Debout dans la pluie battante à l’ombre d’une ruelle obscure, Eve contemplait avec horreur la scène qui se déroulait sous ses yeux. Elle n'avait pas peur de mourir. Elle avait vécu si longtemps déjà, elle n'avait rien à perdre. Mais comment en était-elle arrivée là ?

Le calvaire n'avait heureusement pour elle pas duré bien longtemps au laboratoire. Quelle poisse ! Plus que le fait de recroiser le type de la veille, plus même que la pseudo crise de jalousie de sa moitié, c'était le regard que celui-ci avait posé sur elle qui l'avait mise particulièrement mal à l'aise. Un regard perçant. Un regard inquisiteur.

Elle pouvait sentir que quelque chose ne tournait pas rond. Elle trainait avec elle une sorte de mauvais pressentiment persistant. C'était le pire moment possible pour une sollicitation de l'acabit de celle de Vivianne. Nouveau laboratoire. Nouveaux visages qu'elle ne connaissait pas. Et cet individu… avait-elle été imprudente la veille ? Après tout, elle s'était permis des sous-entendus envers le plus parfait des inconnus. Et s'il travaillait pour la police ? Ou pire, pour une de ces brigades anti « éleveurs » comme ils se plaisaient à les appeler. Des « éleveurs ». Comme si seuls les animaux désormais avaient l'apanage de vouloir transmettre la vie. Comme si l’humanité était bien au-dessus de ces vaines considérations. Une médiocrité que de vouloir transmettre son patrimoine génétique et se préoccuper d'autre chose que de son propre ego immortel.

Adam Briggs. Il lui avait donné son nom. Elle aurait eu tout le loisir du monde de se renseigner sur son compte. Elle ne l'avait pas fait. Parce qu'il ne s'était agi au fond que d'une discussion d'un soir autour d'une cigarette dans la pénombre. Rien de plus. Rien de plus ? Elle ne pouvait entièrement effacer le pincement qu’elle avait ressenti à le voir là, avec cette femme, sublime égérie de tout ce qu’elle exécrait dans cette société.

Le malaise ne la quittait plus. Cette rencontre. Cette coïncidence - en était-elle vraiment une ? - et maintenant Vivianne qui la contactait. « Cas de force majeure ». Elle ne pouvait pas ne pas donner suite à la requête. Elle avait promis. Et elle n'avait qu'une parole. C'était tout ce qui lui restait.

Toute la journée, la blonde avait continué à mettre de côté ce qu'elle pouvait, aussi discrètement que possible. Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait cela. Elle commençait à être rôdée. Les lieux avaient beau être différents et l'équipe qui l'entourait aussi, la grande machine des labos REGEN fonctionnait toujours de la même façon. Arriva enfin sa dernière consultation. Eve retira ses gants de latex blanc et se rendit au vestiaire. 17h30. Elle poussa un long soupir, retirant sa blouse et repassant à la place une tenue de ville plus adaptée aux conditions extérieures. Surtout pour ce qu’elle avait prévu de faire désormais. Elle se rendit aux garages, chargea ses affaires dans son véhicule et, utilisant sa commande à distance, le programma pour qu’il se rende à son domicile. De son côté, elle se faufila jusque vers les plus bas étages de l’imposante tour. En-deçà des nuages. Elle passa par les escaliers de service et atteignit enfin le « vrai » rez-de-chaussée. Là, elle fit appel à un premier taxi. Puis à un second. La blonde regardait régulièrement autour d’elle, pour vérifier qu’elle ne soit pas suivie. Ce n’était jamais le cas. Du moins, d’autant qu’elle s’en rende compte.

- Tata ! S’exclama le garçonnet en posant ses grands yeux vert d’eau sur la doctoresse.

Eve ne pût réprimer un sourire attendri à son égard. Elle le serra brièvement entre ses bras avant de s’adresser à sa mère.

- Les quintes de toux sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus fortes, commença Vivianne. Parfois, il n’arrive même plus à reprendre sa respiration entre deux quintes… Je suis désolée, je ne savais plus quoi faire.

Eve comprenait l’inquiétude de la jeune maman. Au-delà de la maladie elle-même, un enfant qui toussait, c’était un enfant qui faisait du bruit. Un enfant qui faisait du bruit, c’était s’exposer au risque de délation par un voisin plus zélé que les autres. Eve posa une main amicale sur le bras de la brune et pressa gentiment. Elle sortit alors ses instruments et fit signe au petit garçon d’approcher. Aussi rouillée était-elle, il ne lui fallut pas bien longtemps pour poser un diagnostic. C’était un mal des plus courants, en particulier dans cette partie de la ville. L’accumulation de pollution et de particules nocives. L’air était particulièrement vicié, et les petits poumons des jeunes enfants avaient souvent du mal à le supporter. Comme il n’y avait officiellement plus de jeunes enfants, ce n’était pas considéré comme un problème. Et pour ceux qui pouvaient profiter de cette alternative, il y avait le REGEN.

- Je vais faire de mon mieux.

