- Vous avez déjà bien bu, peut-être pourriez-vous poursuivre la soirée avec des boissons sans alcool ?

Ma suggestion fut accueillie par les éclats de rire de mes collègues de travail.

- Octavia, sache que Jeff et moi sommes probablement les agents de la SPE.C.T.RE. les plus expérimentés en matière d’alcool.

*Les deux plus grosses poches à gnôle, tu veux dire…*


Quartier de Heywood – Le Glen – Megabuilding H1
Appartement de Zack Hanma
2:30 AM

- eT Fr-fRaNcHeMeNt oLiVia-Je m’appelle Octavia-fRaNcHeMeNt oLaVia, tU SeRaIs pAs La pLuS GroSsE CASSE-COUILLE dE L’hIsToIrE De L’hUmAnItÉ, tU S’rAis uNe FeUm PAR-FAITE !

- Oui-oui. Allez, on met un pied devant l’autre et on avance. Gnnnnh, ce que tu peux être lourd ! Knight, aidez-moi bon sang, c’est moi qui prends tout, là !

Nous parvenions, non sans tous nos efforts conjugués, à faire s’échouer Zack sur le clic-clac au milieu de son appartement qui aurait bien eu besoin d’une femme de ménage ou deux à temps plein.

- Vous faites surveiller votre taux de cholestérol ? Vous devriez consulter les services d’une diététicienne dans le cadre de votre surpoids. Ça vous arrive de faire le ménage ? Vous savez que des méta-analyses très bien sourcées mettent en garde contre la malnutrition et l’abus d’alcool ? Vous savez que les risques de développer des maladies cardiovasculaires et des complications diverses augmentent significativement quand […]

Les ronflements de Zack mirent bientôt un terme à l’échange que j’essayais d’avoir avec lui. Je téléchargeais de la documentation sur l’apnée du sommeil que je laissais sur son terminal privé pour qu’il puisse l’étudier à son réveil.


Nous arrivions à présent au pied de l’immeuble de Jeff, et la fatigue nous accablant tous deux, il était temps d’échanger quelques dernières cordialités avant de répondre à l’appel de nos lits respectifs qui se faisait de plus en plus ressentir.

- Reinhardt, merci d’avoir aidé pour la connasse sur échasses.

Ce petit sobriquet qui contrastait drastiquement avec l’état de détresse dans lequel nous avait plongé ladite personne eu le mérite de m’arracher un éclat de rire. Même si au fond de moi, j’espérais fortement que Knight ne parlait pas de moi en me qualifiant de « connasse avec des leds à la place des yeux » au bureau. On va avoir pas mal de taf à partir de là pour faire tomber Stooge, fais gaffe à toi… J’ai déjà perdu trop de partenaires comme ça, je veux pas que tu en sois aussi. Si je te perds aussi, je pense que je vais vriller alors me lâche pas.

- Ne vous inquiétez de rien, Jeff, vous savez bien que même avec un pied dans la tombe, je reviendrais toujours au bureau pour vous faire la morale sur votre consommation d’alcool et glisser en douce des flyers contenant de la doc pour aider les gens à arrêter de fumer dans vos tiroirs (oui, c’était moi).

Nous nous satisfîmes de cet ultime échange et j’observais Jeff regagner son immeuble en titubant légèrement. Au fond, j’avais parfaitement conscience que ni lui ni moi n’étions assez naïfs ou inexpérimentés pour croire en ce que je venais de déclamer nonchalamment… Personne ne saurait prévoir ce qui attendait le quotidien d’un agent de la SPE.C.T.RE. Et personne de métier n’était assez crédule pour s’imaginer qu’il serait sans risquer nos vies à chaque instant… En ressassant ma tirade sur le chemin du retour, je finissais par m’en vouloir d’avoir tenté en vain de balayer négligemment les inquiétudes de Jeff en sachant pertinemment que je ne trompais ni lui ni moi quant à ce dont été composée la dure réalité à laquelle les gens comme nous choisissaient de s’exposer. Rétrospectivement, il me semblait avoir fait montre d’irrespect à la mémoire de Gary Wu en agissant de la sorte…

Je réfléchis probablement trop…

Faut croire que j’ai l’alcool triste…


Quartier de Heywood – WellSprings Nord – Megabuilding H2
Appartement d’Octavia
6:30AM

[Votre ami le professeur Papadopoulos vous fait savoir que vous êtes cordialement invitée à vous joindre à lui pour prendre part à l’inauguration de la startup « RE-Born » qui se tiendra à Corpo Plaza la semaine prochaine.]

