Il avait encore parfois l'impression de la voir. Une silhouette au détour d'une station, une passagère de dos dans une coursive de l'aéronef. Chaque fois, il sentait son cœur s'emballer. Chaque fois, il en ressortait un peu plus dépité. Il essayait de chasser son image de son esprit. Plus d'une fois, il avait envisagé d'utiliser son pouvoir pour tenter de la localiser, mais il s'était systématiquement ravisé. Une débauche d'énergie inutile. Une chance de plus d'en ressortir plus blessé encore. Désormais, il limitait l'usage de son pouvoir autant qu'il le pouvait, surtout lorsqu'il sentait poindre entre ses sourcils le début d'une migraine. Les occurrences en étaient de moins en moins nombreuses, mais ça lui arrivait encore.

Cela faisait une petite semaine qu'Orion avait débarqué sur Zéphyr. Il aurait pu s'y poser un moment. Bart avait fait des merveilles en son absence. Orion avait de quoi se navrer qu'il ne bénéficie pas de son propre commandement au sein de la flotte de Zéphyr. Il écarta rapidement l'idée de prendre des vacances. Il s'était déjà absenté suffisamment longtemps. Surtout, ne pas travailler le faisait ressasser encore plus. Non, il préférait ne pas avoir de temps libre à consacrer à ses ruminations et repartir. Il était passé voir ses grands-parents, bien sûr. À son grand bonheur, et à celui de son épouse, son grand-père était de retour à la maison. Il avait appris que Sélène et Astréos étaient introuvables, laissant par la même occasion deux places vacantes aux fonctions suprêmes de la guilde des Navigateurs. Sa grand-mère avait décidé de poser sa candidature. Le Conseil examinerait bientôt le dossier, mais elle avait toutes ses chances. Malgré ses résolutions, il n'avait pas pu résister. Il avait eu une longue explication de texte avec sa grand-mère. Il en avait eu besoin pour pouvoir définitivement tourner cette page douloureuse. Elle avait corroboré tout ce qu'avait dit sa mère et bien plus encore. A sa façon, discrète et invisible, Alba avait toujours été présente dans sa vie. Que valait-il mieux ? Ne pas savoir qu'elle était là, secrètement, à l'observer, et ou savoir qu'elle n'y était désormais assurément plus ? Orion était ressorti de cet entretien profondément affecté, mais quelque part aussi, le cœur un peu moins lourd.

Face à lui, Rhona riait aux éclats. Il avait entrepris de lui raconter quelques morceaux choisis de son périple. Le survol de Désert et de ses paysages extraordinaires. Son improbable rencontre avec les automates de Babel. C'était ce récit tout particulier qui lui valait une Rhona hilare. Elle en pleurait de rire. L'imposante rouquine avait un rire si contagieux qu'Orion ne put y résister lui non plus. Il n'avait pas ri de si bon cœur depuis bien longtemps. Elle s'essuya les yeux avec sa serviette et poussa un long soupir d'envie. Grâce à lui, elle voyageait un peu elle aussi. Son regard se perdit au loin. Orion n'osa pas l'interrompre. Le fou rire passé, il porta son verre de vin à ses lèvres. Il finit par reprendre doucement la parole.

- Ton Harmattan a littéralement fait le tour du monde, reprit-il plus sobrement. Ne resterait plus qu'il puisse le refaire avec sa propriétaire légitime...
- Mais tu sais très bien que…
- J'ai parlé à ton chef, Rhona.
- Tu as quoi ? S'empourpra la rousse en remontant ses lunettes sur son nez.
- Il me dit que tu n'as pas pris un seul jour de vacances depuis plus de trois ans. Et plusieurs de tes collègues ont manifesté un enthousiasme tout particulier à l'idée que tu en profites, ajouta-t-il avec un léger rictus moqueur.
- Toi.... gronda-t-elle pour la forme.

Derrière les épais double-foyers, ses immenses yeux verts brillaient d'un éclat nouveau.

- Merci Orion. Tu es un véritable ami.

Il en fut sincèrement touché. Pour accompagner ses propos, elle posa sa main sur celle du grand brun, qu'elle serra brièvement. Elle bascula en arrière sur son siège, qui ne manqua pas de manifester son mécontentement par un grincement de bois. Rhona tapa ses mains entre elle, un sourire éclatant toujours rivé aux lèvres.

