- … ballon, marmonna le grand brun en guise de conclusion à un charabia incompréhensible. Heureusement pour lui, Erika avait déjà tourné les talons,

Que venait-il de se passer ? Secouant la tête, il se hissa le long d’un hauban et alla se percher le plus haut possible. Se mettre hors de portée, loin. Il atteignit finalement le ballon, se glissant à l’intérieur de la coque rigide. Si une chose était sûre, c’était qu’on ne viendrait pas le chercher ici. Là, il appuya son front contre l’une des poutrelles métalliques de la structure. Le contact du métal froid lui fit le plus grand bien et l’aida à mettre ses pensées au clair.

Pourquoi avait-il fait quelque chose d’aussi stupide ? Ressentait-il quelque chose pour la jeune femme ? Non, cela n’avait rien voulu dire. Il était énervé, hors de lui, même. Il avait simplement trouvé une échappatoire – probablement la plus idiote possible – à son état de nerf. La seule chose qu’il ressentait à son égard était de l’agacement, profond, intense. Elle le défiait. Elle contestait ses propos. Ils n’arrivaient à s’accorder sur rien. Comment pouvait-on ressentir quoi que ce soit pour quelqu’un de si…. De si… et si ? Non. Il était inutile de s’attarder sur ce malencontreux incident. Il fallait qu’il se reprenne. Et vite. Le plan n’avait pas changé. Le Pôle. Trouver dame Hildegarde. Mettre Erika en sécurité. Loin de lui, de préférence. Et repartir. C’était le plan. Le plan était bon. Il fallait suivre le plan. Et rien que le plan.

Les yeux fermés, Orion prit une profonde inspiration. Il les rouvrit. Tant qu’à être dans le ballon, il fit ses vérifications d’usage. Pression dans les ballonnets. Vérification de l’intégrité de la structure. Il prit son temps pour les faire, assez peu pressé de redescendre. Il repassa finalement dans les haubans. Il jeta un coup d’œil en contrebas et constata qu’elle n’était pas remontée sur le pont. Avec un peu de chance, elle ne repointerait pas le bout de son nez avant l’arrivée. Le jeune homme avait constaté qu’elle avait semblé au moins aussi gênée que lui. Et si elle l’avait certes repoussé au début, ça n’avait plus été le cas par la suite, ne put-il s’empêcher de relever. Bien au contraire. Ne pas y repenser. Chasser l’image. Chasser les sensations.

Il y avait suffisamment de préparatifs pour l’arrivée pour lui occuper l’esprit jusqu’au Pôle. Le ciel se voila progressivement d’une couche de nuages gris et le froid devint mordant, mais le temps ne se dégrada pas. Le vent ne s’était pas levé. C’était plutôt une bonne nouvelle pour l’arrivée.

L’arche apparût plus nettement dans son champ de vision. Le Pôle était parmi les plus grandes des arches majeures. Elle était pourtant paradoxalement très peu peuplée pour sa surface. Il fallait dire que d’immenses étendues de forêts hostiles couvraient une grande partie de son territoire, de même qu’une grande mer intérieure. C’était d’ailleurs vers les Sables d’Opale que l’Harmattan avait mis le cap. Située au sud de l’arche, la cité balnéaire était la première ville qu’ils survoleraient. Orion avait prévu d’y faire relâche pour poser l’aéronef, et se renseigner sur la position actuelle de la Citacielle. Si elle avait ses emplacements privilégiés, le zéphyr savait la capitale volante de l’arche était capable de se déplacer au gré des caprices de son esprit de famille. Et Farouk était réputé pour être un esprit de famille particulièrement inconstant. C’en était même parfois un cauchemar pour les longs-courriers qui avaient à y faire escale.

Le Pôle devint de plus en plus gros sur l’horizon, remplissant progressivement le champ de vision d’Orion, jusqu’à devenir la seule chose que l’on voyait. Depuis lui s’étendait une mer ceinturée d’une immense muraille qui l’empêchait de se déverser dans la mer de nuages, sur laquelle courait une longue voie ferrée, celle du Septentrion Express. Il était rare d’avoir une vue aussi claire sur le paysage, en approche de l’arche.

L’espace d’un instant, Orion fut pris de l’envie d’appeler Erika, pour qu’elle vienne admirer le spectacle. Il se ravisa. Son regard se porta alors au loin. Au-delà des eaux cristallines apparut le camaïeu de roses et d’oranges diaphanes et iridescents des dunes qui donnaient leur nom à la cité balnéaire. Soudain, il se figea. Elle était là. Planant au-dessus des Sables d’Opale, la Citacielle était juste là. Tout bonnement incroyable.

La Citacielle était là. Cela voulait aussi dire que tout le temps dont Orion espérait disposer pour préparer son arrivée dans de bonnes conditions allait être réduit à peau de chagrin. L’un après l’autre, Orion enroula les deux focs. Afin de garder de la manœuvrabilité, il garderait les « pectorales » jusqu’à peu avant l’arrivée à l’aérostation. Il commença à préparer le nécessaire pour son amarrage à poste.

Sur le ponton, deux personnes tenant des drapeaux de couleur à la main alignaient des séries de grands gestes. C’était archaïque, comparé à l’aérostation de Zéphyr, mais le capitaine en avait l’habitude. Il suivit scrupuleusement les consignes pour son approche, réduisant progressivement l’altitude. Il s’abstint de faire usage de son pouvoir. Il ne voulait pas risquer qu’il lui fasse faux-bond au pire moment. Il replia progressivement les voiles latérales, d’un côté, puis de l’autre. Il lança ses amarres, l’une après l’autre. Chacune fut récupérée par l’un des manœuvriers présents sur le quai, qui l’y attachèrent fermement. Il les salua d’un grand geste de la main, auquel ils répondirent poliment avant de faire quelques signes à l’air de leur drapeau vers ce qui semblait être leur responsable, qui se situait plus loin.

Ils y étaient. Poussant un long soupir, Orion dénoua la chaînette autour de son cou, en retira l’anneau de son grand-père et le repassa à son doigt. C’était parti pour le grand jeu de dupes.

- Erika, nous y sommes, lança-t-il finalement à l’adresse de la jeune femme.

La voix d’Orion la tira brusquement de son état de somnolence précaire. La brunette s’extirpa du fauteuil avec précipitation, se maudissant de s’être endormie, et surtout de s’être fait prendre alors même qu’elle avait prétendu être tout à fait reposée.

"- Un instant", marmonna-t-elle, encore dans les vapes.

Ses pensées furent cependant rapidement remplacées par une sourde impatience de débarquer. La traversé lui avait semblé durer bien trop longtemps, et il lui tardait de dénicher cette mère Hildegarde. Qu'on en finisse une bonne fois pour toute.

Avec empressement, Erika enfila son lourd manteau d'hiver par dessus la robe chaude qu'elle portait, puis après avoir vérifié une énième fois la présence du couteau à sa taille, passa l'alliance à son doigt. Le contact froid du métal la fit frissonner. A moins que ce ne soit tout le contexte autour de cet anneau qui lui faisait cet effet. Elle posa un regard dubitatif dessus. Combien de temps parviendraient-ils à faire durer la supercherie ?

Elle balaya une dernière fois des yeux l'intérieur de l'Harmattan avec la sensation qu'elle ne le reverrait pas de sitôt, puis s'engouffra dans l'échappée. Un froid bien plus glacial que dans ses cauchemars les plus fous l'accueillit sur le pont supérieur. Surprise, la jeune fille s'emmitoufla de plus belle dans la fourrure du col de son manteau. Elle jeta alors un rapide coup d'oeil aux alentours, se demandant comment qui que ce soit ou quoique ce soit pouvait survivre plus de dix minutes dans un environnement aussi hostile.