- Wow… Y a pas à dire, les prix Nobel d’économie savent vraiment s’y prendre pour draguer… Plutôt crever que d’aller me faire chier là après mon service…

[Il a dit que vous diriez ça. Il dit également que cet évènement constituerait l’occasion idéale pour vous de rencontrer des gens de la haute société de Night City qui pourraient retenir votre attention tels que Delilah Stooge, Hans Schwarzschi-]Hein ?! Quoi-quoi-quoi ?! Attends ! Delilah Stooge sera là ?

[C’est exact. Delilah Stooge, la présidente du parti politique « New Am », a accepté de venir couper le ruban lors de l’inauguration de la startup. Cette dernière reconnait dans un communiqué de presse récent l’intérêt et l’utilité publique d’une structure comme RE-Born qui se propose d’implémenter divers organes de sécurité et de contrôle informatique et physique dans les implants modernes afin de garantir la sécurité des citoyens de l’État Libre de Californie du Nord.]

- Dis à Tylio que je l’accompagnerai sans faute !

Je sautais dans ma voiture et prenais la direction du Q.G. C’est Knight et Ferguson qui seraient ravis d’apprendre ça. Davantage de recherches menées au bureau nous apprirent que RE-Born venait d’être acquise par « Ψ∞ » ( PSInfinite ), la branche innovation réputée dans le monde entier appartenant à « BrainTech », filiale en charge de l’engineering des nouveaux produits du groupe… WarTechie. Pour n’importe qui, cela ne poserait aucun problème. Mais compte tenu des informations en notre possession, cela commençait à faire plusieurs « heureux hasards » auxquels Delilah était fortuitement liée. Selon ce que Hanma parviendrait ou pas à faire cracher aux quelques Datas volées chez WarTechie, cette inauguration pourrait être l’occasion de faire prendre une tournure intéressante à l’enquête.

J’ouvrai les yeux sur un soleil brûlant mes rétines. Je ne devais pas être très à l’avance encore une fois mais la beuverie de la veille s’était peut-être un peu trop prolongée pour mon propre bien. Ca faisait un moment que je n’avais pas eu l’occasion de lever mon verre à une occasion joyeuse… La dernière fois, c’était… avec Gary, je suppose… Le doute se saisissait de moi alors que je roulai sur mon flanc pour me lever. J’avais l’impression d’être dans un sèche-linge tant la manœuvre me remua les tripes. Bon, j’avais certainement plus abusé que je ne m’en étais rendu compte.
 
La douche était autant salutaire que nécessaire dans cette situation. L’impression d’être dans un gyropode une fois les yeux fermés ne s’estompaient que lentement et il fallait pourtant reprendre la route pour aller au boulot. Tel n’importe quel flic de base, j’allais rouler bourré faute d’une IA de navigation potable dans mon système embarqué. Ca m’apprendrait à ne pas savoir me contrôler ! Je revenais dans la salle de vie en m’essuyant rapidement. Une fois de plus, mon regard se posa sur la table. La lettre, toujours soigneusement posée, resta dans son enveloppe. Je détournais aussitôt mon regard, faisant mine une fois de plus qu’elle n’existait pas. Je passai rapidement sur mes épaules un costume gris comme tous les autres que je mettais d’habitude.
 
J’arrivais au poste la gueule enfarinée. Pas de surprise, j’avais galéré sur la route et j’étais bien à la bourre. J’étais en vue de mon bureau quand je remarquais le Pope et Octavia en train de discuter à son niveau. Je soupirai un peu en me préparant à argumenter d’une manière ou d’une autre que tout était parfaitement normal. Je n’avais rien reçu sur mon agent pourtant… Si ? Quand je pus vaguement entendre ce qu’ils se disaient, ils avaient l’air plus enjoués que je ne l’aurais cru. J’arborai donc un sourire victorieux presque en claquant mon manteau et en écrasant ma clope.
 
- Bonjour, Knight ! lança Pope avec un léger sourire sans faire de remarque sur l’heure, contrairement à ce qui pouvait être attendu. Reinhardt vient de m’annoncer la bonne nouvelle. Il va falloir que vous vous trouviez un meilleur costume pour aller à cette soirée cocktail. Je doute qu’on laisse entrer un fonctionnaire aussi mal apprêté que toi dans la haute société, remarqua-t-il en détaillant mon costume.
 
Je jetai un regard à Octavia sans vraiment comprendre de quoi il retournait. Mon esprit était encore trop assailli par les brumes alcoolisées pour parfaitement saisir toutes les subtilités et tous les indices essemés par le chef dans ses paroles. En temps normal, j’imagine que j’aurais pu mieux saisir de quoi il retournait… mais en l’état, ça m’était impossible. Elle s’empressa de m’apporter tous les détails afin qu’on soit sur la même page. Je soupirai un peu en réfléchissant. On allait réellement se jeter dans la gueule du loup pour tenter de l’attaquer de l’intérieur. Enfin, c’était sans compter qu’on se fasse broyer par ses crocs à la moindre occasion. Quand on parle de la haute, on comprend bien qu’il s’agit de gens qui nous voient comme de vulgaires insectes. Difficile de leur donner tort en même temps : ils pouvaient se débarrasser de nous en un claquement de doigts. En rentrant dans leur monde, même en y étant invités, on jouait à un jeu dangereux : le leur.
 