- Tu repars déjà ? Demanda-t-elle alors.

Le sous-entendu sous la question était clair. Ce qu'elle voulait vraiment dire, c'était « tu es sûr de vraiment vouloir repartir avec le Boréal ? ». La réponse était toute aussi claire dans l’esprit d’Orion. Il n’avait rien de plus à faire sur Zéphyr.

- On redécolle demain matin.
- Juste après le Vendavel, oui, sourit-elle.

Il roula des yeux au ciel, amusé. Évidemment, il ne lui apprenait rien. La rousse sembla pensive, l’espace de quelques instants, comme si elle se demandait comment formuler sa question suivante.

- Tu n'as jamais pensé à essayer de la retrouver ?
- À quoi bon s'acharner à rechercher quelqu’un qui ne veut pas être retrouvé ? On savait pourquoi on signait. Je ne tomberai pas dans les travers de mon père, Rhona.

La grande Consignataire n’insista pas. Elle avait vu la façon dont Orion s’était renfrogné à la question. C’était visiblement un sujet sensible pour lui. Ils terminèrent leurs verres et quittèrent finalement le restaurant. La nuit était tombée depuis un moment déjà sur l’arche. Ils discutèrent encore un peu de tout et de n’importe quoi. Orion raccompagna Rhona chez elle. Elle le serra dans ses bras de sa poigne de fer et disparut avec un dernier geste de la main. Il repartit en direction du Parvis. Plutôt que de remonter directement au D7, il arrêta le Pneumatique au plus bas niveau de la structure hélicoïdale qu’était le Port-des-Airs. La Queue-de-Porc-des-Airs, disaient parfois les mauvaises langues. Il allait remonter tranquillement par les quais, pour profiter des lumières de la ville et de la légère brise nocturne. L’ascension était plus longue, mais il n'était pas pressé de retrouver le Boréal. Il avait besoin de marcher.  

De retour dans sa petite cabine, Erika s'écroula sur la couchette. Elle était prise d'une rage folle, sourde, comme elle n'en avait jamais connue. Elle inspira et expira plusieurs fois pour tenter de se calmer. En vain.

Elle avait cru être en colère contre Orion, mais elle avait réalisé que non, c'était bien envers elle-même qu'elle était furieuse. Pour avoir été incapable d'aller de l'avant. Pour avoir cru que débarquer comme une fleur sur Zéphyr était une bonne idée. Pour avoir cru qu'il serait encore enclin à lui fournir les réponses dont elle avait besoin. Et surtout, pour avoir réagi de la sorte à la vue de ce rencard. Il vivait sa vie, et alors ? Il en avait parfaitement le droit. Elle le savait. Elle aussi, en avait le droit d'ailleurs. Alors pourquoi n'y était-elle pas parvenu depuis son retour sur Sidh ? Pourquoi était-elle restée en apnée, rattachée à des espoirs qui ne signifiaient plus rien ?

Qu'avait-elle cru ? Qu'en le retrouvant elle allait enfin pouvoir mettre un point final à toute cette histoire ? Pourquoi avait-elle ce besoin obsessionnel de comprendre le pourquoi du comment de ce bourbier ? Etait-ce simplement pour sa propre sécurité ? Elle s'en était persuadée. Pour connaître le nom de ses ennemis, de tous ses ennemis, et comprendre jusqu'où elle était en danger. Cela se tenait. Si Elios la recherchait encore, elle devait le savoir. Si Astréos était toujours en liberté, elle devait le savoir.

Mais était-ce seulement pour ça ? Il y avait un terrible sentiment d'inachevé qui la rongeait. Elle n'arrivait pas à mettre un point final à cette page de sa vie. Elle devait entendre l'histoire. Toute l'histoire. Elle y avait été plongée malgré elle et depuis des mois, l'idée de la comprendre ne la quittait plus. On lui avait fermé les rideaux de scène sous le nez, juste avant l'acte final.

A nouveau la question s'imposa à son esprit : était-ce seulement pour ça ? Les premiers jours non. Les premières semaines non plus. C'est lui qu'elle voulait retrouver. Elle en avait ressentit un besoin maladif. Et puis elle l'avait vu repartir à bord du Boréal, reprendre le cours de son existence. Alors elle ne l'avait plus cherché. Depuis ce moment, elle s'était focalisée sur toutes les autres raisons pour justifier son agitation continue. Si Bertille ne lui avait pas soufflé cette stupide idée, elle aurait continué ainsi. Et cela aurait été bien plus simple.