Le ponton et la station d'aéronef dans son entièreté n'avaient absolument rien à voir avec ce qu'elle avait pu voir sur Zéphyr ou sur Babel. Ici, seuls deux techniciens semblaient superviser l'amarrage de l'Harmattan, et une fois leur tâche accomplie, ils disparurent hâtivement dans ce qui semblait être un hangar douteux dont le vent faisait grincer la structure. Erika soupira. La mère Hildegarde n'aurait-elle pas pu choisir une arche un peu plus chaleureuse pour s'y cacher ? A ses côtés, Orion avait déjà enjambé le pont avec aisance, apparemment nullement surpris du froid. Elle l'imita avec quelques difficultés, puis lui emboîta le pas jusqu'au hangar, où les attendait un grand homme mince, dont le visage était à moitié recouvert par une écharpe de laine. Il leva à peine le regard de ses documents, et s'enquit de la raison de leur venue sur le Pôle. C'était parti pour la grande comédie.

Fidèle à leur plan, Orion prétendit être en voyage de noces, ce qui valut à la brunette un rapide coup d'oeil de la part de l'homme à l'écharpe. Son regard de marbre se posa sur son doigt puis sur celui d'Orion, et il griffonna quelque chose sur un papier. Il s'enquit de leur identité, les observa une dernière fois de son regard las, puis jugeant probablement qu'ils n'étaient pas des menaces, fit signe à l'un de ses équipiers d'approcher. Erika posait un regard suppliant sur celui qui semblait être le chef de la station. Elle était entrain de se geler sur place, et ce serait bien la première fois qu'elle serait pétrifiée sans aucune certitude de revenir à la normale. Heureusement pour elle, le chef grommela "Clair de Lune" à l'équipier, puis s'enquit de quelques formalités avec Orion avant de les laisser partir. Elle suivit avec empressement les pas de leur guide, jusqu'au fond de la station où se trouvait une sorte de porte d'ascenseur.

Un bruit sonore annonça l'arrivée de la cabine d'ascenseur, dont l'homme ouvrit les portes à l'aide d'une petite manivelle. Il appuya sur le seul bouton disponible, et les portes se refermèrent dans une grincement sinistre. Erika jeta un coup d'oeil à Orion, pour vérifier que rien ne l'alarmait. Elle avait eu sa dose d'arrivées mouvementées. La montée fut de courte durée, et l'homme leur rouvrit les portes de l'ascenseur avant de les mener vers ce qui semblait être un boudoir. La brunette détailla curieusement l'endroit tout en se délectant de la température ambiante qui s'était agréablement réchauffée. Soudain l'homme jusque là muet prit la parole d'une voix fluette.

"- L'antichambre vous mènera jusqu'à l'ambassade du Clairdelune. Bon séjour au Pôle."

Il tendit un papier au groom présent dans le boudoir, puis il disparut, les laissant seuls avec le groom. Surprise, Erika l'observa refermer avec précaution les portes de "l'antichambre". Elle leva un sourcil circonspect. Comment cette chambre pouvait-elle les mener jusqu'à une ambassade ? Puis elle entendit le bruit caractéristique d'un ascenseur qui se met en route, très lentement. Alors elle comprit. Ce boudoir était en réalité un ascenseur, qui semblait se déplacer avec une lenteur extrême. A moins que son imagination ne lui joue des tours ? Elle n'aimait pas ce sentiment de ne rien contrôler, et de ne rien comprendre de ce qui se tramait autour d'elle. Pourtant, elle savait qu'elle était certainement plus en sécurité ici qu'elle ne l'avait été à son arrivée sur Zéphyr. Elle s'assit prudemment sur le petit fauteuil que lui présentait le groom et vérifia qu'Orion ne semblait toujours pas alarmé. Le silence s'étira, et la jeune fille prit conscience d'une légère musique de fond, qui semblait avoir pour but de distraire les usagers de l'ascenseur.

"- Un thé ?"

La voix du groom dans son dos la fit sursauter. Elle se retourna vivement, la main sur la poignée de son couteau. Puis se rendant compte de sa réaction exagérée, elle se détendit légèrement. Combien de temps devait durer cette ascension pour qu'ils puissent se permettre de proposer des thés aux passagers ? Comme s'il avait lu dans ses pensées, le groom enchaîna.

"- Nous n'atteindrons pas le Clairdelune avant une demi-heure."

Une demi-heure ? Mais à quelle hauteur devait se trouver cette ambassade pour qu'elle soit si longue à atteindre ? A moins que ce ne soit cet ascenseur qui soit particulièrement long ? Erika ne put s'empêcher de questionner Orion du regard, bien qu'il ne soit probablement pas plus avancé qu'elle. Alors elle décida de prendre son mal en patience, et demanda un thé vert pour faire passer le temps. Le groom lui apporta une tasse fumante quelques instants plus tard, qu'elle prit tout le temps de déguster. Le silence qui s'était installé dans l'antichambre avait quelque chose de quasi sacré. Ou de prudent. Ou tout simplement, elle ne savait plus quoi dire au grand brun face à elle depuis leur épisode mouvementé sur l'Harmattan.

Enfin, après une attente interminable, un tintement caractéristique annonça l'arrivée à l'ambassade. Le groom leur ouvrit la porte avec cérémonie, puis les laissa sortir de l'antichambre. Et Erika manqua de tomber à la renverse.

L'homme qui les attendait là était tout simplement le plus bel homme qu'elle ait vu de ses propres yeux. Tout en lui hurlait une beauté insolente. De ses cheveux blonds à ses yeux d'un bleu perçant, il était l'incarnation même de la perfection. Il semblait que chacun de ses traits avait été travaillé avec soin et délicatesse par un sculpteur hors pair. Mais ce qui était le plus surprenant, était... tout le reste. Sa barbe était mal rasée. Son haut de forme était ouvert sur le dessus. Tous ses vêtements étaient troués, rapiécés. Tout cela détonnait avec la classe de l'endroit, la beauté de cet homme. Et pourtant, il semblait à Erika que ce contraste ne le rendait que plus fascinant. Incapable de détacher le regard de cet homme excentrique, elle oublia momentanément les raisons de sa venue ici, et qui elle était censée être. Elle l'observa prendre un petit papier des mains du groom, puis relever la tête d'un air goguenard.

"- Bienvenue au Pôle, Monsieur, Madame, commença t-il avec un sourire malicieux. Je suis Archibald, ambassadeur et maître des lieux. Vous êtes ici à l'ambassade du Clairdelune où vous pourrez demeurer en toute quiétude le temps de votre séjour parmi nous."

Il se rapprocha de quelques pas et Erika se glaça. Certes cet homme était superbe, mais il ne lui inspirait pas la moindre confiance.

"- Il y a quelques règles à respecter pour le bien de tous ici, continua-t-il tout en prenant un malin plaisir à se rapprocher davantage. Règle numéro un. Il est interdit d'assassiner au Clairdelune."

Erika écarquilla franchement les yeux, le souffle court. Etait-ce la proximité de l'ambassadeur qui lui faisait cet effet ? L'insigne de la Toile qu'elle distinguait entre ses deux sourcils ? Ou était-ce que sous-entendait sa phrase, à savoir que l'assassinat était autorisé dans le reste du Pôle ? Interdite, elle ne bougea pas lorsqu'il arrêta son visage à quelques centimètres d'elle, et lança un regard entendu à sa taille, où elle avait dissimulé son couteau, sous son manteau. Comment avait-il pu...

Ce sera notre petit secret, ma douce.

