Dire que nous avons un problème serait peu dire.

Après cette monstrueuse soirée, j'ai tenté de d'abord rassurer le personnel qui voulait mettre les voiles !  Garder certains, non pour leur grande valeur -un domestique même le meilleur se remplace surtout avec les honoraires que nous offrons- mais pour qu'ils n'aillent lancer de rumeur ! Tout s'est finalement passé au mieux, la certitude de « primes de risque » au cas où une semblable attaque se produirait, couplée à la peur d'une belle malédiction lancée avec tout le décorum bien local du vaudou a calmé les esprits et attisé les cupidités.

J'ai dû également assigner à résidence mes deux perruches de sœurs pressées d'aller colporter dans nos cercles habituels cette tornade de corbeaux, cet esprit du loup menaçant, sans parler de la créature qui nous a ravi Kyril ! « Mais Louis ! Vous rendez-vous compte ! » Comme si je ne savais pas ! J'y ai assisté, pas planqué derrière la rambarde de l'escalier d'honneur accrochées l'une à l'autre comme si les volatiles allaient les emporter ! Il est hors de question que cette histoire s'ébruite !

J'ai répondu à ceux qui s'étonnaient de l'absence de mon assistant que souffrant il était parti se reposer dans une clinique, à mes frais... L'aspect diaphane et évanescent de celui que personne à part Tarock, Delphine et Denise n'identifie comme mon fils a rendu cette explication d'une clarté limpide. Et puis... parle-t-on plus de son secrétaire ? Il est malade, absent, j'en suis fort ennuyé car il était finalement utile... C'est tout ce qui intéresse les gens de l'extérieur... Plus le temps avance, plus je m'enferme à Swamp Domain, passionné, emprisonné par ces recherches que je sens sur le point d'aboutir ! Mais auxquelles toujours, il manque un petit quelque chose que je ne peux définir, et qui me rend fou.

Fou, Jakob lui l'est. Jamais je n'aurais pu le renvoyer dans cet état à sa mentor et maîtresse dans cet état, Marjo Paavolainen  m'aurait à juste titre demandé des comptes ! Et puis, il est habité par une Laveau ! Une Laveau qui semble se délecter à l'idée de disséquer ce pauvre homme, lui volant ses connaissances, ridiculisant son enveloppe ! Si ce n'était si préoccupant, je pourrais en rire, lui le sorcier qui se voulait si puissant, ainsi mené comme une marionnette par une femme morte il y a vingt-quatre ans ! J'en tire en fait de la fierté, je dois le reconnaître, mon jeune acolyte -il a cinq ans de moins que moi- m'a toujours exaspéré même si je dois rendre grâce à ses talents, comme magicien autant que comme trouveur de merveilles ! Mais penser dominer, maîtriser, une descendante de Marie Laveau ! Impudent Européen !

Il est là, à délirer, à ânonner des stupidités, ou plutôt, à étaler son savoir par sa voix, mais avec les intonations de la grande dame que j'ai côtoyée enfant. Elle avait presque cinquante ans à ma naissance et bannie de son coven se voyait privée de son don ! Une situation qu'elle vivait au plus mal, hargneuse, exigeante, aigrie. Elle l'a retrouvé d'étrange manière lorsque ma sœur Denise a eu l'outrecuidance de nous ramener un clampin sans le moindre savoir, ramassé dans une soirée mondaine stupide, et attiré par le luxe du domaine ! Je n'ai pas eu à m'en mêler, Aimée alors presque mourante a investi le corps de ce malheureux coureur de dot. Elle s'est complu quelques heures dans un corps jeune qui lui promettait encore au moins soixante années d'existence mais qui n'a pas supporté la possession ! Double drame, ma sœur en larmes perdant son fiancé, et mon aïeule furieuse, décédée peu après ! De ce jour, Aimée a hanté les couloirs et les environs de Swamp Domain, en chasse, à la recherche de l'enveloppe qui lui permettrait de jouir de son don retrouvé et d'une nouvelle vie.

Kyril est arrivé, puis, arraché de force par ce maudit chaman, Jakob s'est trouvé là ! Il paye le prix... et moi aussi, car outre le fait que je le supporte jour après jour plus volubile et désordonné, je ne trouve pas comment renvoyer ma grand-mère dans la tombe, le temps qu'on lui offre un réceptacle plus digne d'elle !

« Veuillez ne pas prêter attention à ces élucubrations, merci. Je suis à peu près sûr qu'elle est juste en train de vider mes bibliothèques mentales pour s'amuser à mes dépens, et peut-être aux vôtres.. Rien qui vous intéresse, dans tout ça. » écrit-il ? Mais au contraire, la bibliothèque qu'elle ouvre est fort intéressante... Elle est obnubilée par les canidés ?

Des chiens ? Des loups ? N'est-ce pas un simulacre de chien qui m'a volé le sang de mon sang ! Et un loup spectral qui l'a appuyé, jouant d'une magie que je ne maîtrise toujours pas et non seulement ne maîtrise pas mais surtout ne comprends pas ! On ne peut contrer l'inconnu, il me faut saisir au moins superficiellement pour combattre... Des nuées d'oiseaux, des animaux fantômes ou humanisés, et ce bruit de fond, je m'en souviens encore... un tambour, lent, des battements de tambour qui se muaient en battements de cœur, figeant tous ceux qui auraient voulu aller de l'avant ! J'ai cherché depuis, cherché, mais le chamanisme -je suis certain qu'il s'agissait d'un chaman- est peu documenté dans nos contrées. Et je ne peux laisser cet imbécile seul avec Aimée ! Il est plus résistant que le fiancé de ma sœur, mais quand elle aura dévoré toute son essence vitale, qu'en restera-t-il ?

Je me sens vieux, impuissant, solitaire. Je suis privé de mes deux appuis les plus utiles, Tarock et sa science que s'approprie Aimée, et Kyril. Je ne mesure qu'aujourd'hui le réservoir de puissance qu'était ce garçon qui a force de me permettre de puiser en lui s'étiolait comme une fleur qui fâne. Il faut croire que nous, les Laveau, ne maîtrisons pas nos ardeurs, Aimée tue Jakob à petit feu, et j'ai manqué vider Kyril de son pouvoir plutôt que l'instruire pour qu'il l'utilise !

« Mais quelques heureux collectionneurs prétendent encore en posséder...A quoi un tel élevage pourrait-il être utile, dites-moi ? Pour qui saurait puiser dans sa magie ancestrale... quel pouvoir cette personne pourrait-elle acquérir ?" »  Je lève la tête, elle parle d'un chien, un chien disparu couplé à des loups ? Un chien étrange et porteur de magie ? Mais cet imbécile ne voit-il pas ce que cela représente ? A-t-il déjà oublié ?

« Aimée sait parfaitement ce qu'elle cherche Tarock ! Au lieu de résister et de vous épuiser, secondez-la donc ! » Seconder ? Ce cuistre outrecuidant connaît-il seulement le terme ? J'en doute.

"Je ne vais pas seconder une pillarde qui cambriole mon savoir."

