre mon gré. Je nierai l'avoir dit, mais c'est une personne adorable au fond.

… Et ce qu'il avait toujours eu de plus proche d'une mère. Pour ne pas céder à une mélancolie qui ne seyait pas au ton de leur sortie, Orion plongea la main dans la sacoche pour en sortir ce qui leur avait été concocté.

A la seconde où il se mit à évoquer ses parents, Orion se renferma de nouveau. Elle s'y était attendu. Mais il continua toutefois à élaborer un petit peu au sujet de sa grand-mère. Il paraissait particulièrement attachée à elle. Le seul souvenir qu'en gardait Erika était une femme à la mine tendue, qu'elle avait aperçue parmi tant d'autres visages inconnus le jour de la fameuse cérémonie.

"- Je ferai comme si je n'avais rien entendu alors", répondit-elle à sa dernière remarque avec un sourire amusé.

Elle ne poussa pas le sujet plus loin. Il lui semblait que le grand brun avait déjà fait un effort considérable pour lui partager ces quelques mots. Encore et toujours, l'image des oeufs lui revint en tête.

La brunette s'assit sur la nappe qu'Orion avait étalée sur le sol, à l'ombre d'un grand arbre. Elle fit une mine impressionnée en voyant comme le panier avait été soigneusement empaqueté, et surtout comme il avait été rempli de casse-croute en tous genres. En plus de deux sandwiches, ils y avait là des fruits, des légumes minutieusement coupés, quelques biscuits et même une bouteille de vin et deux verres à pied.

"- Tu nous as pris de quoi tenir trois jours et trois nuits ici", déclara t-elle en détaillant les victuailles qui s'amassaient.

Elle prit les devants et ouvrit la bouteille de vin pour laisser le vin aérer le temps qu'ils terminent de déballer le reste du déjeuner. Elle accepta avec un sourire le sandwich que lui tendait Orion, et frissonna au bref contact de ses ses doigts sur les siens. Elle devenait franchement niaise. Avant de croquer dans le morceau de pain, la jeune fille remplit les deux verres de vin, qu'elle fit tenir tant bien que mal sur la surface inégale de la nappe. Par réflexe, elle voulut porter un toast avant d'y tremper les lèvres.

"- Hé bien à..."

A quoi ? A quoi pouvait-elle bien trinquer ? Tant de choses, et en même temps...

"-... à cet après-midi," reprit-elle en levant son verre avant d'y plonger le nez.

Terrain neutre. Encore et toujours. Mais tout ça avait un semblant de normalité qui ne lui déplaisait pas. Etait-ce le cas aussi pour Orion ? Elle observa le jeune homme s'arrêta une nouvelle fois sur l'apparence paisible qu'il avait. Quel gâchis qu'il ne lui ait montré que son visage colérique et cynique jusque là... Mais avait-elle été vraiment mieux de son côté ?

Elle laissa son regard errer sur le lac qui leur faisait face. Des oiseaux s'envolaient au loin. Une brise légère soufflait. Tout était paisible. Un peu trop ? La brunette ne put s'empêcher de s'en faire la remarque.

"- C'est vraiment très... normal, tu ne trouves pas ?" fit-elle un peu circonspecte.

La dernière fois qu'elle avait joué la carte de l'honnêteté frontale à table, c'était lors de leur premier dîner à bord du Boréal, et cela avait purement et simplement ouvert des hostilités à n'en plus finir.

"- Non pas que ça me déplaise je veux dire, reprit-elle précipitamment, c'est simplement... différent."

Différent des situations improbables dans lesquelles ils avaient été embarqués tous les deux bon gré mal gré. Différent de leurs habituels échanges envenimés. Différent des derniers mois mornes qu'elle venait de passer. Différent de tout ce qu'elle avait connu jusqu'ici. Et peut-être que ça lui plaisait bien après tout.

- Tu remercias Bart, rétorqua Orion dans un marmonnement incompréhensible.