- On a une semaine pour se préparer à l’un des moments les plus importants de toute notre vie, pas de pression, ironisai-je sans savoir comment montrer une meilleure volonté. Pour le coup, ça va être à moi de te suivre et de te laisser ouvrir la voie. Je ne serai pas aussi à l’aise dans un environnement mondain que dans des boites de Japan Town. Je compte sur toi, Reinhardt.
 
Peu après, Pope s’en allait. Il avait d’autres chats à fouetter que de nous écouter nous préparer. L’opération qu’on était en train de préparer était d’une importance majeure, bien sûr, mais toutes les opérations à la SPE.C.T.RE. l’étaient après tout. On était loin d’être les seuls à suivre de près les agissements de corpos ou de politicards assoifés de pouvoir. A vrai dire, on n’était même pas les seuls à bosser sur les assassinats des dignitaires pucés. Je tirai une nouvelle clope. Mon salaire allait encore tirer la gueule ce mois-ci si je devais m’acheter des fringues passables chez les richous.
 
Plus tard dans la matinée, lorsque je finissais enfin la paperasse sur la fusillade dans Pacifica, je jetai un œil au-dessus de la démarcation entre le bureau d’Octavia et le mien. Elle avait tout parfaitement organisé pour s’y retrouver, tout le contraire du mien. On pouvait tous deux s’y retrouver certainement mais à ma différence, n’importe qui pourrait trouver ce qu’il recherche dans le sien.
 
- Eh Octavia ! Je descends chez Big Byte. Je te prends quelque chose ? proposai-je en me levant et en passant ma veste sur mes épaules. Ils ont des bons Tiep Bou Dien si tu veux.
 
Je regardais les cadavres de paquets de clope sur mon bureau en en prenant un qui n’était pas complètement vide pour en tirer une. Je fis une note mentale pendant qu’elle réfléchissait de ranger un peu un de ces quatre et de racheter un paquet en attendant que la commande soit prête. 

Centre-ville de Night City – Corpo Plaza
Locaux de la startup RE-Born
6:00 PM

Le discours aux allures de propagande belliqueuse de Delilah touchait à sa fin, et Tylio et moi n’en avions pas loupé une seule seconde depuis le premier rang d’où je m’étais employée à analyser notre suspecte N°1 sous toutes les coutures pendant l’intégralité de son intervention.

- Elle sait y faire pour mobiliser ses fanatiques. Je lui accorde au moins ça…

- Oui, tu as vu ! Quelle formidable oratrice, n’est-ce pas ?!

- Euh… Tu veux dire que tu la soutiens ?

- Évidemment ! Rarissimes sont les personnes qui évoluent dans le même environnement que Delilah et qui sont aussi proactives et de tous les combats !

Je suppose que du point de vue du maître ès économie qu’était Tylio, une capitaliste ultra-libéraliste aussi entreprenante et téméraire que Stooge devait faire office de moindre mal en comparaison à tous les bien-nés bons à rien et les corrompus plus disposés à accepter les pots-de-vin qu’à servir leurs concitoyens qu’il devait rencontrer lors de chacune de ses conférences. Autant de véreux qui lui proposaient des chèques au montant toujours plus absurde et exclusivement issus de l’argent sale pour s’offrir ses services et accumuler encore plus de pouvoir et d’eddies qu’aucun individu normal n’envisagerait de pouvoir amasser en une vie…

Tandis qu’elle quittait la scène sous un tonnerre d’applaudissements, je profitais de l’occasion pour effectuer un calibrage de mes implants cochléaires. La CEO de RE-Born venait à sa rencontre et lui murmurait quelques mots que j’essayais d’isoler du brouhaha ambiant :

- C’était parfait, madame ! Irréprochable ! Mes félicitations ! Si vous voulez bien me suivre, les bouteilles de Louis Roederer Cristal ont été servies dans la salle privatisée dans le cadre de l’inauguration.