Elle avait compris ce que signifiait avoir une idée obsessionnelle. Elle avait compris la frénésie qui animait Elios, qui animait son père, et qui animait tous ceux qui s'étaient lancé dans une quête irrationnelle. A la seule différence qu'elle ne savait plus ce qu'elle cherchait.

Erika sentit la tête lui tourner. Plus rien n'allait dans sa vie. Plus de foyer. Plus de but. Plus de repères.

De l'air, il lui fallait de l'air. D'un pas hâtif, elle redescendit de l'aérostat. Il lui restait toute une soirée pour se calmer. Elle avait cru bien faire de descendre à pied pour être le plus tranquille possible. Peine perdue. Le climat particulièrement clément de la soirée avait dû donner la même idée à toute l'aérostation. Ou alors avait-elle eut la malchance de tomber sur le débarquement d'un long-courrier particulièrement fréquenté. Erika souffla bruyamment. Chaque personne qui croisait son chemin le faisait à ses risques et périls. Ils avaient tous intérêt à aimer le froid glacial.

Une personne la bouscula et la jeune fille sentit son pouvoir faire des siennes. Il était sur le point de lâcher à tout moment. Son état émotionnel la rendait particulièrement vulnérable, elle le savait. Mais elle ne voulait pas être conciliante. Elle continua à marcher d'un pas vif parmi le flot de passagers. Encore un coup d'épaule. La brunette se retint à grande peine de fusiller le coupable du regard.

En fait, elle ne voulait plus marcher. Elle voulait juste retrouver sa cabine exigüe et s'y terrer jusqu'à Babel. Elle accéléra la cadence, encore. Nouvelle bousculade. Cette fois c'était trop.

La nécromancienne leva un regard assassin sur la silhouette sans même y réfléchir. Elle le regretta aussitôt. Trop tard. Le coupable venait de se figer face à elle ce qui lui valut des regards qui allaient de la confusion à la terreur pure parmi les gens qui l'entourait. Des cris de stupeur s'élevèrent tout autour, mais Erika n'y prêtait plus attention. Son visage s'était décomposé, pour une autre raison.

De toutes les personnes présentes sur ces quais, c'est lui qu'il avait fallu qu'elle pétrifie.

Orion atteignit finalement le Boréal mais décida de pousser plus avant. Il n’était pas encore prêt à rejoindre sa cabine. Il ne se sentait pas plus fatigué que cela et il était certain que s’il essayait d’aller se coucher maintenant, il ne ferait que contempler son plafond pendant des heures. Alors il poursuivit la lente ascension le long de la spirale. Il irait tranquillement jusqu’à la grande esplanade du quai d’honneur, au sommet, avant de redescendre.

Ce qu’il fit. Accoudé à l’une des rambardes de l’esplanade, il contempla son arche qu’il allait quitter une nouvelle fois dès le lendemain. Son regard se posa sur ses mains aux doigts entrelacés. Il réalisa qu’il n’avait jamais pris la peine de retirer son alliance. C’était désormais particulièrement futile. Il était plus que temps de tourner la page définitivement. Il retira l’anneau de son doigt et le glissa dans la poche de sa veste. Il la confierait dès le lendemain matin à un coursier avant son départ, afin qu’il la rende à son grand-père. Il s’épargnerait par la même occasion d’avoir à officiellement annoncer de vive-voix à sa grand-mère qu’elle ne récupèrerait probablement jamais possession du sien. Un léger halo blanc, vestige de sa présence, persistait autour de son annulaire. Il s’estomperait. Et avec, progressivement, les souvenirs de toute cette affaire.

Avec un dernier regard pour la Girouette, Orion tourna les talons pour repartir vers le Boréal. C’était sans compter sur le fait que la station fonctionnait à toute heure du jour et de la nuit. C’était sans compter, donc, sur le fait qu’en cette agréable soirée, le Chinook accosterait et que le grand brun se retrouverait pris dans le flot de l’aérostat en plein débarquement de ses passagers. C’était bien sa veine. Orion se retrouva coincé au cœur d’une cosmopolite foule dense, compacte et volubile. Le bruit, l’agitation et les manifestations de pouvoirs des uns et des autres saturèrent rapidement les sens du grand brun.