Erika semblait croire qu’il était à l’origine du pique-nique et il ne la corrigea pas. Ce faisant, il s’arrogeait allègrement le travail de son camarade. C’était bien fait pour lui. Voilà qui lui apprendrait à… à quoi au juste ? À vouloir rendre service au zéphyr ? Le fourbe n’y était pas allé de main morte tant sur les quantités que sur la qualité de ce qu’il avait fait préparer à leur profit. Presque comme s’il l’avait fait exprès, ne put s’empêcher de ressasser le soupçonneux grand brun.

- À cet après-midi, trinqua Orion en retour.

Et à plein d’autres du même acabit, espérait-il secrètement. Il porta la coupe à ses lèvres. Ça, c’était une des bonnes bouteilles de son stock personnel. Il leva les yeux au ciel. Il devait admettre que le petit homme avait raison. Il aurait été dommage de ne pas profiter de cette journée. De cette belle journée ensoleillée. De cette journée si banale. Si… normale. Il ne fut visiblement pas le seul à le remarquer.

Une journée normale en compagnie d’Erika. Il avait connu des journées calmes et tranquilles avant Erika. Il avait connu des journées hautes en couleur et mouvementées avec Erika. Il avait connu des journées moroses après Erika. Il était en train d’en créer une nouvelle catégorie.

- Différent, c’est le terme. Crois-tu…

Que la vie pouvait être aussi simple ? Que la vie pouvait être autre chose qu’un tourbillon cauchemardesque ou un déprimant fleuve en eaux grisâtres ? Orion avala une nouvelle gorgée de vin. Comme il l’avait fait une éternité auparavant, il retira ses chaussures et retroussa son pantalon jusqu’à mi-mollets. Il se leva et ramassa quelques cailloux plats sur le rivage et dans l’eau, qu’il entreprit de faire ricocher sur le miroir du lac. Les ondes ridaient momentanément la surface de l’eau qui retrouvait presque aussi rapidement son absolu calme.

- Crois-tu qu’on s’y habitue ?

Au calme et à la tranquillité ou au fait de le vivre ensemble ? Il s’efforça d’esquiver la seconde question. Orion ramassa quelques cailloux supplémentaires, jonglant avec entre ses doigts et revint à proximité de la jeune femme qui finissait son sandwich. D’un signe de tête, il lui montra ce qu’il avait ramassé et lui fit signe de le rejoindre. Sa façon à lui de la mettre gentiment au défi de faire mieux que lui. Il lui tendit un bras pour l’aider à se relever. Quand elle accepta finalement de mettre sa main dans le creux de la sienne, il tira dessus, l’attirant à lui, pour la décoller du sol.

- À celui qui cause le plus d’agitation, lui souffla-t-il.

Tandis qu'elle finissait son sandwich, Orion se déchaussa et se prépara à mettre les pieds dans l'eau. La jeune fille ne put s'empêcher de penser que la dernière fois qu'elle l'avait vu ainsi, c'était aux Sables d'Opale, lorsqu'elle avait vu la vraie mer. Quelques instants avant leur séparation pour le moins abrupte. Elle chassa l'image et reporta son attention sur le grand brun, qui s'était mis à faire ricocher des galets sur la surface du lac. Erika eut un sourire nostalgique.

Si les lacs sur Sidh ne valaient pas la beauté de celui qui s'étendait face à elle, ils étaient eux aussi remplis d'eau et de galets, et cela suffisait pour qu'Emile et elle passent des heures entières à se battre à qui enchainerait le plus de ricochets. Son frère était un adversaire redoutable, et il avait fait d'elle une excellente compétitrice aussi.

Alors lorsqu'Orion revint vers elle pour lui proposer de se joindre à lui, elle n'hésita pas longtemps avant de saisir la main qu'il lui tendait. Il l'attira vers lui et lui souffla une phrase qui réveilla les frissons dans son échine.

"- A celui qui cause le plus d'agitation", souffla t-elle en retour, comme hypnotisée.

Un ange passa. Puis lentement, un sourire féroce se dessina sur ses lèvres.