Erika frissonna de plus belle, avant de se rendre compte que les lèvres de l'ambassadeur n'avaient pas remué. Elle avait entendu cette voix dans sa tête. Choquée, elle recula d'un pas en dévisageant avec inquiétude le grand blond. S'il avait pu s'immiscer aussi facilement dans sa tête, quoi d'autre avait-il pu y lire ? Avait-il pu lire dans ses pensées aussi facilement que dans un livre ouvert ? Se pouvait-il que leur supercherie soit déjà découverte ? Que le petit secret n'impliquait pas que l'existence du couteau ? Orion avait-il lui aussi entendu cette voix ? Profitant que l'ambassadeur s'écartait d'elle, elle se tourna vers le capitaine. De toute évidence, il n'avait pas entendu quoique ce soit dans sa tête, ou alors il était particulièrement bon comédien. La brunette se prit alors à tenter de faire le vide intégral dans sa tête, pour ne pas y laisser trainer de pensées susceptibles d'être lues par l'ambassadeur. Elle se concentra de toutes ses forces sur les arabesques complexes du tapis qui ornait le sol de la pièce. Elle tenta de rester le plus neutre possible. Ne penser à rien. A rien d'important.

Comme s'il était satisfait de l'effet qu'il avait eu sur elle, Archibald lui adressa un clin d'oeil à peine masqué puis poursuivit comme si de rien n'était.

"- Règle numéro deux. Vous devez vous délecter de chaque instant que vous passerez sous mon toit."

Il leur tendit deux coupes remplies d'un liquide pétillant qu'Erika ne sut refuser. Il trinqua avec une désinvolture qui n'avait rien d'un ambassadeur et vida sa coupe d'un trait. La jeune fille l'imita, à défaut de savoir que faire d'autre. Cela ressemblait à un genre de vin pétillant, sucré et agréable au goût.

"- A ce sujet, vos appartements seront bientôt prêts, je vous y ferai monter..."

Erika sentit sa bouche s'assécher. Elle avait oublié ce détail. Ils étaient supposés être de jeunes mariés, alors il était naturel qu'on leur prépare une chambre commune. Devraient-ils encore se disputer tous les jours au sujet d'un lit ou d'un matelas ? Ne serait-il pas plus simple de demander à faire chambres séparées en inventant une quelconque excuse ? La brunette croisa le regard d'Archibald et se figea. Ses pensées. Vite. Tapis, motifs, couleurs, arabesques. Orion se chargerait bien de les sortir de ce mauvais pas. Car elle ne doutât pas qu’elle n’était pas la seule à détester l’idée.

Les formalités administratives à leur arrivée s’étaient déroulées comme il s’y était attendu. Sans encombre. Raide comme un piquet, Orion se tenait à distance respectable de la jeune femme. Ni trop loin, de sorte à ce que ça ne semble pas suspicieux de la part d’un jeune couple fraîchement marié. Ni trop près. On pourrait attribuer cela à la pudeur ou à la modestie. Dans l’ascenseur, il resta debout, à quelques pas derrière le fauteuil où s’était assise Erika, sa tasse entre les mains.

La jeune femme l’interrogea du regard. Il se contenta de hausser les épaules. Non, il n’en savait pas plus qu’elle. Ce qu’Orion connaissait de la Citacielle, il le devait en grande partie à Bart. Néanmoins, de ce qu’il avait vu de la capitale volante depuis l’extérieur, la distance à parcourir ne justifiait pas une demi-heure de trajet. Il s’agissait donc soit d’un artifice pour faire patienter les invités, soit… soit d’une manipulation de l’espace pour rallonger volontairement la distance entre les deux. Et ça, si tant est que c’en soit l’explication, c’était l’œuvre d’un arcadien. Ou d’une arcadienne. Il touilla son thé, pensif. Le silence, loin de le mettre mal à l’aise, lui convenait une nouvelle fois parfaitement. Par contre, qu’Erika soit aussi silencieuse, ça, ça relevait du miracle. Peut-être le Pôle avait-il du bon, somme toute.

La porte s’ouvrit enfin, pour révéler le plus curieux personnage qu’il ait vu de sa vie. Et pourtant, il en avait croisé, du monde, dans sa vie. Mais ce mélange de soin et de négligence cultivée en faisait un être particulièrement à part, surtout pour le Pôle. Surtout pour l’Ambassade. Certainement rien à voir entre cet énergumène et celui qu’il avait pu rencontrer sur Zéphyr. A ses côtés, Erika semblait obnubilée par l’homme, qui jouait clairement de l’effet qu’il lui avait sur elle. Orion se retint de rouler des yeux.

Il s’empara de la coupe qui lui fut tendue. Contrairement à Erika, néanmoins, il ne la but pas d’un trait. Il se contenta d’y tremper le bout des lèvres. Hors de question de s’enivrer maintenant. Il fallait garder les idées claires. Son regard scrutait, examinait, enregistrait. L’ambassadeur était loin de lui inspirer confiance. C’était peu dire. Ses règles laissaient entendre entre les lignes que le Clairdelune n’avait rien de l’endroit où il faisait bon vivre. Il commençait à comprendre pourquoi Bart en avait été aussi friand. C’était un lieu de faux-semblants et de manigances. Tout n’était qu’illusion de bien-être et de chaleur. Que cachaient-ils d’autres sous ces apparences trompeuses ?

Une toute jeune femme, néanmoins presque aussi grande que lui, et qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à l’ambassadeur, le prit par le bras et l’entraîna avec elle.

- Méfiez-vous d’Archibald, susurra-t-elle mielleusement, il est tout particulièrement friand de la compagnie des femmes mariées.

Grand bien lui fasse, souffla intérieurement Orion. Pour autant, le regard qu’il vit Erika échanger avec l’ambassadeur l’agaça plus qu’il n’aurait dû. Il regarda le petit manège entre l’ambassadeur et la nécromancienne. Il ne donnait pas cher de leur histoire et de leurs peaux si elle se décomposait au premier contact quelle avait avec le premier représentant du Pôle qu’elle croisait. Surtout avec un membre de la Toile.

Vu l’accueil que leur faisait l’ambassadeur, soit il savait déjà et cachait parfaitement son jeu, soit il ignorait sincèrement tout de la mascarade qu’était leur union de façade. Dans ce cas, tout n’était pas encore perdu. Quoi qu’il en soit, il fallait continuer à dérouler cette farce jusqu’au bout.

- Et sachant ceci, vous avez jugé utile de m’écarter de ma chère et tendre pour me le dire en prenant soin de la laisser en sa compagnie ? rétorqua Orion, feignant l’amusement.

La jeune femme lui répondit d’un sourire de connivence. Le capitaine se fendit d’une courte révérence et lui faussa compagnie pour retrouver Erika, qui avait l’air particulièrement embarrassée face à Archibald.

- Nous vous savons gré de votre sollicitude, votre Excellence, répondit Orion à sa place en passant une main autour de la taille de la jeune femme. Nous ne voudrions pas vous retenir et vous faire manquer à vos obligations quant à vos autres convives.
- Je vous en prie, vous êtes ici chez vous, répondit le blond avant de les saluer bien bas à son tour, le sommet de son haut de forme s’ouvrant et se refermant comme s’il les saluait lui-aussi de son propre chef.

Il avait compris le message. Le « mari » était de retour. Il retenterait certainement sa chance plus tard, Orion n’en doutait pas. Ce n’était pas tant la jalousie qui l’avait fait revenir que la crainte que leur couverture ne craque sous la pression que subissait Erika. La jeune femme était-elle vraiment à la hauteur de la mission qu’ils s’étaient fixée ? Ou allait-elle craquer bien avant qu’ils n’y parviennent ?

- Nous nous retrouverons pour le bal, ce soir, évidemment.
- Évidemment, votre Excellence.
- Appelez-moi Archibald.
- À ce soir.

