Quand elle avait reçu l'invitation, elle avait d'abord pensé décliner. Avec l'été, elle avait beaucoup trop de choses à faire. Des mariages en pagailles, des mariées stressées abusant de son numéro de téléphone et des pépins de dernière minutes à régler. Et puis finalement, l'idée avait fait du chemin dans sa tête. Cette fête serait l'occasion idéale de se changer un peu les idées. De prendre du temps pour elle. De souffler un tantinet dans son marathon de mariages estivaux. Si bien que, finalement, elle s'était décidé à venir. Ses mariées attendraient. Ou pas. Son téléphone ne cessant de sonner, Lullaby s'emploi à le couper avant de le ranger dans son sac. Ce serait beaucoup mieux ainsi.

Une chemise blanche coupée aux manches, un pantalon noir au tissu fin,  bien repassé et la veste à la coupure droite avec un badge en forme d’ancre, où figure mon nom et mon statut de serveur. Je flottais un peu dans la chemise qu’on m’avait fournie et avec mes cheveux d’un roux flamboyant, j’étais facilement repérable par les invitées. Je me tenais un peu en recul, plateau dans une main, serviette dans l’autre. Dans la poche de ma chemise, le carnet indispensable à ma communication dessinait une légère bosse carrée. Ce boulot était bien payé et permettait à mes jeunes yeux de rencontrer un nombre incroyable d’extravagante personnes de tout milieu, venues se perdre dans les vagues et festivités de l’été.

Je n’ai absolument pas envie d’être ici. Mais quand on fait partie de la famille Kwon, il ne s’agit jamais de profiter d’un petit voyage agréable en famille, mais toujours dans cette optique de business en arrière-plan. Bien que les gens semblent s’amuser sur ce paquebot qui invite à la fête, la beuverie, les conversations conviviales, je dois rester auprès de mes parents. Silencieux, mais souriant. Il faut faire bonne figure. Fils unique, on m’exhibe comme un trophée. Obligé de feindre que je suis filial envers mes parents. Quelle connerie ! Depuis des mois on se dispute, parce que je désire aller étudier à l’étranger pour devenir illustrateur. D’ailleurs, je retiens mon envie de soupirer, puis je souris aux individus qui viennent à notre rencontre pour échanger avec mes parents. Pitié, j’espère que cette fête ne va pas me faire mourir d’ennui.  

Une fête sur un paquebot ? Glen n’était pas vraiment partant mais vu le nombre de ses clients qui y seraient présents, c’était presque une obligation professionnelle pour lui de s’y montrer. Alors il y était allé. Qui sait, il aurait peut-être l’occasion de rencontrer d’autres talents qu’il pourrait faire grandir dans son agence ? Il avait déjà un verre à la main quand il croisa son regard. Lullaby. Le sentiment de bonheur mêlé à la panique que sa simple vision lui procura lui intima la décision raisonnable de ne pas s’en approcher. De loin, il lui avait adressé un salut de la tête. Il était occupé ou, en tout cas, il devait le rester. « Merci euh… » Glen baissa le regard sur le badge du serveur qui venait de lui ramener un verre. Il en aurait bien besoin. « Valentio. » qu’il avait rajouté dans un sourire poli.

Elle ne s'attendait pas à le voir aujourd'hui. Et pourtant quand elle avait reporté son regard sur la foule, son visage lui avait immédiatement sauté aux yeux. Glen. À bien y penser, il n'était pas étonnant qu'il ait été invité, lui aussi, à une fête de cette envergure, considérant son métier, sa réputation. Ils évoluent dans le même univers. Il n'était pas étonnant, si elle avait été conviée, qu'il l'ait été lui aussi. Le voir ainsi aujourd'hui lui faisait cependant une impression étrange. Peut-être parce qu'elle ne l'avait pas vu dans la sphère publique depuis quelque temps déjà. Depuis leur dernier repas chez son père. Avant leur premier rencard. Forcément, le contexte appelait à la prudence, quoiqu'ils ne l'aient jamais vraiment abandonné. Mais elle se devait de faire particulièrement attention aujourd'hui. Aussi préfère-t-elle répondre à son signe discrètement, sans l'approcher, avant de parcourir la foule de nouveau, recherchant un autre visage qu'elle connaîtrait.