Qu'il est étrange de voir ses phrases s'aligner sur le papier, comme un dialogue de film auquel manqueraient les répliques, le dialogue d'un fou qui divague seul face à son miroir... Pourtant il y a du monde dans cette maison. Toutes sortes d'habitants avec lesquels interagir. Et Tarock n'est pas prisonnier. Plutôt un hôte qui n'est pas en état de rentrer chez lui, comme s'il avait trop bu et racontait n'importe quoi en attendant que le sommeil le rattrape, incapable de maîtriser ses propres mots. Dire qu'il tenait si bien l'alcool ! Cette perte de contrôle ne lui était jamais arrivée, qu'il se souvienne.

"Le petit chien pour maîtriser le grand chien. Le grand chien pour capturer le loup. J'ai dit loup ? Les nuées d'oiseaux, tout ce qui erre, le souffle du vent. Une porte en direction des vastes forêts du chamanisme, des ressources infinies dans lesquelles puiser. N'est-ce pas intéressant ?"

Tandis que sa voix divaguait, le nécromancien rédigeait rapidement quelques lignes qu'il tendit à son comparse, pour tenter d'avoir une conversation cohérente. Sa raison peinait à suivre ces deux lignes de pensées à la fois. Il aurait aimé qu'elle le laisse en paix quelques heures, au moins le temps de reprendre des forces, mais visiblement ce n'était pas à l'ordre du jour... Tout cela lui rappelait les temps impitoyables de sa formation, quand la grande Marjo le tourmentait de ses exigences universitaires et lui faisait entrer des encyclopédies entières dans le crâne. Il en sortait fier comme le coureur de Marathon, et à peu près aussi exténué.

"Il n'y a pas de petit chien. Pour parler clairement : Cresus Selmann n'a pas pris part au programme de reproduction."

"Si... il y en a un."

Elle commençait à lui couper l'herbe sous le pied, du tac au tac, chantante comme une gamine qui a le dernier mot. Tarock abandonna la lutte et la laissa bavarder, appuyant sa tête contre le dossier de son fauteuil en cherchant un appui physique, sinon mental. Son regard errait dans le vide, poursuivant des chimères, tandis qu'il s'horrifiait vaguement des phrases que sa bouche prononçaient.

"Devinette : vous pensiez qu'il n'aimait que les mâles. Nuance : il ne touchait qu'aux hommes, en vérité. Trouvez un homme qui ne soit pas mâle. La petite erreur sera à ses côtés."

Tout cela allait beaucoup trop loin pour lui, et pour sa vision quelque peu étriquée des rapports humains. Sa compréhension de la chose s'était arrêtée à son mariage et il en était tout à fait satisfait (de la compréhension plus que du mariage). Il avait toujours été vaguement dégoûté à la pensée de ce que faisait Cresus quand il ne le surveillait pas. Mais après tout, c'est de bonne guerre quand on force un homme à vivre comme un chien : il suffisait de ne pas regarder dans cette direction, de ne jamais y penser, et de se dire que c'était sa nature perverse. L'infériorité d'un inférieur était merveilleusement facile à accepter, comme concept abstrait.

"Absurde ! Et je ne vais certainement pas m'intéresser aux débauches contre-nature d'un domestique ! Nous avons de plus importants travaux à mener !"

Homme de livres avant tout, rat de bibliothèque, mais certainement pas détective de terrain. Elle l'a laissé écrire cette fois, et il sent cette présence qui lit chaque mot ajouté, comme si une sorcière penchée sur son épaule entortillait ses cheveux du bout des doigts en soufflant délicatement sur sa nuque. Une expérience qui n'a rien de séduisant, étrangement. C'est glaçant. Elle est morte. Et sa mort le contamine. Il n'est pas du genre à appeler à l'aide, dieu merci, et jusque dans ce qu'il écrit, se manifeste une personnalité encore bien vivante et intacte : l'aristocrate dédaigneux qui regarderait de haut jusqu'à la guillotine.

"Le vaudou, c'est le chamanisme en dentelles. Les forces naturelles enjolivées de culte des ancêtres, pour le prestige, pour la galerie. Ne renions pas les racines de ce qui nous fascine... mon cher Tarock."

S'entendre prononcer son propre nom ainsi le dégoûte au plus haut point. Il a presque la nausée, et ramène autour de ses épaules une couverture qui lui donne, pour le coup, réellement l'air d'un vieillard. Il est nécromancien ! A ses yeux, le vaudou, qu'il étudie soigneusement certes, n'est qu'un moyen d'explorer l'au-delà, comme aurait pu l'être n'importe quelle autre spécialité occulte : l'hermétisme égyptien, le christianisme de Dante... Ce qui le fascine n'est pas ce côté de la médaille, brillant, vivant, animé de mille petites âmes joyeuses, c'est l'envers ! Les racines comme elle le dit, le monde du dessous, celui qui boit le sang des blessés... Elle semble savoir des choses qu'il ignore, des passages entre les deux dimensions dont il ne soupçonne pas l'importance. Ce serait naturel, puisqu'elle les a empruntés.

"Louis, sur quoi travaillait-elle ? Que savez-vous ?"

J'ai hésité... Longuement. Mais rester aurait été « marquer » Cresus plus encore ! Sa présence, son aura si particulière est traçable par celui qui lui a jeté cette malédiction, à n'en pas douter cet odieux Tarock qui s'estime son « propriétaire », mais moi à côté ! C'est pire qu'une trace, c'est baliser le chemin pour qu'on nous retrouve... Alors la mort dans l'âme, j'ai pris sur moi de repartir, il est entre de bonnes mains, le loup -loin là-bas, sans doute dans leur pays tout en haut du monde-, et Ben qui nous a retrouvés. Qu'il l'ait fait d'ailleurs m'a conforté dans mon idée... Non pas que je considère Ben Jensen comme un imbécile et que j'aille me dire que si lui l'a fait, tout le monde le peut ! L'oiseau est loin d'être idiot et il nous a découverts en se fiant à l'instinct qu'ont tous les métamorphes quand il s'agit de pister un des leurs... Mais si lui l'a fait, sans pouvoir magique autre que le fait de pouvoir changer de peau, alors à plus forte raison Louis-Marie ou Tarock le pourront ?

Est-ce sûr ? Non. Ils m'ont à leurs côtés chaque jour depuis des mois et ni l'un ni l'autre n'a détecté ce qui faisait ma « différence ». La nature animale de Cresus ne leur est donc pas  aisément détectable, par contre, la magie qui le tue doucement si ! Enfin le tue... j'ai longuement pleuré sur son corps. Par nécessité, et par émotion, il me fallait mes larmes, pour contrer cette magie noire justement... Un sorcier sombre qui pleure de la lumière et de la vie ? Voilà ce qu'Aimée -elle- avait trouvé.