Une main toujours passée autour d’Erika, Orion l’emmena à travers les couloirs du Clairdelune. De part et d’autre, de multiples alcôves accueillaient des pièces hétéroclites. Salons privés, salles de jeux, boudoirs, ce qui ressemblait à une salle de théâtre. Orion ignorait combien de personnes pouvaient simultanément résider à l’Ambassade, mais plus il avançait, plus les lieux lui semblaient immenses. C’était peut-être leur chance. Tant de monde et de mouvements constituaient l’occasion qu’il espérait de se fondre dans la masse et de pouvoir enquêter.

- Charmant hôte, n’est-ce pas ? Ironisa doucement Orion, tout en cherchant un endroit où ils pourraient « débriefer » tranquillement l’échange qu’ils venaient d’avoir avec l’ambassadeur et discuter de la suite.

D'une manière ou d'une autre, Orion parvint à leur faire fausser compagnie à l'ambassadeur. Par mesure de prudence, Erika tenta de garder la tête vide tant qu'elle ne se sentait pas suffisamment éloignée de ce dernier. Après avoir traversé des dédales de couloirs plutôt surprenants, elle respira de nouveau. Il était peu probable que l'ambassadeur récidive ses exploits à une telle distance. Et à mesure qu'elle s'éloignait, la sorte de brume ou de coton qui avait envahi son esprit à l'apparition de l'extravagante créature se dissipa. Elle n'en n'avait même pas pris conscience.

C'est ce moment précis que choisit Orion pour lui lancer une pique. La jeune fille eut toute la peine du monde à ne pas l'assassiner du regard. Il y avait du monde autour d'eux, et bien que personne ne semblait leur prêter d'attention particulière, elle n'avait qu'une confiance modérée en ce que ces gens laissaient paraître. De son côté, le grand brun s'en sortait plutôt bien, une main à sa taille et le visage serein. Elle devait elle aussi s'aligner, et vite. Elle n'avait pas spécialement envie de découvrir le traitement qui leur serait accordé si la supercherie était démasquée. Alors elle se contenta de passer un masque de convenance, puis de rendre son sourire à une très jolie jeune femme qui venait de les croiser - bien que son sourire soit fort probablement adressé au capitaine et non à elle.

"- L'a t-il fait sur vous aussi ? répondit-elle alors d'une voix plate, tandis que son visage continuait à jouer la comédie.

Pas de réponse. Elle lui jeta un regard de travers.

- A l'évidence non."

Il lui fallait partager cette information avec lui. Que l'ambassadeur était capable de s'immiscer dans les pensées. Mais pas là, dans les couloirs. Son regard s'arrêta sur une petite pièce vide à l'écart, dont la porte était restée entr'ouverte. Après une brève hésitation, Erika prit le bras d'Orion aussi naturellement que l'aurait fait n'importe quelle épouse et l'entraîna dans la pièce. Elle referma la porte derrière elle avec prudence, sans pour autant savoir si cette précaution était nécessaire. La pièce était exigüe et pourtant tout y était opulence, brillant, et sonnait terriblement faux. La brunette s'approcha de l'unique fenêtre qui laissait apercevoir un magnifique paysage doré d'automne. Une illusion à l'évidence.

La jeune fille reporta alors son attention sur le grand brun. Il n'était pas à exclure qu'ils soient écoutés dans cette pièce. Il lui faudrait choisir ses mots prudemment.

"- L'ambassadeur sait entrer dans la tête des gens, commença t-elle de but en blanc.

Jusque là, il n'était pas surprenant qu'une nouvelle arrivée s'étonne des pouvoirs de ce drôle de personnage. Elle insista du regard sur Orion.

- Il parle par télépathie, c'est une certitude. J'ignore cependant jusqu'où s'étendent ses pouvoirs."

Sous-entendu, je ne sais pas s'il a pu lire dans mes pensées, et si notre couverture a déjà été découverte ou pas. Elle ne put évidemment pas formuler ses craintes à voix haute.

La bonne nouvelle cependant, était que l'ambassadeur n'avait rien fait pour les arrêter. Du moins, pas qu'elle sache. Mais cette rencontre l'avait fortement refroidie. Il lui semblait que l'ambassadeur n'était pas le seul personnage inquiétant de cette cour. Le danger avait l'air prêt à surgir de nulle part à tout moment. Moins ils traineraient sur cette arche, mieux ce sera. Décidément, toutes les arches étaient perfides, même Babel qui lui avait pourtant semblé la plus accueillante de toutes. Est ce que Sidh avait aussi son lot de manigances et de faux semblants ? Aurait-elle simplement été trop aveugle pour voir ce qui se tramait sur sa propre arche ? Elle soupira. L'heure n'était pas aux états d'âme.

"- Bien, il me semble avoir entendu notre très charmant hôte mentioner un bal qui aurait lieu ce soir, reprit-elle d'un ton qu'elle voulait léger. Ce sera une excellente occasion d'apprendre à connaître tout ce beau monde."

Elle lui jeta un regard entendu. L'enquête pour dénicher Hildegarde devait commencer dès ce soir.

A l’étrange question d’Erika, Orion se contenta de plisser le front. Il ne comprenait pas à quoi la jeune femme faisait allusion. Avait-il tenté quelque chose de déplacé à son encontre ? Qu’il le fasse plus tard dans la soirée ne la surprendrait pas, mais dès maintenant… Encore que. Au fond, le Zéphyr ne maîtrisait pas tous les rouages ni les us et coutumes de cet arche. Tout en lui hurlait que cet endroit était une supercherie, mais il n’avait rien d’autre pour lui que sa criante intuition.

Ne sachant quoi faire de ses bras, Orion les croisa contre sa poitrine. Il n’osait prendre appui sur la riche tapisserie qui ornait les murs, ni s’approcher de la fenêtre à côté de laquelle était allée se placer son interlocutrice. Il resta près de la porte, aux aguets. De la télépathie ? Si c’était vrai, il s’agissait là d’une très mauvaise nouvelle pour eux.

- Pensez-vous qu’il puisse entendre tout ce qui se passe dans votre tête ? Est-ce que ce ne serait plutôt une sorte de pouvoir de projection ?

Le jeune homme manquait d’expertise sur le sujet. La femme qui avait pris son bras un peu plus tôt serait peut-être en mesure de l’éclairer sur le sujet. Il faudrait envisager de tenter de l’approcher de nouveau à l’occasion du fameux bal qui serait donné le soir-même. Si elle y était. Pour autant, elle portait sur son propre front le même symbole que cet Archibald. Le même symbole également que l’homme qui les avait mariés sur Zéphyr. Quelle était la véritable étendue des pouvoirs de cette famille ? Le Clairdelune était une sorte d’asile ou de refuge, à en croire leur hôte. S’il ne confierait sa vie à personne en ces lieux, il pouvait peut-être espérer bénéficier d’une certaine forme d’immunité, quant bien même l’ambassadeur aurait connaissance de leurs intentions. Ou bien les dénoncerait-il séance tenante au Conseil de Zéphyr ? Qu’aurait-il à y gagner ? Il leur faudrait trouver une sorte de levier, un moyen de faire pencher la balance en leur faveur. Donner une raison à Archibald de servir leur cause plutôt que celle de la Guilde des Navigateurs, si les raisons de leur présence en ces lieux venait à être révélée. Il y avait là matière à réfléchir. Orion fut tiré de ses pensées par la prise de parole de la jeune femme.

- Vous avez entièrement raison, nous n’avons pas de temps à perdre. Plus vite nous trouverons la mère Hildegarde, plus vite nous pourrons espérer repartir d’ici. Dans l’attente, nous ferons profil bas, nous essayerons de nous intégrer à cette cour…. En veillant à ne pas trop attirer l’attention de l’ambassadeur, ajouta-t-il non sans une certaine once de sarcasme.