"- Tu ne me battras jamais à ce jeu."

Au sens littéral en tout cas. Au sens figuré, elle ne savait pas lequel des deux causait le plus d'agitation dans la vie de l'autre. D'un geste vif, elle s'empara des galets dans la paume du grand brun et se débarrassa de ses bottines avant de s'enfoncer à son tour dans l'eau jusqu'aux genoux. Elle ne s'embarrassa pas de remonter sa robe. Le tissu aurait tout le temps de sécher sous le soleil plus tard.

Elle enchaîna les lancers, et constata avec fierté qu'elle n'avait pas perdu de ses années d'entrainement. Elle finit le petit stock de cailloux que lui avait donné Orion, puis se tourna vers lui d'un air ostensiblement satisfait. A son tour, elle se baissa pour ramasser deux autres galets et en lança un à Orion, un rictus de défi aux lèvres. Puis, comme elle le faisait avec son frère, elle aspergea sans pitié son adversaire à grands tours de bras, pour le déconcentrer de son lancer. Depuis combien de temps ne s'était t-elle pas retrouvée à rire ainsi ? Il lui semblait être retombée momentanément dans les joies simples de son enfance.

Après un dernier lancer qu'elle accompagna du regard jusqu'au bout, Erika ressortit de l'eau, essora le bas de sa robe, et constata que le reste du tissu n'avait pas été épargné par les éclaboussures. Au sens propre, l'arroseur arrosé. Elle passa une main inquiète dans ses cheveux. Mouillés, ils avaient tendance à frisotter et elle en avait horreur. Elle les disciplina comme elle put en les peignant de ses doigts, puis retourna sur la nappe pour s'y asseoir, les jambes tendues devant elle pour maximiser l'exposition de l'étoffe au soleil.

Elle observa Orion, qui lui semblait plus radieux que jamais dans ce paysage irréel. Cet air décontracté lui seyait à merveille. Son coeur se mit à battre un peu plus vite. Elle aurait aimé que ce moment ne s'arrête jamais.

En appui sur ses mains tendues derrière son dos, la brunette leva les yeux au ciel et laissa les rayons du soleil caresser son visage quelques instants. Puis elle se laissa tomber complètement sur le dos. Elle ferma les yeux et prit une longue inspiration, s'emplissant les poumons d'air frais. Un léger sourire étira ses lèvres.

"- Je crois... fit-elle dans un murmure. Je crois que je m'y habituerais bien."

Orion plongea son regard dans celui de la petite brune. Le silence se prolongea quelques instants, et il ne sut pas s’il l’avait vexée ou bien… Le sourire qui apparut alors sur ses lèvres le convainquit que non. Néanmoins, avait-il vraiment bien fait de la mettre au défi ? Cet air ne présageait rien de bon pour lui. Il s’amusa du sous-entendu derrière les propos de la jeune femme. Il n’avait pas à y redire, en matière d’agitation, elle était absolument imbattable. Entre sa bougeotte permanente et ses talents d’aimant à ennui, agitation était même un doux euphémisme pour la caractériser.

Il la vit non seulement lui prendre les cailloux des mains mais aller dans l’eau toute habillée. Elle ne plaisantait pas. Non seulement elle prenait le jeu très au sérieux, mais elle était en plus assez douée à l’exercice. Orion commençait à douter d’effectivement réussir à la battre. Une enfance insouciante et avec pas mal de temps libre, dont visiblement une grande partie avait due être consacrée à faire des ricochets dans l’eau… Lorsque ce fut finalement son tour, il saisit dextrement le galet qu’elle lui envoya et lui rendit son rictus. Une véritable compétitrice. C’était intéressant. Mais une mauvaise joueuse aussi ! Orion s’offusqua de ses tentatives de déstabilisation.

- Mais c’est qu’elle triche, en plus ! S’exclama-t-il, faussement outré.