Le chamane loup aussi. Qui est-il ? Il a juste dit « Valravn », le Valravn est un animal mythique, un loup à tête et ailes de corbeau qui va chercher les morts sur les champs de bataille pour les guider jusqu'au Walhalla ?  Et encore, quand je dis qu'il a parlé, c'est sa pensée qui est venue à moi, je pense que là-bas, il est animal, comme moi je l'ai été pour tenter de ramener mon chien sous l’œil ébahi et envieux de Benedikt. Envieux ? Pourquoi ? Son oiseau de proie lui peut voler sans attirer l'attention ? Moi... un phénix dans le ciel de Louisiane ? Allons-donc ! Mais il est sûr que ni Louis-Marie ni Tarock ne m'ont percé à jour, et s'ils savent qui est Cresus c'est qu'il s'est montré en chien.

Je marche donc d'un pas que je veux assuré bien au milieu de l'allée couverte d'arbres centenaires aux allures de spectres tordus qui mène à Swamp Domain. A la maison, ma maison ? Je ne l'ai jamais sentie ainsi, pourtant j'y habite depuis plus d'un an désormais ? Elle aussi  est ancienne et sombre malgré la blancheur qui l'habille de l'extérieur.  J'ai pris garde de chasser de ma mémoire immédiate toute allusion à Cresus ou à Jensen. Il a dit « Dara est parti chercher, chasser », chasser quoi ? Il n'est plus là ? Où est-il parti ? Qu'a-t-il en tête ? Dara est encore un autre mystère... Un vivant qui doit boire du sang pour se maintenir en vie ? Se maintenir en vie ? Ou mourir mieux ? Je n'ai pas cherché quand on m'a demandé d'amener Dara pour dîner. Je ne creuse pas assez quand j'obéis à un ordre ! En tout cas, ce qu'il poursuit, ou le blond l'ignore ou il ne veut pas dire, et j'ai eu l'occasion de vérifier que si Ben Jensen ne veut pas dire, rien ne peut lui arracher ce qu'il sait.

Il semble s'être remis assez vite du sort que je lui ai lancé et qui je m'en suis excusé a failli le tuer ! Mais aussi, il m'avait menacé. Je vais devoir vraiment apprendre à sérier les menaces et à ne plus répondre « du tac au tac » en dévoilant à la fois ma magie et ma puissance incontrôlée.

Cresus... Je l'ai oublié. J'ai réussi à ordonner à mon cerveau de l'oublier et de ne surtout pas l'associer à la chose qui m'a emporté loin du domaine. J'ai été kidnappé par un chamane sombre, un manieur de corvidés, présent sous la forme d'un loup spectral et qui contrôlait un ersatz de chien dressé sur ses pattes arrières. Cresus n'était pour rien là-dedans, il n'était même pas présent ! Envoyé à la niche par son maître, en bon canidé il y est resté. Je ne suis pas du tout certain que si mon père ou Jakob Tarock se mêlent de me sonder ma version tiendra, mais comme Ben je ne dirai rien que je ne veuille dire ! Qu'ils ne se fient pas à mon aspect gracile et docile, je suis capable de me défendre, Aimée l'a appris à ses dépens.

J'arrive dans un silence de mort. Les corbeaux ont cassé des vitres et mis à mal certaines cloisons. Dehors, il n'y a que le jardinier à moitié sourd qui me regarde avec les yeux qui lui sortent des orbites. Je sais, je dois présenter plutôt mal, mes vêtements ont été labourés par les griffes du chien garou, je suis sale, mes chaussures sont lourdes de boue. J'ai probablement l'air épuisé aussi, je me suis interdit de voler et ai parcouru une longue route, en faisant du stop, expliquant que j'avais eu un accident et devait rassurer mes parents... en Russie, il est presque sûr que personne ne m'aurait ramassé, ici, les gens sont avenants, ils se sont même inquiétés « Vous ne voulez pas plutôt que je vous dépose aux urgences ? », non merci...

«  Est-ce que le docteur est là ?  »

L'homme me fait plusieurs « oui » de la tête, apparemment épouvanté, avant de disparaître dans une cabane à outils. Je sonne et pousse la porte, elle n'est jamais fermée à clef, le majordome manque lui aussi avaler sa glotte... Sans dire un mot je vais vers le salon où j'entends des voix.

 « Louis, sur quoi travaillait-elle ? Que savez-vous ? »

« Bonjour.  »

 «  Je ne vais pas seconder une pillarde qui cambriole mon savoir. »

Il commence à m'indisposer avec sa morgue et son déni !

Cette « pillarde » est mon aïeule ! Et elle n'était pas n'importe quelle sorcière de pacotille ! SON savoir ! Mais ne voit-il pas qu'elle y puise ce que lui n'a jamais été fichu d'exploiter ! J'ai une pensée fugace, et si les femmes avaient en sorcellerie plus de prédispositions que les hommes ? Si plutôt que moi, ma mère avait dû offrir au vaudou une des jumelles, ou les deux ? Il faut vraiment que je sois perturbé pour me remettre en cause, mais le flot de paroles déversées par Jakob habité par Aimée ! Alors que Kyril paraissait capable de la museler ?

J'ai une pensée pour Kyril, je ne l'ai pas retrouvé !

Mon unique héritier puisque mes aînés ont fait sécession, rendus au chamanisme de leur mère ! Le chamanisme ? Une vague d'horreur me parcourt, je n'ai quand même pas eu face à moi les enfants de ma défunte femme ? Je suis tiré de mes contemplations par la voix de Tarock en version « Aimée »...

- Le petit chien pour maîtriser le grand chien. Le grand chien pour capturer le loup. J'ai dit loup ? Les nuées d'oiseaux, tout ce qui erre, le souffle du vent. Une porte en direction des vastes forêts du chamanisme, des ressources infinies dans lesquelles puiser. N'est-ce pas intéressant ?

 «Il n'y a pas de petit chien. Pour parler clairement : Cresus Selmann n'a pas pris part au programme de reproduction.»

- Si... il y en a un.  Devinette : vous pensiez qu'il n'aimait que les mâles. Nuance : il ne touchait qu'aux hommes, en vérité. Trouvez un homme qui ne soit pas mâle. La petite erreur sera à ses côtés. 

Je reste abasourdi, Aimée va trop loin, un homme qui ne soit pas mâle ? Ce dégénéré d'Européen n'a quand même pas de castrat sous la main ? Quel petit chien ? Quel grand chien ! Qu'est-ce que le loup vient faire là ? Jeremy et Reyna étaient sorciers de l'air, comme leur mère, cette femme sublime que je voulais et veux toujours ramener parmi nous, pour qu'elle prenne conscience de l'erreur qu'elle a faite en me quittant et en refusant que j'instruise nos enfants dans l'art suprême ! Chamanes ! Il n'y a pas de chamanes parmi les Laveau, ni les Paris d'ailleurs, tout cela n'est qu'un patronyme, nous sommes frères... Pourtant que dit Aimée ?

- Le vaudou, c'est le chamanisme en dentelles. Les forces naturelles enjolivées de culte des ancêtres, pour le prestige, pour la galerie. Ne renions pas les racines de ce qui nous fascine... mon cher Tarock.

Je ne peux m'empêcher d'être interloqué ? Je n'ai jamais connu de prêtresse vaudou, ni de prêtre, qui donne dans le chamanisme ?