Une famille de cyclopéens dont les valises planaient au-dessus de leurs têtes en les suivant bousculaient sans ménagement d'autres passagers. Un groupe de totémistes splendides, à la peau d’ébène et aux cheveux d’or, étaient regroupés autour d’immenses caisses en bois percées de trous et surmontées de la mention « animaux vivants » et palabraient avec un Consignataire. Un alchimiste fila droit à travers un mur pour s’épargner la cohue en direction de la sortie et des ascenseurs. Des devins facilement reconnaissables aux fins motifs dorés qui couraient sur leur peau esquivèrent à temps un bagage qui tomba de l'aérostat. Un groupe de métamorphoseurs riaient avec leur ribambelle d’enfants qui s’amusaient à recopier l’apparence d’autres passagers autour d’eux. Zéphyr était à ce titre, avec Babel, l’une des arches les plus interfamiliales. Un minuscule Colosse transportait ce qui ressemblait à une gigantesque commode de grand-mère sans regarder devant lui. Orion se déporta brusquement pour l’esquiver et percuta accidentellement une petite silhouette qu’il n’avait pas vue. Une petite silhouette brune. Son cœur rata un battement. Une familière sensation glacée l’irradia soudain et… plus rien.

Lorsque le jeune homme finit enfin par dégeler, au bout de plusieurs longues minutes, son regard se posa sur le petit bout de femme brune en face de lui. Il se tétanisa de nouveau, cette fois-ci de façon parfaitement volontaire.

- Erika, souffla-t-il, incrédule.

« - Oh ça va, c’est temporaire ! Allez circulez y’a rien à voir. »

Avec de grands gestes de la main, Erika éloigna les curieux et les terrorisés. Par peur ou par prudence, le flot de passagers dévia sa trajectoire pour éviter la statue pétrifiée. Erika respira un grand coup.

En attendant, deux options s’offraient à elle. Soit elle prenait la fuite maintenant, retournait à sa cabine, et prétendait que cet incident n’était jamais arrivé. Orion n’avait certainement pas eu le temps de la reconnaître, et il mettrait sa pétrification sur le compte de l’un des nombreux passagers qui se bousculaient autour de lui.

Soit elle restait.

Son indécision se prolongeait. Elle observa longuement la silhouette gelée face à elle. Plus longuement qu’elle ne l’aurait dû. Il y avait quelque chose de terriblement rassurant à pouvoir le contempler avec la certitude qu’il ne pouvait pas la voir. C’était certainement la toute dernière fois. Son expression surprise était presque comique. Serait-ce donc l’ultime image qu’elle aurait de lui ?

Son regard parcourut son accoutrement, son éternelle chemise noire, les manches retroussées aux trois-quarts. Elle posa les yeux sur ses mains. Il ne portait plus l’alliance. Instinctivement, elle porta la main à son propre doigt. De son côté, elle n’avait pas su tourner la page.

Alors la nécromancienne prit sa décision. Elle resterait. Parce qu’elle avait besoin de cette dernière entrevue pour réussir à son tour à refermer définitivement ce chapitre. Elle se mit à lister mentalement toutes les questions qu’elle allait lui poser. Que s’était-il passé après son départ précipité ? Elios était-il toujours à ses trousses ? Et les fous de sa Guilde ? Devait-elle encore s’inquiéter d’être pourchassée ? Archibald était-il dans le coup lui aussi ? Qui était donc aux commandes ? Elios ? Simplement dans le but obsessionnel de retrouver Arc en Terre ? Ou y avait-il d’autres enjeux ? Qui était impliqué réellement ? Et…

Le craquement familier interrompit brusquement le flot de ses pensées. Elle n’avait pas anticipé le dégel. Heureusement pour elle, Orion été pétrifié dans une position relativement droite. Mais il faisait tout de même deux têtes de plus qu’elle, et elle ne pourrait pas le retenir à elle seule. Son regard scruta désespérément les alentours. A défaut d’une solution plus adaptée, elle se mit à pousser le jeune homme en direction de la rambarde de la passerelle. L’avantage des statues de glace étaient qu’elles glissaient facilement. Avec quelques difficultés, elle parvint à le maintenir contre la rambarde, et se positionna face à lui pour le garder en équilibre. Juste à temps.