En réponse, il l’aspergea en retour. Il n’y avait pas de raison qu’il soit le seul à finir si copieusement arrosé. Quelque part dans la bataille d’eau, le galet disparut au fond du lac. Il n’eut même pas l’opportunité de le lancer. De toute façon, cela faisait un bon moment que le résultat ne l’intéressait plus. Il se délectait de cet agréable moment et cherchait surtout à venger son honneur détrempé.

Erika sortit finalement de l’eau et alla rejoindre la nappe pour se sécher au soleil. De son côté, Orion retira son pull et l’étendit sur une branche ensoleillée. Son regard se posa de nouveau sur la jeune femme et il arrêta de respirer. La pose dans laquelle elle s’était installée avait de quoi lui faire tourner la tête. Un sirène droit sortie du lac. Soudain, l’eau fraîche du lac ne lui parut plus suffisamment fraiche. Il sentit une vague de chaleur remonter le long de sa nuque en direction de son visage. Heureusement pour lui, elle ne regardait pas dans sa direction. La contournant largement, il reprit place à son tour sur la nappe.

- On repassera, pour les règles du fairplay ! soupira-t-il en s’étalant de tout son long.

S’allongeant lui aussi sur le dos, il croisa ses mains derrière sa tête et contempla l’azur du ciel au travers du feuillage épars de l’arbre. Il tourna son visage en direction de la jeune femme qui avait toujours les yeux fermés. Si normal. Si proche. Elle avait sur les lèvres un sourire serein. Comme si elle souriait aux anges. Il profita de ce qu’elle ne le regardait toujours pas pour l’admirer tout son saoul.

Dans cette position, une légère sensation de pesanteur appuya sur l’ensemble de ses membres. Il sentit une douce torpeur l’envahir. Plaisir simple de la vie. Le grand brun ferma les yeux à son tour et laissa le sommeil s’emparer de lui.

Lorsqu’il les rouvrit, le soleil était nettement plus bas dans le ciel et en train de virer à l’orange. Combien de temps avait-il dormi ? Quelle heure était-il ?

- Erika ?

"- Fairquoi ?" répondit-elle sournoisement tandis qu'elle entendait Orion s'allonger à son tour sur la nappe.

Elle garda les yeux clos, autant pour profiter du calme de l'instant présent que pour s'éviter un embarras supplémentaire. Le grand brun avait mis son pull à sécher un instant auparavant, et en le voyant faire du coin de l'oeil, Erika avait instantanément refermé les yeux. Elle ne savait pas s'il portait quoique ce soit d'autre sous son pull et elle préférait ne pas savoir. Car la dernière fois qu'elle l'avait vu torse nu, c'était à son retour du bal au Clairedelune et il lui avait fait frôler l'attaque cardiaque. Et pas uniquement parce qu'il l'avait attrapée à la volée sans crier gare.

Tu m'as manqué, lui avait-il soufflé à l'oreille. Elle avait cru que ces paroles étaient destinées à une autre. Elle les avait tant ressassées, volontairement ou pas, ces derniers mois. Elle avait ressassé chaque parole qu'ils avaient échangé. Chaque altercation. Chaque regard. Mais elle avait refusé de voir l'évidence. Les choses auraient-elles pu être différentes alors ? Mais finalement, les choses n'étaient-elles pas très bien comme elles l'étaient maintenant ? Erika fronça du nez. Elle ne voulait pas y réfléchir. Pas maintenant. Elle se força à revenir à l'instant présent. Pas de divagations pour cet après-midi, elle aurait tout le temps pour ça une fois de retour à bord du Boréal.

Le bruit régulier de la respiration d'Orion à ses côtés lui indiqua qu'il s'était assoupi. Erika sourit de plus belle en prenant une grande inspiration. Des journées comme celle-ci, elle en voulait par dizaines, par centaines, et jusqu'à n'en plus pouvoir compter. Elle se laissa bercer par le rythme de la respiration du grand brun. Les rayons du soleil continuaient à lui chatouiller agréablement le visage, et la légère brise qui soufflait se chargeait de la sécher entièrement. Peu à peu elle se sentit partir, et incapable d'y résister, elle plongea à son tour dans un sommeil insouciant.