Aucune ? Peut-être la vieille Marge, celle qui est morte de façon étrange et se disait « herboriste » ? Personne n'a jamais pris son don au sérieux, elle faisait partie du folklore de la Nouvelle Orléans, recevait des touristes auxquels elle vendait des élixirs  d'amour et autres sottises !

Toutefois, elle est morte l'année où Dara Oviedo a emménagé chez son calice, le rapace. Ils étaient voisins, il a eu le temps de la consulter à ce que Kyril avait trouvé, avant qu'on ne la découvre elle-même vidée de son sang et entourée d'étranges signes tracés sur le sol, rien de vaudou, mais rien de connu non plus ! Avais-je raison de m'enquérir de cet étrange garçon ? J'en reviens à Tarock qui me tend un papier, un de plus !

 « Louis, sur quoi travaillait-elle ? Que savez-vous ? »

Je m'apprêtais à répondre, quand une voix me fait me retourner.

« Bonjour.  »

Kyril !

Je me lève en hâte -trop de hâte même je dois penser à mon âge- Kyril ! Et dans quel état ! J'en oublie Tarock et son hôte bruyante, sa question, sa présence ! Kyril ! Au moins, il a survécu, je me précipite, sonne le majordome, appelle mes sœurs ! Et j'entends mon fils... Il a vu le papier ? Comment ? Je regarde le jeune homme roux qui a rougi sous mes regards ? Je n'ai jamais remarqué qu'il voyait si loin ? Ou bien lit-il dans les pensées ? Jamais cela n'a été évoqué au cours des leçons reçues par lui ? Il m'a parlé de son don avec le sang qui lui empoisonne la vie, mais ... Peut-être ne s'en rend-il pas compte lui-même ?

« Aimée ? Comme nous tous, elle cherchait l'immortalité. »

"Je refuse d'être immortel dans ces conditions."

Cette phrase inflexible et sinistre est la dernière que Tarock inscrive sur le papier. Aimée est libre d'occuper son corps ou d'évoluer alentour, légère et invisible comme un parfum d'encens ; et la présence de Kyril semble la placer dans un certain état d'agitation. Essaie-t-elle de se faire une place dans le crâne du jeune homme, ou simplement de l'observer de près, plongeant son regard immatériel jusqu'à la composition de ses molécules ?

Le même état d'agitation qui s'est emparé du pauvre vieux père bouleversé, à le voir Tarock aurait presque de la peine. Mais il est trop soulagé d'être pour un instant libéré de ce jeu cruel, qui faisait de lui une marionnette. Il sait que ça ne durera pas, mais c'est plus fort que lui, il profite. Sa prestance se rétablit en quelques secondes et il salue le jeune homme d'un signe de la tête. Eh bien, il n'était pas parti très loin ! C'était à supposer. La magie rappelle à elle ses étudiants, c'est une drogue autant qu'une vocation. Lui-même n'a jamais pu s'en écarter bien longtemps, alors qu'il aurait pu mener une existence tout à fait confortable en se contentant d'être un auteur reconnu. Puis il relit ses notes avec une grimace sur le visage, choqué d'être apparu aussi perdu et angoissé.

"...De toute façon ça ne marcherait pas. Elle ne peut se maintenir simplement en habitant des corps comme le mien, elle ne fait que les détruire à petit feu."

Sans commentaires, merci. Il n'est pas le plus vieux dans cette pièce de toute façon. A grands pas, il va s'emparer d'un livre sur une étagère. Les arbres généalogiques de sorciers ne sont pas fondés sur le sang, du moins pas celui qui se partage au cours de l'enfantement. Ils sont basés sur les relations de maîtres à élèves. Et que Louis-Marie ne vienne pas lui faire des caprices sur les grimoires personnels auquels il peut avoir accès ou non ! Lui-même est une bibliothèque ouverte à toutes les questions depuis qu'il est possédé. Tout au fond, il est reconnaissant à son vieux complice de ne pas en avoir davantage profité. Il aurait été facile de lui faire raconter les secrets de son Coven...

Ah, voilà ! Leur arrivée sur le territoire. Les fameuses origines françaises. La ligne qui relie Louis et désormais Kyril à ces voyageuses mystérieuses est un ruisseau doré et limpide, qu'aucune influence extérieure ne semble être venue contrarier. Mais on ne la lui fait pas, à lui. Ses études ne peuvent le laisser accepter cette simple vérité sans lui jeter au visage les origines africaines de leur art. Une présence invisible dans le sillage des voyageuses, comme ce fantôme à leurs côtés en ce moment. Une petite voix à leur oreille, dont les suggestions puisent dans des eaux ancestrales que tous les exils, toutes les tortures, n'ont pu faire taire. Oh, c'est vrai qu'il était en conversation.

"...Elle ne peut habiter un corps déjà modelé et altéré par tant d'expérience de la vie. Vous-même, Kyril, vous avez déjà trop souffert et trop appris pour l'abriter. Vous êtes... une clé, plutôt. Et puis, elle semble avoir une idée derrière la tête."

Une autre page fait état de ces sublimes dames de Versailles, un peu empoisonneuses sans doute, liées par l'apprentissage aux grands alchimistes d'Italie, cette même cour des Borgias aux messes clandestines dont Marjo Paavolainen se réclame comme de ses ancêtres spirituels. Une tradition qui plonge ses racines dans les arcanes mystérieuses du Moyen-âge et au-delà, dans la nuit des temps.

Là encore, les choses sont écrites aussi directement et clairement que des praticiens des ténèbres peuvent se le permettre ; mais qu'en est-il de l'autre branche, celle des nourrices sans noms, des servantes et des cuisinières, des femmes de chambre et des vendeuses de fleurs du coin de la rue, qui ont instillé leurs propres rituels ? Et ceux-là étaient chamaniques. Aimée a lu dans l'âme de Tarock sans gêne ni pudeur aucune, mais il lui a rendu la pareille, dans la faible mesure de ses moyens ; dans ses centres d'intérêts, dans ses réactions. Il tourne encore une page.

La lignée, l'enfantement, la transmission, voilà le coeur de leur problématique, la force qui selon la Bible fait que l'être humain a cessé d'être immortel : parce que son côté animal réclamait de se reproduire.

"C'est une sorcière à l'ancienne, si je ne me trompe ; ce qu'il lui faut, c'est un sacrifice d'enfant. Mais laissons cela. Dites-moi, Kyril, comment va mon pauvre Cresus ?"

 « De toute façon ça ne marcherait pas. Elle ne peut se maintenir simplement en habitant des corps comme le mien, elle ne fait que les détruire à petit feu. »

C'est bien là ce qui la dérange. Elle détruit les corps mortels, comme le temps a détruit le sien. C'est ainsi qu'elle m'a habité, et qu'elle rodait autour de Dara Oviedo... Une part de nous est immortelle, elle cherche comment la « déclencher », comment y avoir accès et se l'approprier. Il est déplaisant, mais savant je ne peux le dénier, et malheureusement intelligent. Louis-Marie aussi mais lui, j'ai la chance que notre sang commun l'aveugle. Il est persuadé qu'elle cherche à perpétrer sa lignée, alors que le demi-vampire que je lui ai apporté, drogué et ficelé, aurait tout aussi bien convenu, si elle avait percé à jour comment il vivait malgré la mort qui coulait dans ses veines.