Lorsqu’elle avait quitté le domicile de John et de Vivi, Eve avait veillé une nouvelle fois à éviter les trajectoires rectilignes. Elle revenait sur ses pas, bifurquait dans une autre direction. Hors de question qu’on puisse remonter à rebours sur ses traces. Il lui restait sur les bras une quantité significative de matériel médical. Plutôt que de les rapporter, la blonde décida de les emmener à Neill. Neill était une connaissance à elle qui disposait d’une pharmacie clandestine. Il fournissait notamment des médicaments aux familles avec enfants dans le besoin. Lui-même avait eu un fils, bien des années auparavant. Will était un jeune adulte maintenant. Hors de la « période à risque ». Il pouvait désormais prétendre avoir pris du REGEN et avoir un âge bien nettement supérieur à ce que laissait penser son apparence physique.

La pluie se mit à tomber dru. Une pluie glaciale. Ce n’était décidément pas sa journée. Eve releva le col de son caban sans capuche et poursuivit son chemin. Ses cheveux ruisselants de pluie se plaquaient sur son crane et son visage. Elle en chassait régulièrement des mèches vers l’arrière. Parvenue à l’angle de la rue où se trouvait la pharmacie, la blonde sut instantanément que quelque chose ne tournait pas rond. Pas rond du tout. Elle se glissa derrière une immense benne à ordures et laissa son regard se poser sur l’homme hystérique. La dépouille, au sol. Des policiers, partout. Son sang ne fit qu’un tour.

Eve plongea sa main dans la poche de sa veste. Elle en retira un antique Colt en laiton. Avec sa crosse en ivoire et ses pièces métalliques ornées de motifs décoratifs, elle semblait tout droit sortie d’un musée. C’était presque le cas. Elle sortait de la collection personnelle de son ex-mari. Grand collectionneur, il lui en avait fait cadeau il y avait une éternité de cela. Deux cents ? Deux-cent-cinquante ans ? Elle ne savait même plus. Elle savait simplement que lors de ce type d’escapade, elle préférait être armée. Et si elle n’avait jamais eu à s’en servir, le contact du métal froid au fond de sa poche suffisait à la rassurer.

L’homme, en larmes, hurlait. Cathy. Ils avaient tué Cathy. La blonde dégaina son arme et la leva, bras tendus devant elle. A la trappe, son serment d'Hippocrate. La voilà qui s'apprêtait à ôter la vie de quelqu'un. D’un policier, pour être exact. D’un sale porc, surtout. Pas par accident. Pas par erreur. De façon pleinement consciente et volontaire. Ses mains se mirent à trembler de façon incontrôlable. Non, elle ne pouvait pas céder. Pas maintenant. Elle était déjà allée bien trop loin. Il n'y avait plus de retour possible. Elle venait de sauver un enfant. Elle venait de permettre à une vie de s’étendre plus longtemps. Neill ne méritait pas ça. Sa femme, Cathy, la silhouette dans le sac mortuaire, pas plus. Will, bien qu’adulte, ne pouvait pas finir orphelin de la sorte.

Eve arma le chien. Une vie pour une vie. Œil pour œil. Elle ferma les yeux et inspira. Lorsqu’elle les rouvrit, son regard était empli de rage et d’une haine incommensurable. Elle pressa sur la détente.

Son tir fut dévié. Elle sentit le mouvement en même temps qu’elle vit les mains se poser sur les sienne et entendit s’élever une voix glacialement familière. Trois fois en moins de 48 heures. Cela n’avait plus rien qu’une coïncidence. Était-ce donc cela ? était-elle donc sous surveillance et traquée depuis tout ce temps ? La suite se déroula bien trop vite pour qu’elle n’ait le temps d’analyser les évènements. Il la poussa au sol et la fit rouler sous la benne. Son arme ne tarda pas à la rejoindre. Puis du chahut. Des bruits de coups. D’autres voix masculines. Les policiers. Que… Une diversion ? L’homme était en train de mentir. Un autre coup de feu. Un bruit sourd.

Eve se mordit la main pour étouffer un cri et se retenir de pleurer. Des larmes silencieuses dévalèrent ses joues et s'écrasèrent au sol, rejoignant le flot d'eaux croupies qui s'écoulaient dans les rigoles et jusqu'aux bouches d’égout. La pluie, les larmes, le sang, l’horreur. Tout se mêlait dans un infini tourbillon. On était à milles lieux de sa soirée glamour de la veille. A milles lieux du charme et des illusions du monde policé dans lequel elle vivait. Elle était dans le monde réel. Ce monde réel qui n’était que souffrance et horreur. Combien de temps passa-t-elle ainsi, prostrée sous cette poubelle, gisant dans des flaques puantes. Eve tendit ses doigts gourds vers l’arme et la plaqua contre elle, du plus fort qu’elle put. Son seul salut.

Un nouveau bruit métallique se fit entendre. On bougeait la benne. Une main tendue apparut dans son champ de vision. Eve l’ignora. Elle se redressa tant bien que mal sur ses jambes encore flageolantes. Elle jeta un coup d’œil circonspect autour d’elle. Les policiers – ces monstres ! – étaient partis. Mais l’homme était encore là. Et si c’était un piège ? À quel jeu pervers jouait-il ?

- Ne m’approchez pas, lui cracha-t-elle, le mettant en joue.

Son regard se porta mécaniquement vers l’emplacement où s’était trouvé le corps dans son sac de transport. Puis sur la trainée de sang où était tombé l’homme, Neill, maintenant lessivée par la pluie battante.

- Vous êtes comme tous les autres, asséna-t-elle encore. Si ce n’est encore pire qu’eux !

Pointant un doigt accusateur dans sa direction, Eve fit un pas et vacilla.

- Vous n’êtes qu’un monstre…