Sa voix s’éleva, et Erika sentit toute son assurance fondre comme neige au soleil. Elle le relâcha brusquement comme s’il venait de la brûler. Interdite, elle fixa bêtement le grand brun, à court de mots. Sa bouche s’ouvrait et se fermait sans qu’elle ne parvienne à formuler une seule phrase. Elle était entrain de perdre tous ses moyens. Toutes ses questions bien préparées s’étaient envolées.

« - C’était involontaire », fut tout ce qui parvint à franchir ses lèvres.

Elle s’était sentie obligée de le préciser. Bien sûr que ça l’était, lui mieux que personne devait le comprendre. Etait-ce tout ce qu'elle avait à lui dire après ces longs mois ? Après tous ces tourments ? Elle était ridicule. Elle devait se ressaisir. Calmer son cœur qui battait la chamade, et qui l’empêchait de réfléchir. Tourner la page. Comme lui.

« - Je ne serai pas longue, réussit-elle à articuler finalement.

Elle le fixa indécise. Il lui semblait que toute une vie s'était écoulée depuis la dernière fois. Des questions. Des réponses. Elle se l'était promis. Elle repensa à l'alliance. Au rencard. Il ne lui devait plus rien, et elle ne le retiendrait pas. Abrège. Elle reprit la parole, la voix plus cassée qu'elle ne l'aurait voulu.

- Que s'est-il passé... après ? »

Autour de lui, la foule, la cohue, plus rien n'existait. Orion ne réalisa qu'à peine qu'il avait été déplacé. Il n'y avait qu'elle. Et il avait des millions de questions pour elle. En premier lieu, que faisait-elle là ? Elle aurait dû être sur Arc-en-Terre pour un voyage sans aucun retour. Même si son père était derrière les barreaux au Pôle,  Astréos et Sélène étaient toujours quelque part dans la nature. Représentaient-ils réellement encore une menace ? Orion n'en avait aucune idée, mais il aimait mieux ne pas le savoir. Que s'était-il passé avec sa mère ? Se pouvait-il qu'elle ait décidé au final de ne pas proposer son assistance à Erika ? Il l'avait vue l'emmener, pourtant. Elle l'avait emmenée avec elle. N'était-ce qu'une mascarade destinée à amadouer le garçon ? Que lui était-il arrivé au cours des deux derniers mois ? Et plus douloureusement, avait-elle pensé à lui pendant tout ce temps ? Elle était là, après tout. Aussi incroyable fut la situation, elle était là. Son visage effaçait le reste du monde autour d'elle.

Orion s'apprêtait à faire un geste dans sa direction quand elle reprit la parole. Il aurait dû être blessé par  ses derniers propos. Même pas un "Orion, quel plaisir !" ni même ne serait-ce qu'un "bonjour,  comment ça va ?". Non, au lieu de ça, elle était allée droit au but. Droit au seul sujet qui semblait l'intéresser. Et ce n'était pas lui. Elle agissait comme si de rien n'était. Comme s'ils ne s'étaient pas quittés brutalement dans des conditions si chaotiques - et dangereuses ! -. Comme si elle n'avait pas disparu pendant des mois. Encore et toujours, Erika ne se préoccupait que de sa petite personne et elle exigeait.

Pourtant, faisant fi de toutes ses réactions habituelles, Orion ne s'empourpra pas. Orion ne s'énerva pas. La seule émotion qui écrasait toutes les autres était un soulagement infini. Elle était là. Elle était vraiment là. Comme pour s'en assurer, comme pour s'assurer qu'elle était réelle et pas juste le fruit de son imagination, et pour une raison si évidente qu'il lui en brûlait les entrailles de la reconnaître, il combla la distance qui les séparait et l'enlaça. Il la souleva du sol et la fit tournoyer, plaquée contre son cœur.

Ça, c'était ce qui s'était produit dans le cerveau du garçon. Ce qu'une partie de lui aurait aimé faire. Mais le fait était qu'Orion était incorrigiblement caractériel et impulsif.