 «  ...Elle ne peut habiter un corps déjà modelé et altéré par tant d'expérience de la vie. Vous-même, Kyril, vous avez appris pour l'abriter. Vous êtes... une clé, plutôt. Et puis, elle semble avoir une idée derrière la tête.  »

Bien sûr elle en a une. À lui, elle a tenté de dérober son savoir, et il a eu la chance que je réapparaisse sinon une fois tout l'utile exploré, toutes les capacités intellectuelles de son hôte bassement volées, elle aurait en effet laissé une pauvre enveloppe  vide, cherchant encore et encore un corps à sa mesure. Moi, elle ne veut pas ma puissance, je la tiens d'elle et la maîtrise fort mal, elle veut... tout autre chose. Ce qui fait de moi un mystère.

« Une clé ? En quoi voulez-vous qu'il soit une clé ! Il est le sang de son sang ! La magie se transmet de maître à élève certes, mais elle n'apparaît pas n'importe où ! Kyril est son héritier ! Le réceptacle de ce qu'elle a été ! »

Mon père s'anime. Comme toujours, il contredit de son mieux Tarock, je ne les connais pas depuis longtemps mais j'ai le sentiment que ce type de relation est le moteur de leur amitié. Car il ne faut pas s'y tromper, aussi arrogants, imbus d'eux mêmes, méprisants, plein d'une morgue compatissante qu'ils soient l'un envers l'autre, ils s'apprécient. Louis n'a pas porté assistance à Jakob uniquement parce qu'il avait été possédé par son ancêtre et sur ses terres, si la fille de cuisine qui paraît si réceptive avait servi de corps à Aimée, il n'aurait eu pour cette pauvre femme aucune pitié et l'aurait observée comme un sujet d'expérience à sa disposition. Avec son acolyte, il a non seulement pris des gants mais a tenté de le « débarrasser » de l'encombrante aïeule.

 « ... ce qu'il lui faut, c'est un sacrifice d'enfant... »

Louis sursaute. Il s'anime !

« Le sang prime ! La magie est liée au sang... Un sacrifice d'enfant ? Pourquoi ? Nous avons essayé... »

Il me regarde, cherchant mon approbation... Oui, nous avons essayé ! Je revois cette pauvre mère choisie avec soin parmi les sans-abris de la Nouvelle-Orléans. Elle a payé de sa vie le sacrifice de son nouveau-né.  En suis-je plus ennuyé que cela ? Je le devrais, c'est moi qui l'ai attirée ici lui faisant miroiter un toit et peut-être un emploi...Je n'ai pas eu de pitié, quand le prix du sang est demandé, je n'en ai pas, la sorcellerie s'impose à moi, me submerge, je perds mon humanité qui je l'avoue n'est pas autrement développée.

Je n'ai connue de sympathie, d'empathie que rarement. Je cherche dans ma mémoire les quelques êtres qui sont parvenus à m'attirer et à me faire m'oublier en leur faveur... La conclusion que j'en tire me  surprend moi-même avant que je ne la trouve logique. Tous étaient métamorphes !

« Nous avions cru comprendre qu'elle voulait un nouveau corps nous aussi... »

Elle ne veut pas un « nouveau » corps, elle en veut un qui se régénère, à l'infini ! Elle veut ce qui semble m'avoir été donné, ce que Dara possède...

Je repense au Loup là-bas... Est-il mortel ? J'ai senti en lui un poids ancestral, qu'est un chaman ? J'ai lu qu'ils se transmettaient le savoir, qu'ils pensaient renaître après une « atomisation » dans... je ne sais pas ? Une sorte d'universalité ?

Comme par un fait exprès, Tarock me conforte dans mon errance.

 «  Dites-moi, Kyril, comment va mon pauvre Cresus ? »

J'ai en me retournant un sourire surpris dans le regard. Je n'aurai pas à mentir, que croit-il donc ? Que ma jeunesse va lui permettre d'entrer en moi ? Seul Dara Oviedo est parvenu à lire, je pense qu'il le fait avec chaque être humain rencontré, sorcier ou pas.

« Je l'ignore Monsieur, je ne l'ai pas revu depuis ce... dîner mouvementé. »

C'est vrai, je n'ai pas revu Cresus, l'entité qu'il est -ou était peut-être a-t-il recouvré son aspect humain en compagnie de Ben- n'était pas Cresus.

 « Dites-moi, Kyril, comment va mon pauvre Cresus ? »

C'est bien le moment de demander des nouvelles de son chien ! Je m'arrête net, son chien ? En quoi a-t-il compris qu'Aimée veut un sacrifice d'enfant ? Du moins d'enfant humain ? Elle ne parle que de chien et de loup ?

Jakob Tarock a écrit:

- Le petit chien pour maîtriser le grand chien. Le grand chien pour capturer le loup. J'ai dit loup ? Les nuées d'oiseaux, tout ce qui erre, le souffle du vent.
 «Il n'y a pas de petit chien. Cresus Selmann n'a pas pris part au programme de reproduction.»

« Kyril ! Où est ce Cresus ? Le sais-tu ? » Mon fils répond à Tarock au moment même où je pose ma question « Je l'ignore Monsieur, je ne l'ai pas revu depuis ce... dîner mouvementé. »

« Vous êtes un imbécile Tarock ! C'est ce type, Cresus Selmann la clé pas Kyril ! Il faut le retrouver, pourquoi diable l'avez-vous chassé ? »

Il parle depuis des jours par la voix d'Aimée et n'a pas été fichu de comprendre ? Bien sûr, il y a des chiens et des loups partout dans cette histoire ! Des chiens-garous, un loup spectral ! Elle semble relier les corbeaux aux loups ? Le chamanisme ? Je ne connais rien au chamanisme ! Pourtant il est en effet à l'origine de notre art, le vaudou est avant tout issu de populations chamaniques.

« Aimée ? Comme nous tous, elle cherchait l'immortalité. »

Je ne suis pas certain que je voulais le dire à Tarock, mais c'est fait, je me demande encore comment il a lu la question écrite à cette distance ? Je me dis tout à coup que je ne sais rien de Kyril ? Il est discret et obéissant, à la limite de la soumission, mais cela lui permet de se taire -à l'extrême- et qui sait de mentir ? Que sait-il au juste ? De ce qu'Aimée cherche ? Elle l'a investi des mois durant ? Lui ne parlait pas par sa voix, il a eu la force de lui résister, de la maintenir dans la mort tandis que Jakob !