*Hmm ? J’ai peut-être pas totalement perdu ma soirée, moi…*


Salle de réception de RE-Born
Soirée de gala pour l’inauguration de la startup
8:00 PM

Damian Summers, PDG de BrainTech. Yumi Watanabe, directrice du pôle innovation de PSInfinite. Et même des gens comme Layla Löfgen, une actrice à la mode, ou encore Miguel Rojo, présentateur pour WNS News. Tylio n’avait pas menti en avançant que tout le gratin de Night City était invité… Heureusement pour moi, j’étais présente depuis peu dans la ville et jouissait par conséquent d’un parfait anonymat. Et quiconque aurait effectué une recherche rapide à mon sujet n’aurait trouvé que des résultats renvoyant à une psychologue spécialisée dans l’étude de la cyberpsychose ; la couverture parfaite pour s’introduire dans une société qui prétend chercher des solutions innovantes pour prévenir l’apparition de cette dernière auprès de ses concitoyens…

Le plan était simple : glaner un maximum d’informations grâce à mes implants, en épiant chaque mot de Delilah, surtout si elle se croyait seule, et en faisant parvenir à Hanma et Knight les infos en temps réel pour qu’il puisse reboucler tout ce qu’elle disait. Quelques faux sourires, de la discrétion, un minimum de rigueur et l’opération se déroulerait sans accroc.

- Octavia, je tenais absolument à te présenter à mon ami ici présent, je crois que vous aurez beaucoup en commun ; vous aimez tous les deux les choses totalement inintéressantes comme passer vos soirées à l’opéra !

- Enchanté de faire votre connaissance, Madame Reinhardt. Tylio m’a beaucoup parlé de vous, me dit alors en me faisant le baisemain un trentenaire séduisant aussi bien habillé que ses manières semblaient irréprochables. Mais permettez que je me présente…

- Oh, de grâce, souffrez que je le fasse pour vous, Monsieur Di Castiglione. Actionnaire de Petrochem, Biotechnical et WarTechie ; Industriel à succès entre autres dans le secteur des transports de fret, et philanthrope lorsque votre planning vous le permet. *Et surtout un salopard de mafioso, un passeur et un blanchisseur d’argent qui graisse la patte de quelques ripous du NCPD pour qu’on pense à l’oublier. J’ai une balle avec ton nom dessus, connard…*

- Alors là, je suis impressionné ! Je t’assure que je ne lui ai jamais parlé de toi auparavant. Décidément, les psychologues sont flippantes !

- Madame, permettez-moi de vous exprimer mes plus plates excuses pour ne pas encore en connaître sur vous autant que vous semblez en connaître sur moi. Ainsi, vous appréciez la grande musique ? Et il semblerait, les dernières robes à la mode de chez « l’Appel de Paris » ainsi que… Un instant… Iris et jasmin en note de tête, rose en note de cœur : « Plus-que-parfait » de François Saint-Ange.

*Génial… Maintenant je me fais draguer par un mafioso. C’est Hanma et Knight qui doivent se marrer en entendant ça…*

- Je crois que ton ami est un séducteur, Tylio.

- Loin de moi l’idée d’observer un comportement qui pourrait vous sembler irrévérencieux. Les amoureux de la sagesse et des choses les plus magnifiques que ce monde a à offrir tel qu’un opéra de Giuseppe Verdi ou quelques vers de Dante se font si rares que la pensée même de ne pas faire bonne impression auprès de l’un d’entre eux m’est insupportable.

- Voilà, tu vois. Lui aussi il aime Verdi et tous ces trucs. Donc pour une fois dans ta vie, relâche un peu la pression et profite d’avoir trouvé une personne dans le monde qui s’intéresse aux mêmes choses que toi.

Quelques échanges de politesses et une ou deux introductions à davantage de corporats plus tard et Delilah semblait toujours se contenter de faire ce que les politiques font le mieux : passer de la pommade aux bonnes personnes à grand renfort de jactance vide de sens.

Je m’octroyais un bref répit à la terrasse de l’immeuble accueillant la réception. Seule dehors, je m’appuyais sur la rambarde du balcon en lâchant un léger soupir de lassitude. Mes talons hauts me faisaient un mal de chien, et le verre de champagne dans lequel j’avais à peine trempé mes lèvres afin de conserver les idées claires était désormais tiède. Je jetais un regard au loin sans poser précisément mon regard sur quoi que ce soit. Depuis le balcon du 55ème étage, Corpo Plaza offrait une vue imprenable sur les quartiers environnants. De temps à autre, on pouvait observer l’aérodyne d’un businessman plein aux as voler nonchalamment au-dessus des quartiers défavorisés. Toisant ces derniers de toute sa hauteur et richesse. Le seul véritable rival de cet étalage de fortune étant les AV-6 du NCPD qui allaient et venaient à toute vitesse, se rendant d’une rixe à l’autre sans discontinuer, dans un flash de gyrophare et un effet doppler de sirène hâtée.

Je faisais parvenir un rapport de situation succinct à mes partenaires quant à la situation sur les lieux de l’opération. En l’absence de comportement suspicieux chez Delilah ce soir, il ne serait pas nécessaire de prolonger la filature plus que de raison. J’attendais les dernières directives de Ferguson quant à la marche à suivre pour le restant de l’inauguration, puis il serait temps de tirer ma révérence pour ce soir…