Une voix appela son nom. La brunette grimaça légèrement en revenant à elle. Elle détestait être réveillée.

"- Mmmmh", grommela t-elle en ouvrant lentement des yeux.

Le visage d'Orion tourné vers le sien lui fit passer toute sa mauvaise humeur. Un sourire charmé passa sur ses lèvres, avant qu'elle ne se rende compte du changement radical de luminosité. Elle se redressa sur un coude pour observer les alentours. Le soleil commençait déjà à se coucher.

"- Quelle heure est-il ?" marmonna t-elle en laissant ses yeux se réhabituer à la lumière ambiante.

La surface du lac reflétait agréablement les couleurs chaudes du ciel. Le paysage avait retrouvé une splendeur nouvelle.

"- On devrait y retourner", suggéra t-elle, le regard sur l'horizon.

Une pointe d'assombrissement perçait dans sa voix, mais il fallait être réaliste : s'ils tardaient trop à lever le camp, ils devraient refaire le chemin jusqu'au Boréal dans l'obscurité et les routes qu'ils avaient emprunté ne s'y prêtaient pas vraiment. Néanmoins, la brunette rechignait à se relever. Il lui semblait qu'au moment où elle quitterait ce lieu, elle mettrait un terme à cette parenthèse heureuse. Elle voulait garder le capitaine encore un peu pour elle. Avant que son équipage ne le réclame de nouveau, avant que leur petite bulle de bonheur n'éclate. L'après-midi avait été enchanteresse. Et elle lui était reconnaissante d'avoir pris les devants pour cette sortie inopinée.

"- Je ne saurai pas dire la dernière fois que je me suis sentie aussi bien", souffla t-elle en guise de remerciement.

Puis à contrecoeur, la brunette se releva entièrement et après avoir pris le temps d'étirer ses membres engourdis, elle se mit à ranger les quelques restes de leur déjeuner qui étaient éparpillés en dehors de la sacoche.

- Je ne sais pas, répondit Orion.

Sa montre à gousset était dans sa veste, qui elle-même était restée à bord du Boréal. C’était le principe même de vouloir se détendre. Ne pas se stresser en gardant un œil perpétuel sur sa montre. S’offrir une parenthèse où l’on pouvait oublier le temps. Sauf que le temps, lui continuait sa course sans répit. Le soleil accélérait progressivement sa course en direction de la ligne d’horizon, ce qui signifiait que la nuit allait tomber bien assez vite.

Le grand brun ne put réprimer une moue circonspecte. En réalité, il n’avait aucune envie de repartir. Il aurait aimé que cette journée se prolonge encore. Mais voilà, la journée touchait à sa fin. Littéralement. C’était l’autre raison de sa légère grimace. Il se demandait s’ils auraient le temps de remonter jusqu’à Delphi avant qu’il ne fasse nuit noire. Si la descente vers le lac avait été rapide, l’ascension promettait d’être plus longue.

- Oui, on devrait, finit-il par lâcher à son tour.

Il se redressa, bon gré mal gré, et repassa son pull par-dessus sa chemise. Il revint ensuite aider Erika à ranger leurs affaires, et tous deux purent se mettre en route. Lui savait très bien à quand remontait la dernière fois où il s’était senti aussi bien. Mais ça n’avait été que le fruit d’un rêve, ce jour-là. Le grand brun se refit taciturne. Pour la première fois de sa vie, la perspective de remonter à bord du Boréal ne l’enchantait pas.

- Vous n’comptez quand même pas r’monter ? Les alpagua un homme sur le chemin.

Celui-ci allait dans la direction opposée. Il descendait visiblement de la ville. Orion fronça les sourcils. Si, ils comptaient bien remonter. Il avait un aérostat qui l’attendait et un chargement à récupérer le lendemain matin pour pouvoir repartir.

- Z’allez vous briser l’cou, n’y a pas une lumière sur la route.