J'avoue que d'avoir vu mon compagnon de si longue date aux mains de ma grand-mère m'a procuré un grand plaisir une fois que j'ai encaissé l'humiliation qu'elle l'ait choisi lui plutôt que moi. Mais elle savait ce qu'elle faisait ! Lui aussi a tant de secrets qu'il garde, c'est un puits de science mutique. Et puis, l'habiter lui me permettait à moi d'entendre et de comprendre ! Elle lui a laissé juste assez de lucidité pour qu'il analyse avec moi ce qu'elle sortait de sa mémoire... Reste à savoir si elle a tout dit elle aussi ? J'ai peur que dans cette famille, la dissimulation et le mutisme ne soient chose courante, après tout, je ne dis pas tout ce que je fais ou pense à Kyril ? Encore moins à mes deux dindes de soeurs !

Des chiens ? Des loups ? Un sacrifice de chiot ? Je ne comprends rien à rien, c'est totalement délirant, mes recherches à moi portaient sur le sang, c'est pour cela que j'avais... convié Dara Oviedo à ce dîner. Est-ce que sa présence a déplu à Aimée ? Elle n'a pas approché de ce garçon me semble-t-il ? Pourtant, les travaux de l'aïeul Oviedo rejoignaient les miens ?! Le sang ! Pas des chiens ?

J'ai fait fausse route ?

« Kyril ! Il faut trouver ce Cresus ! Tu lui plaisais à ce que j'ai compris ? »

Je vois mon fils avoir un haut le cœur, je comprends, je viens de lui rappeler qu'il plaît à un homme ! Un Laveau homosexuel ? Il me semble que depuis la naissance de la grande Marie, on n'a jamais recensé cela dans les annales familiales ? Je ne demande pas à Kyril de se prêter au jeu, juste d'user de son charme pour attirer cet homme, enfin ce … chien. J'avoue être comme Tarock, ce type de mœurs me dégoûte, nous sommes certainement formatés par notre génération... Pourtant j'ai eu à ma table le vampire et son calice ? Et je jurerais qu'ils sont plus que cela ? Mais le jeune Oviedo a de la classe et de la retenue, il ne salive pas devant son Ben comme Selmann devant la jeune rousseur de mon bâtard !

« Tu as bien ramené Oviedo ? Ça ne doit pas être impossible d'attirer ici un chien fugueur ? Quand tu seras remis bien sûr ! »

Je viens de réaliser qu'il est là devant nous, couvert de boue qui cache peut-être des blessures, visiblement épuisé, plus maigre encore qu'à l'habitude. C'est avéré, l'amour paternel passe après ma mission sur cette terre ! Je lui dois quand même de m'intéresser un peu à lui ?

« Raconte-nous. Que s'est-il passé quand cette bête t'a emporté ? Comment lui as-tu échappé ? »

Kyril est un sorcier, un sorcier prometteur... Mais la créature qu'il a suivi malgré lui n'est pas qu'un métamorphe, il y avait là-dedans de la magie...

Un rire amer s'empare du romancier épuisé. S'il n'avait pas déjà eu des cheveux blancs avant cette aventure, elle y aurait suffi. Est-ce le manque criant de diplomatie, caractéristique de son vieux complice, qui l'amuse ainsi, d'un amusement sans joie ? Non, il le sait, elle s'infuse à nouveau dans ses veines, il ne sera plus qu'une marionnette tant qu'elle ne l'aura pas relâché. Et c'est elle qui rit par sa bouche. Elle ne le lâchera pour de bon qu'au jour où elle aura sucé la dernière goutte de son sang, la vieille sangsue au visage de sirène...

"Vous ne sauriez pas voir une clé d'or en flammes si je l'agitais devant votre visage."

Il reprend le crayon, essaie d'écrire, le laisse retomber. Lui qui s'était mis debout pour fouiller dans les vieux grimoires, selon son habitude, regrette cette audace. Il n'a pas même la force de regagner son fauteuil, pas question qu'il chancelle ou même s'effondre devant eux. Au lieu de cela, il s'adosse au mur de livres. Si seulement il pouvait y puiser un peu de son énergie d'antan... Les yeux clos, il récite à la façon des oracles antiques, sans contrôle sur le venin qu'il crache ou sur les prédictions qu'il dispense :

"Rien ne sert de capturer des bêtes si vous n'avez personne à qui les confier. Vous n'allez pas monter leurs têtes sur les murs... Elles se confient d'elles-mêmes à votre perle rare. Vous avez créé quelque chose de magnifique et vous ne le voyez pas. Vous ne voyez que la porte, la porte, la porte et vous laissez tomber la clé."

Elle parle si vite, à en faire tourner la tête, comme une sorcière dans une tornade. Elle a remplacé jusqu'à ses émotions, Tarock se sent glisser doucement vers la non-existence. Ce n'est pas lui qui se moque des errances de Laveau et le conseille d'un air moqueur, ce n'est pas lui qui évoque ces images aussi bondissantes et flottantes que les délires de ces oracles païennes, qui chantaient autrefois au-dessus des fumerolles et s'intoxiquaient de leur poison. C'est sa voix mais ce n'est pas lui. Que reste-t-il de lui ? Une coquille vide. Des souvenirs pillés. Et l'envie de se dégager du piège qui l'étouffe, l'envie indistincte et animale, à peine active, qui se débat dans un coin sans attirer vraiment l'attention de personne.

Son corps, lui, est secoué d'une vie nouvelle. Le pantin pendu à un fil invisible marche à grands pas dans la pièce, ses longs membres articulés dans une macabre pantomime. Puis, revient se placer, précisément au même endroit. C'est un jeu, tout est un jeu, il le sent, elle ne le dit pas mais elle le pense : pour elle, tout cela est un jeu dont elle a déjà la solution.

"Prenez soin de votre enfant. Regardez-le réellement. Dans nos enfants chantent tous nos ancêtres, et tous leurs yeux sont des portes vers le passé comme vers l'avenir. Vous voulez faire les poches des passants ? Intéressez-vous à ce que vous y trouverez, pas à ce que vous aimeriez y trouver. Mieux : intéressez-les à ce qu'ils pourraient trouver chez vous. Offrez, offrez - et alors vous pourrez prendre. A un maudit, offrez la rédemption : que déclenchera sa malédiction, si son maître meurt sans lui avoir accordé son pardon ?"

A nouveau, un répit. Tarock se laisse glisser à terre. Assis comme un homme ivre au pied d'un mur, il dévisage les deux rouquins qui cohabitent si difficilement. Il fatigue... Elle prend un malin plaisir à l'user comme une chandelle noire. Les chiens ne font pas des chats.

"Je propose un philtre de vitalité." Il lève sa main et s'aperçoit qu'elle tremble. Retire son alliance. Le chaton serti d'un rubis presque noir tourne et révèle un petit réceptacle, empli d'une poudre aux teintes d'ivoire, qu'il referme aussitôt, de peur de tout renverser. "A diluer dans une carafe d'eau claire. N'ayez crainte... aucune accoutumance," ajoute-t-il avec un sourire amusé. Il pourrait encore être objet de méfiance, et cela, c'est une preuve de vie.

 « Vous ne sauriez pas voir une clé d'or en flammes si je l'agitais devant votre visage.»