Il n’avait pas pu réprimer la désapprobation dans son ton. L’ambassadeur avait un charisme et une aisance relationnelle qu’Orion ne pouvait s’empêcher d’envier, d’une certaine manière. Il n’aurait échangé pour rien au monde sa vie contre celle du blond, mais il fallait reconnaître qu’il avait, comme Bartholomé, une présence en société dont le grand brun était parfaitement incapable. C’était pourtant de ce type de talent qu’il aurait été utile de disposer en cet instant. Était-ce une erreur de sa part ? Aurait-il dû attendre le Boréal et son seul véritable ami avant de se lancer dans une telle épopée ? Il était trop tard, désormais. Plus le temps pour les regrets.

- … ou à l’inverse, reprit-il, plus songeur.

Si elle était là, sa stratégie, au fond ? Il fit quelques pas à travers la pièce.

- Si vous parvenez à accaparer notre « charmant » ami ambassadeur…

Il ne termina pas sa phrase. Il se garda plus encore de lui rapporter les propos que lui avait tenu la blonde. Après tout, si Archibald était occupé à séduire Erika, Orion aurait peut-être les coudées plus franches pour conduire son enquête.

- Bien, je vous propose que nous allions nous rafraîchir et nous préparer. La soirée risque d’être longue.

Il posa la main sur la poignée de porte, avant de se raviser. Il sembla hésiter. Comme à chaque fois qu’il était mal à l’aise, il passa une main dans ses cheveux.

- Ah, et une dernière chose. Etant donné – du bout du doigt, il fit deux aller-retours un peu gênés entre elle et lui – que nous sommes mariés, il paraîtrait moins étrange que l’on se tutoie. En tout cas, sur mon arche, les couples ne se vouvoient pas entre eux. Du moins en public. Pour le reste, ne vous en sentez pas obligée.

Trop heureux de pouvoir détourner le regard, Orion remit la main sur la poignée de porte pour quitter la pièce.

Là où Erika avait fait son possible pour rester secrète et évasive afin de ne pas éveiller les soupçons si les murs avaient des oreilles, Orion ne chercha pas à jouer la carte de la discrétion. Il énonça très clairement leur objectif de retrouver la mère Hildegarde, et commença même à réfléchir à haute voix à une stratégie pour glaner des informations ce soir. La brunette pinça les lèvres de désapprobation. Elle le trouvait fort imprudent, lui qui pourtant avait su faire preuve de discernement auparavant. Il lui faudrait espérer qu'il n'ait pas perdu toute sa prudence, sinon ils ne feraient pas long feu ce soir. Heureusement, les mots du capitaine ne déclenchèrent aucun piège ou interruption apparente, signe que peut-être ils n'étaient pas écoutés dans cette salle. Erika préféra néanmoins garder le silence.

Elle allait lui emboiter le pas pour sortir de la pièce lorsque le capitaine s'interrompit pour lui faire une remarque plutôt pertinente. La jeune fille hocha pensivement de la tête.

"- J'imagine que vous avez raison, sur mon arche non plus, il n'est pas courant de se vouvoyer entre époux. Faisons un effort au moins pour le bal de ce soir."

La tâche s'avérerait bien ardue tant il ne lui était pas naturel de tutoyer le grand brun, mais il valait mieux soigner les apparences. Et puis s'ils choisissaient finalement de se séparer comme l'avait suggéré Orion, ils n'auraient même pas à interagir ensemble.

Perdue dans les rouages de ses pensées, Erika fut surprise de voir un valet les accoster à peine étaient-ils revenus dans le long couloir, afin de les escorter jusqu'à leurs appartements "préparés par les bons soins de notre ambassade". Il les fit passer par tant de petits couloirs et d'alcôves que la jeune fille ne doutât plus qu'elle ne saurait jamais s'orienter dans ce dédale. Le valet les déposa devant une charmante porte surmontée de moulures élégantes, leur ouvrit, et se retira discrètement.

Elle aurait dû s'effondrer de désespoir en se rappelant qu'il lui faudrait partager cette chambre avec le caractériel capitaine - leur incapacité à cohabiter n'était plus franchement à prouver. Et pourtant, un large sourire étira les lèvres de la brunette. Une superbe robe bleue nuit l'attendait sagement sur le bord du lit, ainsi qu'une multitude d'accessoires et de bijoux en tous genres. La même attention avait été préparée pour Orion. Le peu d'affaires qu'ils avaient apporté étaient déposées juste à l'entrée. Au fond de la pièce, une porte entr'ouverte laissait apercevoir une magnifique baignoire et Erika crut entrevoir des effets de maquillage. Des fleurs fraîches avaient été déposées sur la petite table d'appoint et leur odeur embaumait la pièce. Elle avait enfin retrouvé son confort tant désiré.

Prise d'une bouffée d'enthousiasme comme elle n'en avait plus connu depuis des semaines, la nécromantienne attrapa la longue robe de soie, et s'élança joyeusement vers la porte du fond.

"- J'espère que vous n'aurez pas besoin de la salle de bains !" lança t-elle avant de claquer la porte et de s'y enfermer avec la ferme intention de ne pas en ressortir de sitôt.

C'était un vrai plaisir. Le bain chaud lui dénoua tous ses muscles endoloris par des semaines de cavale et de nuits inconfortables. Les savons et parfums qui avaient été disposés ici et là sentaient tous plus bons les uns que les autres, et Erika prit tout son temps pour se laver. C'était bon de se retrouver enfin. En sortant de la baignoire, elle s'enveloppa avec délice dans une grande serviette moelleuse et essora ses cheveux désormais parfumés à l'odeur d'un shampoing à la fleur d'oranger. La chaleur du bain avait embué tous les miroirs, et la jeune fille dut s'armer de patience et d'un sèche cheveux pour retirer la buée afin de pouvoir se coiffer devant la glace. A nouveau, elle prit tout son temps pour se sécher les cheveux et les coiffer comme elle les aimait. Elle les laisserait détachés, la robe s'y prêtait mieux.

Tandis qu'elle fouillait dans les affaires de maquillage pour en sortir de quoi se redessiner des yeux, elle reprit peu à peu conscience de l'importante tâche qui l'attendait ce soir. L'espace d'un instant, il lui avait semblé se préparer comme pour n'importe quel autre bal qu'elle avait tant affectionné sur Sidh. Les enjeux de ce soir étaient considérablement différents. Tout en appliquant du mascara sur ses cils, la brunette repensa à l'idée d'Orion. Bien qu'elle ne se réjouissait pas à l'idée de se retrouver à nouveau en compagnie de l'ambassadeur, si elle parvenait à le monopoliser ne serait-ce qu'une heure ou deux, le capitaine aurait sûrement plus de marge pour mener sa petite enquête. Et elle de son côté, pourrait chercher à soutirer des informations à ce fameux Archibald - si toutefois il ne découvrait pas la supercherie en entrant de nouveau dans sa tête. Mais cette fois-ci, elle se sentait préparée à l'affronter. S'il avait bénéficié de l'effet de surprise cet après-midi, Erika savait maintenant à quoi s'en tenir avec lui. Un sourire désarmant auquel il lui faudrait résister, et probablement une tentative d'intrusion dans son esprit pour l'impressionner. Elle tiendrait bon. Ils dénicheraient cette mère Hildegarde, trouveraient le chemin pour Arc en Terre, et cette drôle d'aventure avec les fous de Zéphyr ne serait bientôt qu'un mauvais souvenir. Une fois Arc en Terre trouvée, elle pourrait enfin penser de nouveau à son avenir, à elle-même.