Effectivement, levant les yeux vers le chemin qui serpentait à flanc de colline, il ne put que se rendre à l’évidence. Au loin, les lumières de la ville s’allumaient progressivement, mais il n’y avait aucune sorte d’éclairage sur la sente qui y menait. Or, comme ils avaient pu s’en rendre compte à la descente, par endroits, celui-ci était cahoteux et escarpé. Il y avait facilement de quoi y laisser une cheville, surtout pour une jeune femme en robe longue et en bottines. Orion n’avait pas d’éclairage de poche dans sa besace. Seul, il aurait probablement quand même tenté la montée, têtu et borné qu’il pouvait être. Mais il n’était pas seul à décider, aujourd’hui – et il ne cherchait plus à prendre des décisions pour tenir tête ou casser les pieds à la jeune femme –. Orion se tourna donc vers Erika et sollicita son avis du regard.

Ils se mirent en route en silence. Il lui semblait qu'elle n'était pas la seule à rechigner à l'idée de quitter l'endroit, mais il devenait évident que chaque minute allait s'avérer cruciale s'ils espéraient rejoindre le Boréal avant la tombée de la nuit.

Mais à peine venaient-ils de faire les premiers mètres qu'un homme les mit en garde. Il n'y avait donc réellement aucun éclairage sur le chemin. Orion se tourna vers elle. En croisant son regard, Erika leva un sourcil circonspect et haussa des épaules.

"- On ne va tout de même pas camper ici."

Déterminée, elle releva légèrement le bas de sa robe pour dégager ses chevilles, et se mit à gravir le sentier sinueux. Tant qu'elle verrait où elle mettait les pieds, tout irait bien. Elle marchait d'un pas actif, pressée par le temps. Les muscles de ses cuisses tirèrent douloureusement tandis qu'elle entamait la montée du flanc de colline, mais elle ne voulait pas ralentir pour autant.

Pourtant, il fallut bien s'y résoudre : le crépuscule gagna rapidement les alentours et bientôt, il lui fut impossible de distinguer clairement le sol sur lequel elle mettait les pieds. Pour éviter de se blesser bêtement, Erika dut ralentir radicalement le pas, en choisissant avec prudence ce qu'elle espérait être le chemin le plus stable. De son côté, Orion semblait plutôt à son aise, et la brunette s'en voulut de leur faire ralentir le rythme ainsi. Alors elle fit de son mieux pour accélérer le pas de nouveau en mettant de côté la prudence.

Le revers ne se fit pas attendre et à peine quelques pas plus loin, son pied ripa sur une pierre particulièrement instable, la faisant glisser vers l'arrière. Avec un hoquet de surprise, elle se rattrapa de justesse au grand brun devant elle et manqua de l'entrainer dans sa chute lui aussi. Elle prit une seconde pour se stabiliser de nouveau avant de relâcher lentement son bras qu'elle avait broyé un peu fort.

"- Peut-être devrons-nous camper ici finalement", plaisanta t-elle.

Mais était-ce vraiment une plaisanterie ? Erika scruta les alentours. A cause de leur rythme ralenti, la nuit était déjà entrain de tomber tout autour, et leur situation ne faisait qu'empirer de minute en minute. La brunette s'en mordit les doigts : peut-être aurait-elle dû écouter cet homme croisé plus tôt sur le chemin. Mais Orion ne l'avait pas arrêté non plus. Il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre. Et maintenant, ils étaient dans de beaux draps. Elle soupira et reprit prudemment son ascension.

Au bout d'une dizaine de minutes, elle n'y voyait plus à trois pas devant elle. Seules les faibles lumières de Delphi scintillaient au loin, mais elles étaient encore bien trop loin d'eux. Son pied glissa de nouveau, cette fois-ci sur l'herbe qui bordait le chemin. Sans pouvoir se rattraper, elle tomba sur les genoux, une main posée de justesse devant elle pour lui éviter de tomber la face la première. Elle commençait à fatiguer sérieusement. Alors au lieu de se relever, elle s'assit dans l'herbe, vaincue.