La formulation me heurte. Les flammes, l'or, et je l'avoue la notion de clé. JE ne suis pas une clé ! JE me refuse à finir à demi-disséqué -si ce n'est complètement- pour qu'on trouve en moi ces larmes qui rendent la vie et leur source ! D'ailleurs, je n'ai pleuré que sur des semblables ? Le phénix peut-il ramener à la vie de simples humains ? Je réfléchis tandis qu'Aimée parle, chose que je lui refusais. Ils parlent de vaudou et de chamanisme, je suis un « change-peau », les légendes relient cette particularité à la magie, celle des sorciers certes mais surtout celle des chamanes en relation avec les esprits de la nature ?

 « Rien ne sert de capturer des bêtes si vous n'avez personne à qui les confier. ... Elles se confient d'elles-mêmes à votre perle rare. Vous avez créé quelque chose de magnifique et vous ne le voyez pas. Vous ne voyez que la porte, la porte, la porte et vous laissez tomber la clé.»

Non ! Je ne veux pas ! Ne te l'ai-je pas assez fait comprendre Aimée Laveau ! Je ne veux pas ! Il te faudra me tuer pour obtenir ta clé ! Et si tu me tues, tu n'auras pas la vie qui coule -feu ardent et larmes salvatrices- dans mes veines ! Et puis soudain, tandis qu'iel insiste sur « la porte », pensée féminine traduite par une voix mâle, je regarde moi le portrait de Marie, celui d'Aimée retourné lorsqu'elle a commencé à se manifester, sortant enfin de la retraite où son fils et sa bru l'avaient enterrée... Je regarde Louis-Marie, mon reflet dans le miroir ?

A quel moment et par quel hasard une créole aux yeux noirs et à la peau sombre a-t-elle pu donner naissance à cette rousse au teint aussi blafard que le mien ? Marie à ma connaissance a été mariée deux fois mais Aimée n'est née d'aucun des deux mariages. Charles LaVeau comme Jacques Paris étaient noirs, libres, mais incontestablement noirs. Et même si quelques gouttes de sang de planteur coulaient dans leurs veines, leur union avec mon aïeule n'aurait pas donné de roux à la peau si blanche qu'elle paraît morte ! Qu'a dit Tarock ? Je devrais dire, que s'évertue-t-il à crier ? Que la sorcellerie n'est pas affaire de lignée, du moins par le sang de la naissance ! Aimée est la fille de Marie, sa fille spirituelle, elle était non son enfant de sang mais son élève prometteuse ! Si mon père refuse de le voir, moi j'en suis convaincu ? Pourtant, les « tantes », celles qu'il traite gracieusement de « dindes » ont du sang noir ? Mes limites sont atteintes, je ne vais pas me perdre dans la généalogie des Laveau-Paris... Un homme au moins dans la vie de Marie aurait été roux et blanc ? Un homme dont elle aurait eu une fille de porcelaine aux talents fabuleux ? Laissons cela de côté pour nous reporter sur cette porte et sa clé que je nie de toutes mes forces être.

 « Vous voulez faire les poches des passants ? Intéressez-vous à ce que vous y trouverez, pas à ce que vous aimeriez y trouver. Mieux : intéressez-les à ce qu'ils pourraient trouver chez vous. Offrez, offrez - et alors vous pourrez prendre. A un maudit, offrez la rédemption : que déclenchera sa malédiction, si son maître meurt sans lui avoir accordé son pardon ?»

J'écoute, j'ai compris le début même si je désapprouve, je n'ai surtout pas besoin que Louis-Marie me regarde trop en ce moment, je me sens encore dans cet autre monde, ce que je nomme « l'entre-deux », quand je ne suis plus animal mais pas encore humain...

Voler ce qu'on est sûr de trouver chez celui qu'on dépouille ? Est-ce ce qu'elle dit ? Voler quoi ? Le savoir de Tarock ? Ma nature véritable ? L’élixir d'éternité que Dara ou moi pourrions posséder ? On en arrive là à « ce que vous aimeriez y trouver », il n'est pas dit que nous soyons réellement immunisés contre la mort, et même si cela était, il est totalement inacceptable qu'on me vole ce trésor pour faire de moi quoi ? Une sorte d'usine à anticorps ? Une source de remède contre l'au-delà ? Si tous le devaient recevoir, tous l'auraient à portée, de naissance ou d'enseignement ! Ma sagesse populaire et basique me dit que j'ai reçu quelque chose d'aussi inestimable que lourd à porter et qu'il est inconcevable de le dilapider !

La fin de sa phrase ne m'est pas destinée... Peut-être le reste non plus ? Elle joue dans la cour des grands, elle s'adresse à Louis et à Jakob, les « vrais » sorciers, les maîtres... Clairement, elle menace Jakob de le tuer s'il ne pardonne pas, s'il n'annule pas son sort ? Mais quel intérêt -elle- a-t-elle à libérer Cresus de l'emprise de Tarock ? On en revient à ces chiens, loups, petit et grand chiens ?

Je regarde Tarock à terre et mon père qui le contemple, sans bouger. La seule à agir est Aimée !

 « Je propose un philtre de vitalité. A diluer dans une carafe d'eau claire. N'ayez crainte... aucune accoutumance. »

« Est-ce judicieux ? Qu'est-ce que c'est ?  »

Elle l'habite, je sais comme elle est fourbe et dominatrice... Je la sens, partout. Si cette poudre est sans danger et peut rendre du tonus, pourquoi l'autorise-t-elle à en user ? Louis-Marie est figé, il ne voit ni n'entend rien semble-t-il... Lui si prompt à s'emporter ? Mes yeux se détournent à nouveau sur les portraits, le tableau au mur d'une brune à la beauté exotique, et la photographie d'une rousse diaphane non moins originale, mais dont de plus en plus je pense qu'elle n'a reçu de la première que le savoir ?

 « Je propose un philtre de vitalité... » « Est-ce judicieux ? Qu'est-ce que c'est ?  »

Oserais-je dire -non penser ! Jamais je ne le dirai- que je suis dépassé ? Je réentends la voix plaintive, geignarde, teintée d'amertume et de rancœur, de ma mère : Aimée était une tombe ! Même à son propre fils elle n'a jamais rien appris ! Pourtant nous sommes son sang non ?

C'est, chère Mère, que son propre fils était un incapable... Toutefois, je me dis que mon héritier a pris chez ma grand-mère ce trait de caractère et cela me contrarie fortement ! J'ai posé des questions, précises me semble-t-il ? Je lui ai demandé, d'abord, s'il pouvait ramener ce Cresus. Un laquais ! Amoureux de mon fils ! Un vieil homme laid, chien qui plus est, amoureux de la vingtaine d'années rousse et prometteuse du seul enfant qu'il me reste puisque les deux aînés -apostats- ont rejoint leur mère dans ses pratiques fautives ! Je ne me dis pas à cet instant que c'est pour ramener cette rebelle que mes recherches ont commencé... Persuadé que j'étais que rappelée parmi nous Helena comprendrait enfin le pouvoir de la nécromancie et de la magie de la mort ! Mais passons... Kyril est mon unique héritier, il est aussi de façon innée un sorcier comme il n'en naît qu'un tous les trois ou quatre siècles ! Ne veut-il pas apporter son savoir à l'éternité ? Devenir le plus puissant des faiseurs de magie ? N'a-t-il d'Aimée que ce côté « taiseux » et secret ? Rien de son ambition et de sa volonté d'être reconnu ? J'ai ensuite dit « Raconte-nous. Que s'est-il passé quand cette bête t'a emporté ? Comment lui as-tu échappé ? »

Et là, rien. Pas plus que sur sa capacité à ramener Cresus il n'a conté son aventure. Et ce paltoquet de Tarock qui semble croire qu'il a des informations sur son chien ! Mais il est bien question de chiens ! Encore que...