Avec un regain de confiance, elle revêtit la robe bleue et en apprécia le tissu d'une douceur rare. Il semblait avoir été façonné par une main de maître, et la coupe témoignait d'une grande maîtrise de l'art de la couture. Pour l'accompagner, Erika choisit un collier discret en argent, qu'elle se passa autour du cou. Elle sourit au reflet dans le miroir : elle se reconnaissait enfin. La seule différence, était cet anneau à son doigt. Mais pour ce soir, il paraissait parfaitement naturel à son doigt. Il le fallait.

Avec un dernier sourire pour se mettre en confiance, la brunette déverrouilla la porte. Elle avait perdu la notion du temps dans cette salle de bain, et il était certainement temps d'y aller. Une brume d'air chaud et parfumé s'échappa tandis qu'elle ouvrit la porte à la volée.

"- Prêt ?"

La jeune femme fit soudain preuve d’un enthousiasme déroutant. Il semblait que ce ne soit pas tant la perspective de la mission que la vue des habits mis à disposition dans leurs appartements qui ait eu raison de l’humeur d’Erika, qui disparût presque aussitôt dans la salle de bains. Orion en profita pour faire le tour de la pièce, et notamment examiner s’il y trouvait quoique ce soit d’étrange, laissant entendre qu’on les épiait. Ou à l’inverse, un indice qui pourrait les aider dans leur mission.

Son inspection fut relativement brève. Il finit par revenir vers lequel où l’attendait une tenue des plus élégantes. Il fut heureux de constater qu’on ne l’affublait pas des habituels costumes de pingouins qu’il avait en horreur. Il s’agissait d’un élégant costume sombre avec une veste officier assortie rehaussée d’ornements argentés. La tenue n’avait pas été mieux choisie que s’il l’avait sélectionnée lui-même. Comme si on avait lu dans ses pensées…. Il s’arrêta quelques instants sur cette inquiétante perspective. Erika et lui évoluaient clairement en terrain dangereux.

Réalisant qu’il n’aurait pas accès de sitôt à la salle de bain, Orion se résigna à effectuer ses ablutions dans une bassine, à l’aide d’une carafe d’eau tiède qui avait été mise à sa disposition sur une commode de la chambre. Probablement quelque page prévoyant qui avait anticipé le fait que ces dames pouvaient passer un temps infini dans la salle de bain. Surtout lorsque ladite dame sortait d’un long périple un peu spartiate, qu’elle avait dû trouver très inconfortable. Il démêla et peigna soigneusement sa tignasse brune, puis s’habilla. Il posa la veste sur un dossier de chaise, s’allongea sur le lit et ferma les yeux un instant.

Quand il entendit le cliquetis de la porte, Orion se redressa brusquement. Il vit alors une apparition, dans un nuage de vapeur parfumée. Le grand brun en reste bouche bée. La jeune femme était parfaitement ravissante dans sa tenue de soirée. Il détourna rapidement le regard, comme pour masquer son embarras, et s’empara de la veste qu’il avait déposée sur le dossier du fauteuil, qu’il boutonna soigneusement. Il était temps.

- Prêt, lui répondit-il sur le même ton.

Lorsque la porte battante s’ouvrit devant le couple, Orion eut l’impression, l’espace d’un instant, que le temps se suspendait. Comme si la scène sous ses yeux s’étaient figés. Il en profita pour engloutir un maximum d’informations sur ce qu’il pouvait voir autour de lui. Evidemment, l’apparition aussi soudaine que prévisible mis à terme définitif à cette étrange rêverie.

A peine eut-il laissé Erika s’éloigner avec l’ambassadeur qu’une jeune femme vint s’accrocher à son bras à la place de la nécromancienne. Elle aussi portait au front la marque caractéristique de la Toile. Ils étaient cernés. Encore une sœur de l’ambassadeur, peut-être ? Celle-ci était en tout état de cause bien plus affable que son aînée.

- Emmenez-moi danser, monsieur Orion ! S’exclama-t-elle gaiement.
- Je ne danse pas.
- Oh que si, mon bon monsieur.

Sans lui laisser la moindre échappatoire, la jeune fille resserra sa petite main sur son bras avec une étonnante force pour son gabarit. Elle soupira intérieurement. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il l’entraîna vers la piste de danse. La jeune fille se mit à piailler et Orion ne l’écouta plus que d’une oreille distraite. Elle fut rapidement remplacée par la fille de Lasser. Son regard passa de l’une à l’autre. Aucun doute, elles étaient sœurs. Beaucoup moins souriante que sa benjamine, la jeune femme reprit néanmoins sa conversation là où elle l’avait laissée, plus tranchante.

- Je suis prête à vous parier un sablier bleu qu’avant minuit, votre chère et tendre appartiendra tout entière à Archibald.

La blonde plus âgée éclata d’un rire cristallin. Orion jeta un coup d’œil dans la direction de l’ambassadeur qui semblait exhiber Erika à ses côtés comme un vulgaire trophée de chasse. Une ombre passa malgré lui sur son visage, que ne manqua pas de remarquer son hôte. Il essaya de focaliser ses pensées sur autre chose, tandis qu’un rictus moqueur s’étirait sur le visage de la blonde.

- Un sablier, dites-vous ?
- Oui, vous savez, le mode de paiement de nos domestiques ? C’est vrai que vous arrivez tout juste sur notre arche. C’est le plus ingénieux des systèmes, mis en place par la mère Hildegarde pour permettre à nos domestiques de prendre du repos de temps à autres.

Essayant de ne pas laisser son esprit se concentrer sur l’évidence absolue, c’est-à-dire le nom de celle qu’il recherchait activement, il posa de nouveau quelques questions sur les sabliers et leur fonctionnement.

A l'instant où l'ambassadeur leur fondit dessus, Erika était prête. Elle n'aurait pas été contre encore un petit peu de répit, mais elle lâcha le bras d'Orion avec détermination. Elle était parée pour affronter le drôle de personnage, à qui elle offrit un sourire qui se voulait enchanté. Elle eut à peine le temps d'apercevoir une jolie blonde attraper Orion, qu'elle se retrouva entraînée à travers la foule et dût se concentrer sur les déblatérations d'Archibald. Il lui pointa un nombre incalculables de personnes autour d'eux, les nommant tour à tour ainsi que leur fonction, et la brunette fit de son mieux pour en retenir le plus possible. Chaque détail pouvait avoir son importance pour son "objectif Arc en Terre".

Tandis qu'un air entrainant se faisait entendre dans la salle de bal, l'ambassadeur la fit tournoyer avec grâce ce qui eut pour effet de la détendre légèrement. De toute manière, il lui fallait feindre la béatitude pour tenter de le retenir le plus longtemps possible auprès d'elle - et lui soutirer des informations si elle s'en trouvait capable. Cependant, à son désarroi, son partenaire la questionnait maintenant de manière presque intruisive sur sa vie, son mariage, et son époux. Feignant la légèreté du mieux qu'elle put, Erika répondit à chacune de ses questions de manière évasive, de peur de commettre un faux pas. Oui, Orion était un époux formidable, non elle n'était pas malheureuse le moins du monde que son mariage soit une union arrangée. Certes, sa famille lui manquait mais elle avait espoir de les revoir bientôt. Si elle ne s'ennuyait pas dans la routine maritale ? Absolument pas, et c'était d'ailleurs une question bien indiscrète. Archibald ria de son air faussement outré.

"- Bien bien, alors comment vous plaisez-vous par ici très chère ? questionna t-il comme pour détourner la conversation.

- Je dois dire que votre ambassade est fort belle, répondit-elle avec un sourire conquis. Les salles sont plus enchanteresses les unes que les autres, mais quel dédale ! Je suis tout simplement incapable de m'y repérer, je n'ai certes pas un excellent sens de l'orientation mais ici c'est un tout autre défi.