"- Bon, lâcha t-elle, résignée. Je crois qu'on est bons pour camper ici même."

A quel moment Orion avait-il eu la naïveté d’envisager qu'Erika serait soudainement devenue de nature à prendre des décisions rationnelles et sensées ? Non, fidèle à elle-même, la jeune femme avait choisi la pire option possible. Même les miracles avaient leurs limites. Attaquer l'ascension avec la certitude de ne pas arriver au bout. Pourquoi ? Par bravade ? Rapidement, ils se retrouvèrent tous deux plongés dans la nuit sans lune. Enfin, presque sans lune. Le petit bout de croissant du dernier quartier était loin de permettre de proprement éclairer leurs pas.

Orion ouvrait la marche. Derrière lui, il entendit Erika trébucher et n’eut pas le temps de se retourner quand elle s’accrocha soudain à lui. Il n’était pas en position de la réceptionner, mais elle n’avait pas l’air de se plaindre non plus. A l’inverse, elle ne faisait aucunement signe de vouloir s’arrêter. Alors il continua, ralentissant toutefois quelque peu le rythme pour s’adapter à la cadence de la petite brune. Il avait parfois tendance à oublier qu’on avait du mal à le suivre. Une seconde fois, il entendit Erika trébucher, mais cette fois la petite brune avait fini au sol. Orion s’arrêta. Il mit un moment à distinguer nettement sa silhouette, assise dans l’herbe. Il lui prit la main pour l’examiner. Elle ne saignait pas, a priori. C’était un peu difficile à affirmer avec une entière certitude dans l’obscurité, mais il ne sentait pas d’humidité caractéristique ni d’odeur ferrugineuse sur ses doigts.

- Oui, soupira-t-il alors.

Soudain, il repensa à ce qu'avait dit Bart plus tôt dans la journée. La suggestion amusée de son camarade qu’il avait balayée d’un revers. Le gîte et son navarin d'agneau. Il poussa un nouveau long soupir. En lieu et place, il passerait la nuit à la belle étoile et avec pour tout dîner les restes du repas de ce midi, s'ils arrivaient à mettre la main dessus. Orion aurait pu s’énerver. Il aurait dû s’énerver, même. Voir rouge. II choisit pourtant de le prendre avec philosophie. Après tout, c’était son premier jour de repos – de vrai repos – depuis une durée indéterminée. Bien trop longtemps. Et on parlait d’une nuit à belle étoile, sur une arche bucolique et par un temps radieux. Le ciel était toujours aussi dégagé et, en l’absence de lune, les étoiles semblaient briller de mille feux.

Dans la pénombre, le grand brun essaya d'identifier un recoin un peu plus abrité. Il faisait encore doux mais la température ne manquerait pas de baisser de quelques degrés et, si le vent se levait, ils y seraient désagréablement exposés. Il fit quelques pas sur l'herbe, jusqu'à identifier un amas rocheux qui pouvait faire office de coupe-vent. Là, il tira une nouvelle fois la nappe de la sacoche et l’étendit au sol. Il retourna chercher Erika, qui était toujours assise à l’emplacement où elle était tombée, et l’entraîna avec lui jusqu’à la nappe. Il lui laissa la place dessus. Elle pourrait se rouler dedans si elle avait froid. Il le savait d’expérience, il n’était pas le plus dérangé des deux par l’idée de dormir dans des conditions spartiates.

Orion n’avait pas repris la parole. Non pas qu’il soit vexé ou fâché, mais il appréciait tout simplement le silence. On n’entendait que le bruissement de la brise légère dans les feuilles et les bruits de petits animaux dans la nuit. Il leva les yeux au ciel et les posa sur sa constellation éponyme. De là, il commença à les replacer les unes après les autres sur la voûte céleste. Son esprit dériva tranquillement au loin pour ne pas avoir l’occasion de s’attarder sur la jeune femme à côté de lui et le fait qu’ils étaient seuls, ensemble, loin de tous et de tout.