J'avoue avoir un tempérament à la fois emporté et méfiant... Et si Jakob feignait être habité par Aimée mais que comme Kyril la possession n'était pas à ce point poussée qu'il parle par sa volonté ? Si toutes les élucubrations qu'il nous a sorties depuis... que mon aïeule s'est engouffrée par la porte béante de son outrecuidante suffisance, n'étaient que de son fait à lui, et non le reflet de sa pensée à elle? Si toutes ses histoires de chiens, de loups, de mâles pas hommes, ou hommes pas mâles je ne sais plus trop, n'étaient que les obsessions de mon secret compère et n'avaient rien à voir avec ma si précieuse sorcière familiale ?

Aimée était prêtresse vaudou, comme je le suis... Mais comme je le fais elle ne pratiquait que rarement de ces cérémonies destinées à attirer les foules et à attiser la foi. Elle était avant tout une chercheuse, une exploratrice tant de la magie que de l'esprit humain.Ce qui a fait sa légende, c'est ce  talent qu'elle avait de vous regarder dans les yeux et de vous expliquer tout ce que vous pensiez, et ce sans une parole prononcée par vous, sans s'être le moins du monde renseignée sur qui vous étiez... Elle parlait aux morts comme aux vivants, et la terreur qui entourait son nom lui plaisait aux dires de ma mère, elle en jouait, la mettait en scène, en avait un besoin vital. Déjà, elle s’immisçait dans les esprits faibles et les possédait, toute vivante qu'elle fut !

Alors qu'en est-il ? Jakob est-il possédé et son érudition fait-elle qu'Aimée, comblée par tant de savoir se repaît de lui comme un enfant avide de lecture perdu dans une bibliothèque immense ? Ou nous monte-t-il une parfaite comédie pour nous mener où il le souhaite ?

Si je résume, que s'est-il dit ? Que le vaudou est enfant du chamanisme ? Il est vrai que nos croyances ancestrales font état d'esprits, mauvais -ceux que la populace a retenu- et bons. De la vie et de la mort aussi... Cette vieille Marge qui habitait près de chez Oviedo et qu'il consultait à ce que m'a dit Kyril, etait une sorcière vaudou « du bien ». Elle soignait les affligés et oeuvrait à combattre les malédictions. Ensuite? Il y a eu ce délire sur les chiens petits et grands, les loups, et Tarock qui ne cessait de parler d'un sacrifice d'enfant ? Il me semble bien qu'il a associé -par la voix d'Aimée ou la sienne?- son immonde clébard à cette magie ? C'est à ce moment là que sont apparus ces hommes- mâles et non mâles ? Ou l'inverse ? Un concept répugnant à mes yeux. Jakob l'associait à Cresus Selmann, moi à Dara Oviedo et son... calice. Il me faudra d'ailleurs relire mes ouvrages, un métamorphe peut-il être calice ? Cela dit, Oviedo n'est pas un vampire... pas tout à fait. Allons, je digresse...  Il me faut me concentrer.

Dans quelle direction le couple Aimée-Jakob est-il parti ensuite ? Il s'est mis à divaguer... Aimée ne peut vivre dans un corps existant ! C'est bien pour cela que nous essayons de les ramener dans LEUR corps ! Mon Helena, et elle Aimée ! Mais comment rendre à leur corps l'aspect qu'il avait à leur mort, ou même à l'époque de leur jeunesse ? Quitte à vivre éternellement autant être jeune, beau, et en bonne santé ? Pour mon épouse décédée depuis plus de quinze ans c'est déjà problématique, mais Aimée ! Portée en terre il y a trente-quatre ans !

Kyril serait une clé ? Une clé pour quoi ? La jeunesse éternelle ? L'immortalité ? En quoi mon plus jeune fils pourrait-il accorder à qui que ce soit le pouvoir de vivre au delà de ses limites fixées par la nature ? Tarock a ensuite parlé de bête à ramener et à utiliser ? Le rapport avec mon aïeule ?

« Prenez soin de votre enfant. Regardez-le réellement. Dans nos enfants chantent tous nos ancêtres, et tous leurs yeux sont des portes vers le passé comme vers l'avenir » Une porte ou une clé ?!

Oui, il me faut l'admettre, je suis dépassé par les événements, et par le mutisme de Kyril. S'il expliquait, même de façon succincte et puérile, ce qu'il a vécu ! Mais il se tait... Tandis qu'à côté Jakob délire et emmêle les fils déjà fort entre-noués de la pensée d'Aimée ?

Je soupire...

Un soupir qui fait se retourner vers moi mes compagnons, surpris.

Enfin ne voyez-vous pas que la folie s'est emparée de cette maison depuis … depuis que vitres et cloisons ont été mises à mal par des nuées de corbeaux ! Des corbeaux ? En Louisiane ! En pleine nuit ?!

Je revois distinctement un immense loup dématérialisé, aux yeux d'un rouge malsain, et mon regard suspicieux se pose sur Tarock. Un loup, un animal qui court à l'état naturel dans sa contrée natale ! Et si toute cette comédie n'avait rien de chamanique ? Si Tarock nous baladait pour je ne sais quel motif en dehors de toute raison ? Et qu'Aimée ne soit absolument pas en lui ?

J'entends en haut de l'escalier une voix stridente, épouvantée, paniquée !

- Louis ! Denise ne se réveille pas ! Elle délire et  je ne peux pas la réveiller !

Mais qu'est-ce que je m'en fous ! Je me retourne et foudroie ma sœur d'un œil furieux, mais la terreur qui fige ses traits pique – à défaut de ma compassion- ma curiosité.

- Mais laissez la donc dormir ! Pourquoi la réveiller !

- Elle parle Louis ! Elle dit des choses... horribles ! Jamais elle n'a parlé comme ça !

Je prends une respiration forte et regarde mes deux compagnons. Kyril n'a pas l'air plus intéressé par l'état de sa tante que par celui de la pendule quatre-cent-jours dont les boules-balanciers tournoient à m'en crisper à l'extrême, et Tarock... Qu'exprime donc Tarock ? Si c'est bien lui qui habite ce corps ? Peut-il influer sur l'état de l'aînée des jumelles ? Ou bien Aimée -ou une entité autre- est-elle à l'œuvre ? Ma fierté m'empêche de reconnaître que je suis totalement largué ! Depuis longtemps jeté à la mer par la houle qui balade mon navire sur une mer déchaînée pour une raison inaccessible à l'humain, fut-il sorcier !