Je parcourais la foule, yeux grand ouvert, chaque bride de conversation, chaque rire des invités résonnaient à l'infini, si bien qu'il m'était difficile de me focalisé sur une seule chose ou personne à la fois. Une voix ce fit pourtant plus proche et l'appel de mon prénom m'aida à me concentrer dessus. J'ai souris au grand homme devant moi, je pouvais deviné une pointe d'accent non déplaisante dans sa voix. Il avait adressé un signe discret à une des plus belles dames qui se tenaient au loin. J'ai baissé les yeux, le sourire au lèvre, me demandant bien ce que cachait ce regard confus. J'étais très tenté, de me mêler à cette histoire en allant écouter de son coté. Je m'étais même penché pour la voir mieux, sans même me caché, puis avait levé un pouce vers le haut. Vraiment belle, pétillante.

Qu'on se le dise, y'a pire dans la vie que d'être embauché pour travailler sur un bateau, surtout si c'est un paquebot blindé de monde, de musique, de bonne humeur. Et c'est exactement l'endroit où je me trouve pour bosser aujourd'hui, avec quelques autres, pour réaliser des tatouages flashs à l'envie sur les épidermes des convives. L'occasion pour ces derniers de conserver un petit souvenir indélébile de cette journée, de ces moments. Pour l'occasion, j'ai donc préparé quelques planches estivales, quelques motifs inédits, à proposer. Des verres de cocktails, des soleils, quelques calligraphies, des éléments de plages... Et bien que les festivités commencent tout juste, je suis heureuxe de voir la foule s'attarder sur le stand, s'intéresser aux croquis proposés, annonçant d'ores et déjà une belle journée de travail.

Alors que mes parents se perdent dans une discussion hyper mortelle en matière d'ennui, je repère au loin une femme. Elle semble tenir un stand artistique où quelques personnes sont assemblées autour. Ses cheveux courts couleur ébène et ses nombreux tatouages me donnent envie d’aller voir ce qui s’y trame. Trouvant une excuse, je fais faux bond à mes parents. Parvenu devant la femme, je constate qu’il s’agit d’un plateau de tatouage. Je consulte l’album de sa catégorie flash. L’un d’eux m’attire énormément. J’y ressens un coup de cœur. Captant le regard de l’artiste, je pointe du doigt le dessin d’une tortue. J’ai déjà lu quelque part que la tortue symbolisait la persévérance et la sagesse. Que sa carapace, elle, était symbole de la protection envers les blessures humaines.

« Je voudrais celui-ci, s’il te plaît », demandé-je. « Je te laisse choisir l’emplacement, tout me va », rajouté après un moment de réflexion.

Ça allait être mon premier tatouage. C’est clair, mes parents vont disjoncter. Rien que de l’imaginer, ça me fait jubiler.

Captant un regard dans la foule, je m'intéresse à l'homme qui se tient devant moi, désignant un motif de tortue sur l'une des planches mises à disposition de la clientèle. J'hoche la tête. Avant de soulever un sourcil, comme il me déclame de choisir moi-même l'endroit où placer ce symbole, affirmant que tout lui sied. Un tatouage est pourtant indélébile. Un ornement qu'il conservera à vie sur son épiderme. L'idée qu'il ne choisisse pas lui-même, consciemment, l'emplacement de celui-ci me dérange. Comme la preuve d'un acte irréfléchi, quoique je ne puisse guère m'attendre à autre chose que de la spontanéité aujourd'hui.

"- D'accord. Premier tatouage ?" demandais-je en lui proposant de s'installer. "Dans ce cas je peux te proposer le bras, l'épaule, le pectoral ou la jambe. Y'a pas un endroit que tu préfère ?" insistais-je malgré tout, préparant mon matériel.

@cheshire-