Était-ce vraiment tout ce qu'elle avait à lui demander ? Après tout ce temps ? Orion sentit comme une écharde de glace s'enfoncer profondément dans la poitrine. Et au bout de l'aiguillon, c'était Erika qui pressait et pressait encore.

Mâchoires serrées, visage fermé, Orion tremblait d'une colère mal contenue. Qu'est-ce qu'elle croyait ? Qu'il allait gentiment lui répondre ? Qu'il allait admettre qu'il avait essayé de la chercher par l'intermédiaire de sa mère et que son cœur s'est répandu en milles morceaux quand il ne l'avait pas trouvée ? Qu'il avait ressassé des centaines de fois tout ce qu'il aurait dû lui dire avant qu'ils ne se quittent définitivement ? Pas si définitivement que ça, semblerait-il, souffla une petite voix au fond de lui.  

- C'est toujours un réel plaisir de vous voir, Erika, grinça-t-il, cynique, en croisant les bras sur sa poitrine dans une posture de défi.

La réaction d'Orion lui fit l'effet d'un coup de poignard dans le coeur. Elle en ressentait une douleur physique. Il était injuste. Injuste de lui infliger un tel traitement alors même qu'il n'en avait pas le besoin. Il s'amusait simplement à la torturer encore un peu. Pourquoi ?

Dès que l'effet de surprise était passé, son expression s'était faite sévère. Il était toujours contrarié avec elle. Elle avait presque cru que c'était simplement son caractère. Et pourtant, il riait si sincèrement attablé à ce restaurant. Il avait l'air si simplement heureux. Elle ne l'avait jamais vu ainsi.

Qu'on en finisse.

Erika sentit tout son corps se relâcher. Elle aurait dû imiter le jeune homme et se laisser gagner par le cynisme. Le défier elle aussi. Elle aurait pu l'attaquer à son tour. Lui répliquer sournoisement qu'elle espérait que son dîner avait été des plus agréables et que la soirée avait été aussi charmante que la grande rouquine l'était. Après tout, c'était ce qu'elle faisait de mieux avec lui : contre-attaquer, encore et encore.

Mais elle en était incapable. Les mots ne sortaient pas. Son corps refusait de coopérer. Son coeur avait sombré dans un abysse de tristesse sans fin, et la douleur du coup de poignard persistait encore dans sa poitrine. Elle avait baissé les yeux, dépitée. Elle était au bord des larmes, mais faisait son possible pour se contenir. Encore un petit peu, et elle pourrait être libérée à son tour. Elle aurait ensuite tout le temps du monde pour panser ses blessures.

"- Je vous en prie, ne soyez pas cruel, implora t-elle presque. J'ai besoin de comprendre pour tourner la page moi aussi."

Cet aveu de faiblesse la tuait. Parce qu'elle avait honte d'en être encore là, à lui courir après, à l'implorer, alors que lui... Lui, semblait parfaitement heureux dans sa vie. Il était retourné sur son Boréal sans un regard en arrière. Il avait refait sa vie à Zéphyr, alors même qu'elle venait de passer les deux pires mois de son existence. Il s'était débarrassé de l'alliance, qu'elle-même portait encore au doigt.

Elle n'avait même plus la force de le regarder en face.

"- Je vous promets de ne plus jamais rien vous demander après ça."

Sa voix s'était complètement brisée. Elle avait prononcé ces derniers mots si faiblement, qu'il ne l'avait peut-être même pas entendue. Elle se détesta du plus profond d'elle-même. Parce que si elle n'avait pas cherché à se mentir, si elle n'avait pas été si fière, elle n'en serait pas là. Elle l'avait compris bien trop tard.

"Elle est là", souffla la petite voix, plus vindicative. "Elle est là, sur Zéphyr.  Elle est là... pour toi." Pas pour lui. Et pourtant ? Il repensa à tout ce qu'il voulait lui dire. Lui dire vraiment. Tout ce qu'il avait regretté de ne pas avoir osé lui dire. Il avait déjà raté sa chance une fois. Une occasion inespérée se présentait à lui et voilà ce que cet imbécile en faisait.

Une terrible réalisation le frappa alors. Elle ne se battait pas. Elle ne s'emportait pas. Elle ne le gratifiait pas en retour de ses remarques acerbes et virulentes. Elle avait l'air d'avoir tout simplement capitulé. Il avait sous les yeux une jeune femme abattue. Alors seulement le cerveau d'Orion, derrière le brouillard ambiant de sa colère, se mit à entendre et voir entre les lignes.