- C'est qu'il s'agit là de l'oeuvre d'une Arcadienne, expliqua fièrement Archibald.

Une vive lueur d'intérêt éclaira l'oeil de la jeune fille, qu'elle tenta de camoufler sous couvert d'un enthousiasme presque naïf. Elle battit des paupières et s'extasia en joignant les deux mains.

- C'est tout à fait formidable, je me dois de la rencontrer pour la féliciter pour ce travail absolument fabuleux !

A ces mots, l'ambassadeur eut un sourire indéchiffrable, puis tout en continuant à la faire danser, se rapprocha légèrement d'elle.

- Mais la mère Hildegarde n'est pas une femme que l'on pourrait qualifier de recommandable ma chère, susurra t-il. Je doute que vous appréciez ses manières.

Erika ne sut quoi répondre. Risquait-elle de se dévoiler trop en insistant pour en savoir plus sur cette femme ? Mais avant qu'elle ne puisse dire quoique ce soit, Archibald l'attira à lui d'un coup sec.

- Néanmoins... Il approcha son visage de son oreille, sur le ton de la confidence. On dit que notre architecte aime les oranges.

La jeune fille haussa un sourcil perplexe. Les oranges ? Comme les fruits ? Qu'était-elle censée faire de cette information ? Elle devait en savoir plus.

- Mon cher Archibald !

Une voix mielleuse l'empêcha de formuler la moindre question. Frustrée, Erika tourna vivement la tête en direction de la voix tandis que le visage de l'ambassadeur s'illuminait à la vue de la superbe femme qui s'approchait d'eux, tous sourires. La brunette soupira. Evidemment, elle n'allait pas pouvoir accaparer le coureur de jupons de la soirée à elle seule. Elle accepta poliment les excuses d'Archibald qui n'en étaient pas vraiment, tandis qu'il s'éloignait à pas vifs pour rejoindre sa prochaine cible.

Livrée à elle-même dans l'immensité du bal, Erika jeta un regard confus autour d'elle. Et maintenant ? Devait-elle chercher des oranges ? Cela semblait si... incongru. Et quand bien même devait-elle trouver une orange que devait-elle en faire ? Elle n'allait tout de même pas passer le reste de la soirée une orange à la main en espérant tomber sur cette fameuse Hildegarde, si ?

La brunette se risqua sans trop d'espoir à parcourir les différents buffets, mais elle n'y trouva que des boissons, une myriade de mignardises, et des petits amuse-bouche en tous genre. Mais aucun fruit, et encore moins des oranges. Les cuisines alors ? Le plus naturellement possible, Erika s'approcha des grandes portes pour s'éclipser au hasard à la recherche des cuisines. Mais elle fut arrêtée net dans son élan par le regard sévère et glaçant qu'un homme étrangement grand et fluet darda sur elle. Il était posté juste à côté de la porte principale, et bien qu'il n'était de toute évidence pas un membre de la garde, il ne semblait pas vouloir se mélanger aux festivités. Raide comme un piquet, la cicatrice qui lui barrait l'oeil ainsi que ses cheveux d'un blond polaire lui donnaient un air sévère qui fit passer toute envie d'escapade à la jeune fille. Autant éviter de se faire remarquer. Pas de cuisines pour le moment donc.

Pour se donner de la contenance, elle attrapa une flûte de champagne sur le plateau d'un serveur qui passait par là, puis s'en fut le plus dignement possible sans avoir l'air pressée. A sa droite, un objet familier la fit tiquer. Elle détourna le regard pour apercevoir un couteau posé sur une table, qui fut presque aussitôt saisi par une main gantée qui le fit disparaître dans un pan de veste décorée. Erika fronça du nez. Apparemment elle n'était pas la seule à avoir pu introduire une arme au sein de l'ambassade, cette règle n'était-elle donc là que pour faire joli ? Puis elle réalisa soudain. Ce couteau lui était familier parce que c'était le même que celui qu'elle avait volé à Astréos.

Astréos.

Le Pôle.

Ses alliés.

La jeune fille devint livide. Le Grand de la Guilde avait pourtant mentionné dans la Rose des Vents qu'il avait des alliés au Pôle. Il s'en était même vanté devant elle. Par Perséphone, comment avait-elle pu oublier cette information capitale ?

Affolée mais en essayant de contenir ses tremblements, Erika chercha du regard l'homme qui avait repris le couteau. Mais impossible de le reconnaître ou de même savoir s'il était encore là. Qui était-il ? Combien étaient-ils ? Et surtout, avaient-ils été mis au courant de son évasion ? Les recherchaient-ils ?

Prise d'une brusque bouffée de panique, la brunette se laissa tomber sur la première chaise venue. Remettre ses pensées au clair. Bon. Si Orion et elle étaient encore là alors même qu'ils s'étaient annoncés sous leur vrai nom auprès de l'ambassade, il y avait peu de chances que les alliés d'Astréos soient à leurs trousses. Ils auraient déjà bien eu le temps de les coincer. Ou alors prenaient-ils leur temps ? Dans tous les cas, il lui fallait absolument partager cette information avec Orion. Erika leva les yeux sur la salle face à elle. Le nombre de convives semblait avoir doublé depuis son arrivée mais elle n'avait pas le choix : il lui fallait retrouver le capitaine au plus vite. Se composant un masque de sérénité, elle fendit la foule d'un pas rapide.

Erika disparut de son champ de vision dans une dernier tourbillon de soie bleue. Difficile de garder un œil à distance sur la jeune femme alors qu’Archibald lui faisait traverser toute la salle pour lui présenter diverses connaissances, et que Clairemonde continuait à l’accaparer.  Il hésitait entre essayer de la retrouver et poursuivre la conversation avec la blonde qui ne cessait plus de parler. Non. Ils avaient convenu qu’elle occupait l’ambassadeur pour qu’il puisse mener l’enquête de son côté. Aucune raison d’aller jouer les protecteurs. Chacun avait sa part à faire et il devait lui faire confiance. Jusqu’à présent, leur plan avait l’air de fonctionner.

Clairemonde s’avéra être une précieuse mine d’information. Attirés par leur conversation, deux illustres inconnus, qui ne prirent même pas la peine de se présenter, s’y invitèrent pour faire part de leurs avis sur la mère Hildegarde – très négatifs – et sur ses sabliers – très positifs –. S’ensuivit un long débat sur les avantages et les inconvénients des pourboires par sabliers, sur l’inflation sur les prix de ceux-ci – on accusait la mère Hildegarde de s’enticher des serviteurs et des sans-pouvoirs au détriment des nobles de la cour et de faire son beurre sur le dos de ces derniers –, les vols croissants qui étaient constatés à l’ambassade ou encore sur le statut même des domestiques. Celui-ci fit l’objet de discussions particulièrement véhémentes. Le petit groupe se densifiait progressivement autour d’Orion. Taciturne, celui-ci se contenta d’écouter et d’engranger les informations, opinant parfois du chef pour faire montre d’empathie pour l’un ou l’autre des propos de ses interlocuteurs, les encourageant silencieusement à poursuivre. Quand le sujet dévia trop et que le débat se fit plus houleux, Orion en profita pour s’éclipser et échapper par la même occasion à la blonde. Il était temps de partager ce qu’il avait appris avec Erika. Mais où était-elle ?

Bien que de grande stature, Orion était loin de dominer la foule, parmi les membres de la cour du Pôle. Les descendants de Farouk étaient eux-mêmes assez élancés, et pour certains d’imposantes carrures. Il se glissa donc à travers la foule en quête de la jeune femme, s’arrêtant à un buffet pour remplir une coupe, saisissant au vol un petit-four sur le plateau d’un serveur, et faisant des pauses de-ci de-là, faisant mine de s’intéresser à une conversation ou l’autre, évoluant comme tout bon mondain parmi les invités.