"Cruel". Était-il vraiment cruel avec elle ? Combien de fois l'avait-elle été avec lui, elle ? Il était pourtant vrai qu'il ne lui avait pas laissé l'occasion de lui raconter ce qui lui était arrivé, à elle, pendant tout ce temps. Il ne lui avait même pas posé la question. Si elle était vraiment passée à autre chose sur Arc-en-Terre, que faisait-elle donc ici ?

"Tourner la page moi aussi". Pensait-elle donc que lui avait tourné la page ? L'avait-il vraiment tournée ? Juste quelques instants auparavant. Quelques ridicules instants à peine avant qu'elle ne fasse un fracassant - et glaçant, au sens littéral du terme - retour dans sa vie. Un retour ou une simple halte ?

"Tourner la page". Elle n'avait pas tourné la page.... Orion baissa le regard sur ses mains. Sa main. Alliance. Toujours là. Sa carapace de cynisme, son mécanisme de défense, s'effondra. Le grand brun releva vers elle un regard parfaitement bouleversé. Il n'avait plus de mots.

D'une grande enjambée, Orion combla l'espace qui les séparait. Il s'arrêta à quelques centimètres à peine d'Erika. Avec un geste d'une infinie délicatesse, il prit la main gauche de la jeune femme, la porta à ses lèvres et embrassa sa paume ouverte. Il ferma momentanément les yeux en pressant sa joue contre ses doigts. Il souleva le menton du petit bout de brune vers lui, lui adressant un regard douloureux. Il guettait dans son regard l'autorisation de faire ce qu'il rêvait de faire depuis bien longtemps déjà. Mais c'était à elle qu'il confiait cette décision. Ça avait toujours été sa décision à elle, parce que lui, même s'il n'acceptait de se l'admettre que maintenant, avait depuis bien longtemps déjà basculé de l'autre côté. Il lui avait mis une arme de destruction entre les mains. Là, en cet instant précis, si elle le souhaitait,  elle avait le pouvoir de faire son bonheur ou de l'annihiler.

Silence. Malgré la cohue tout autour, malgré les passants et l'agitation, elle n'entendait que le silence. Son silence. Et il s'éternisait. Il n'avait aucune pitié. Son coup de poignard la faisait agoniser lentement. Alors pourquoi ne l'achevait-il pas ?

La brunette osa lever un oeil sur lui. Un oeil prudent, et quelque part désespéré. Le visage du zéphyr était indéchiffrable. Elle ne comprenait pas. Puis son regard croisa le sien.

Ce qu'elle y vit la bouleversa.

Il effaça la distance entre eux. Erika ne bougea pas. Elle ne survivrait pas à un autre faux espoir. Il lui saisit la main avec une délicatesse infinie, l'embrassa, puis la porta à sa joue. Elle refusa d'y croire. Sa peau irradiait une chaleur qui ranima son coeur anesthésié. Il ferma les yeux. Elle ne pouvait détacher son regard de lui. Tout son corps avait retrouvé la fièvre qu'elle avait perdue. Puis il releva légèrement son menton. Il lui demandait la permission.

Elle ne rêvait pas. Ce n'était plus une illusion.

Alors le visage de la brunette s'adoucit. Elle était en paix, enfin. Des larmes qui étaient restées en suspens dans ses yeux, une seule roula sur sa joue. Lentement, comme par peur de le brusquer, elle effleura la main qui lui soutenait le menton. Tout doucement. Son regard se perdit dans les yeux sombres du jeune homme. Puis elle ferma les yeux, et elle bascula entièrement. Ses lèvres rencontrèrent les siennes. Elle ne s'était jamais sentie aussi vivante. C'était d'une douceur infinie. C'était tous les non-dits qu'elle avait accumulé depuis si longtemps. Il lui sembla que le temps s'était arrêté, et qu'il ne reprendrait plus jamais. Elle se détacha légèrement pour coller son front au sien. Leurs souffles se mêlaient encore. Elle esquissa un sourire apaisé et ferma les yeux.

"- Tu m'as manqué."

Il aura fallu qu'ils mettent la mer de nuage entre eux, pour enfin se l'avouer.