Au détour d’un petit groupe, le jeune homme aperçut un éclair de soie bleue qui lui arracha un léger sourire. Il contourna l’attroupement par l’autre côté et accéléra le pas. Il intercepta Erika qui évoluait toujours d’un pas rapide en l’attrapant par la main. Il lui fit faire un tour sur elle-même en l’attirant à lui et passa une main autour de sa taille, l’entraînant d’une nouvelle volte vers la piste de danse. A l’écart de ceux qui discutaient. A l’abri de la vue des sœurs blondes en robe blanche, dont l’une d’entre elle le scrutait d’une de moue boudeuse. Le plus loin possible de l’ambassadeur. Au milieu de la multitude de couples qui tournoyaient. Un peu plus près des musiciens, pour laisser la musique couvrir le bruit de leurs paroles. A l’abri des oreilles indiscrètes. Ou du moins l’espérait-il.

- Je crois savoir où nous pourrions la trouver, souffla Orion dans l’oreille.

Il avait rapproché ses lèvres de l’oreille de la jeune femme, qu’il menait tout en surveillant leurs alentours. Le fait de rester en mouvement les aiderait aussi à se débarrasser d’éventuels importuns. Sauf ceux qui lisaient dans les pensées, bien sûr, si tant était qu’ils fussent écoutés par ceux qui en étaient capables. Du coin de l’œil, il vit la blonde à la moue se faire inviter par une silhouette qui se courba devant elle en lui tendant une main. Elle manqua de sautiller sur place et se laissa emmener en riant aux éclats. Son attention était désormais bel et bien détournée du grand brun et de sa compagne. Tant mieux.

- Elle a des ateliers, ici, sur la Citacielle, poursuivit-il, s’efforçant de ne pas prononcer le nom de celle qu’ils cherchaient. Je devrais pouvoir mettre la main dessus…

Il allait dire « sans aucune difficulté ». Il s’arrêta net dans sa phrase. Son visage se referma quelque peu. Il fallait s’y résigner. Plus rien ne serait jamais plus « sans aucune difficulté ». Néanmoins, il n’était pas seul. Il n’était plus seul. Si son pouvoir lui échappait de nouveau, alors peut-être qu’Erika, elle, pourrait la trouver. Il ne fallait pas se laisser sombrer dans le dépit et la morosité. Il n’avait que de bonnes nouvelles à annoncer à la jeune femme. Les renseignements qu’il était parvenu à glaner étaient précieux. Il se décida à poser un regard sur elle. Il recula légèrement la tête pour pouvoir observer le visage de la jeune femme, et fut contrit de découvrir celui-ci plus soucieux qu’enjoué. Il fronça les sourcils.

- Erika, que se passe-t-il ?

Une main la saisit soudain et Erika frôla l'attaque cardiaque. Puis elle manqua de s'effondrer de soulagement en reconnaissant le visage familier d'Orion. L'espace d'un instant, elle avait
bien cru qu'elle était prise au piège. Sans lui laisser le temps de se remettre de ses émotions, le capitaine l'entraîna à travers la piste de danse avec une aisance et un naturel qui la surprirent agréablement. Finalement, il s'en sortait presque mieux qu'elle dans cet environnement. Elle avait peut-être sous-estimé les compétences sociales de son partenaire.

La gorge et le ventre toujours noués par l'angoisse, Erika ne sut interrompre Orion qui lui fit part de ses découvertes plutôt prometteuses. Elle s'emmêla les pieds plusieurs fois tout en essayant de voir le côté positif des choses : ils tenaient une piste sérieuse grâce au travail du capitaine. Cependant, la jeune fille n'avait pas le coeur à se réjouir. Quand enfin il s'enquit de ce qui la préoccupait, elle tenta de dissimuler son inquiétude pour ne pas avoir l'air trop suspecte. Elle s'approcha à son tour de l'oreille du grand brun - du moins, elle essaya de faire au mieux.

"- Astréos, lâcha t-elle dans un souffle presque inaudible avec la musique. Il a des alliés au Pôle. Et ils sont ici dans cette salle, j'en suis presque certaine.

Un pas plus complexe l'éloigna momentanément du jeune homme. Elle profita du pas suivant qui les rapprocha de nouveau pour lui glisser la suite.

- Mais je ne sais pas qui ils sont, ni combien ils sont.

La danse prit fin et un brouahah envahit la pièce en attendant le morceau suivant. Erika en profita pour lui exposer le plus important.

- Et surtout, je ne sais pas s'ils sont à notre recherche ou pas, ou même s'ils savent quoique ce soit à notre sujet."

Ces individus auraient pu être au Pôle pour la même raison qu'eux. Mais Astréos avait laissé sous-entendre que ses complices étaient prêts à partir sur l'arche disparue avec lui. Alors recherchaient-ils réellement Hildegarde où étaient-ils simplement positionnés ici en attendant un signal de leur complice Zéphyr ? Et le Grand de la Guilde avait-il seulement informé ses alliés qu'il avait - au moins momentanément - échoué de son côté ? Si tel était le cas, avec quel degré de détails ? Tant de questions lui venait en tête, et elle n'avait aucun élément de réponse.

L'angoisse lui ayant donné chaud, Erika se saisit d'une flûte qui passait par là, la vida d'un seul trait, et observa prudemment les alentours. Aucun signe de l'ambassadeur. Tant mieux.

"- Autrement, reprit-elle un peu moins angoissée, tout ce que j'ai appris sur elle, est qu'elle "aime les oranges". Elle dessina les guillemets avec ses doigts en haussant les épaules. Je ne sais même pas si c'est littéral ou pas, je ne pense pas que l'information nous sera d'une grande aide."

Une nouvelle mélodie s'éleva enfin et le groupe se retrouva de nouveau plus discipliné. Erika reprit instinctivement les bras d'Orion, pour imiter le reste. Elle risqua un regard inquiet vers le capitaine.

"- Nous ne devrions pas rester ici tant que nous ne savons pas ce qu'il est de ces alliés, continua t-elle à voix basse. Savez-vous comment nous pourrions nous rendre aux..."

Le reste de sa question mourut sur ses lèvres. Derrière le grand brun, Archibald s'avançait vers elle tous sourires, suivi d'un homme inconnu. En voyant la veste de l'homme, son sang ne fit qu'un tour. C'était lui. L'homme au couteau. Le très probable allié d'Astréos. Et l'ambassadeur avait l'air de lui faire signe de le rejoindre pour faire les présentations.

Impossible. Une issue, et vite. Erika détourna le regard, en espérant qu'il s'agisse d'un malentendu. Peine perdue, Archibald esquissa un pas vers eux. A court d'idées, la jeune fille pivota d'un quart de tour, et jeta un regard mi-paniqué mi-désolé à Orion.

"- Je suis désolée", articula t-elle silencieusement.

Puis elle fondit sur les lèvres du grand brun avec toute la force dont elle était capable, pour faire passer un seul et unique message d'une clarté limpide : elle était occupée. Du coin de l'oeil elle vit l'ambassadeur dessiner un sourire en coin puis s'éloigner. Elle avait gagné peut-être cinq minutes. C'était leur échappatoire.

"- C'est lui, chuchota t-elle en se détachant à peine du pauvre capitaine. L'homme à la veste près de l'ambassadeur."

Elle eut toute la peine du monde à contenir sa frayeur. Ne pas savoir si cet homme en avait après eux ou pas, la rendait folle.

"- Les ateliers. Maintenant."