Un rire d’enfant résonne dans la ruelle.
Elle y jette un regard, suit le môme qui s’accroche désespérément à son père qui le soulève par les poignets. Les éclats de rire remplissent bientôt la ruelle, et elle n’entend plus rien que ça. Que cette bouche en forme de cœur, rose pâle, qui s’étire, qui exhibe ses petits dents de lait et son bonheur. Elle a une grimace avant de détourner le regard, comme dérangée par ce bonheur qui lui semble loin, pour ne pas dire inaccessible. Derrière la capuche lourde de sa cape, elle observe le lent va et vient des badauds qui à l’heure du crépuscule rejoigne enfin leurs chaumières.
Bientôt il n’y a plus que le silence qui règne sur le petit bourg de Tristam. Un drôle de nom pour une ville qui retrouve enfin la paix après plus de quinze ans de méfaits, de malédictions et d’autres rumeurs.
Elle se souvient de ces hommes qui racontaient l’histoire de ce vieil homme qui vint à Tristam, il y a quinze ans de cela. De cet homme qui demanda la charité, et puis l’aumône, mais on lui refusa tout. Alors le vieil homme, fourbu par le temps, s’étendit sur le sol et mourut dans l’indifférence la plus totale. On le trouva sur les marches de l’église, si maigre et si sale qu’on n’aurait pu deviner à son odeur s’il était un animal ou une pauvre âme.
Le curé prit le corps et le fit jeter dans une fosse commune – là où vont les autres damnés. Les femmes, les hommes ou encore les enfants qui n’ont ni nom ni baptême. Un grand trou sans croix, sur lequel on ne se recueille jamais.
Et on oublia l’histoire du vieil homme, et on oublia de lui donner les derniers sacrements.
Et cela fait maintenant quinze ans que ces pauvres damnés ignoraient pourquoi, à la nuit tombée, on entendait encore le bruit des ongles qui griffent les pierres du pavé de l’église.
Pourquoi les bûcherons ne revenaient jamais du bois après le crépuscule.
Pourquoi l’eau du puits fut empoisonnée.
Pourquoi…
A cause de leur cupidité.Un dernier bruit de volet qui grince, et la ruelle est désormais déserte et silencieuse. A Tristam, les habitants n’ont pas perdu leurs habitudes – peut-être sont ils plus méfiants, plus prudents, ou tout simplement plus superstitieux. Pourtant le maléfice qui régnait sur le bourg a été levé pas plus tard qu’il y a deux semaines.
Elle le sait, car tout le monde en parle ici, de cet homme qui arriva en sauveur après avoir été missionné. Il chassa d’abord du cimetière les derniers remords des morts, et puis les regrets des damnés. De fil en aiguille, il purifia la terre, et l’eau devint meilleur, et le sang cessa de couler.
Elle le sait, et c’est bien parce que tout le monde en parle qu’elle a voulu voir – et savoir. De ses propres yeux.
Alors quand l’homme en question sort, elle ne bouge pas d’un pouce. Ombre immobile aux creux des ténèbres, elle se fait discrète. Elle s’est rudement entraînée pour ça, des heures durant, des mois durant, des années durant. A ne pas faire de bruit, à retenir sa respiration. Pour se défendre tout d’abord, pour attaquer ensuite. Des années d’enfer, de souffrance, d’errance, à cause de ce soi-disant sauveur.
La rage grimpe en elle, et pourtant elle la maîtrise, comme on maîtriserait un fauve en furie. Il lui suffit de glisser ses doigts sur son fourreau pour apaiser ses envies de vengeance. Sur la pointe des pieds, elle le suit, alterne tantôt les distances, tantôt les côtés. A droite, à gauche, derrière une porte, derrière un pan de mur, tout est bon à prendre jusqu’à ce qu’il arrive à la taverne où il est hébergé aux frais de la princesse.
C’est que le bourgmestre a été ravi de l’affaire, et il lui reste encore quelques jours – pas beaucoup – avant de reprendre la route. Elle pourrait attendre qu’il fasse quelques pas dans la forêt pour lui déchirer la carotide d’un coup de dague bien placé, mais elle n’a pas de cheval et n’a pas envie de lui courir après.
J’ai assez attendu.Elle est décidée.
Comme une furie grecque, cela gratte à l’intérieur.
Elle revoit les images devant ses yeux, alors qu’elle attend qu’il grimpe à l’étage de la taverne rejoindre sa chambre pour la nuit. Son cœur bat à tout rompre, car elle le revoit sans difficulté, huit ans auparavant. Le sang barrant son visage, gorgeant sa barbe, alourdissant les mèches de ses cheveux éparses. Elle se souvient avoir mordu si fort dans ses joues, avoir senti l’hémoglobine au goût de métal glisser dans sa gorge mais ne pas le recracher, de peur que l’odeur ne l’attire.
Elle se souvient de sa mère, étendue sur le sol, le visage défiguré par la douleur, éternellement figé dans la mort. Elle n’avait pas regardé vers elle, ce soir-là. Elle était morte digne, et comme une mère elle avait protégé sa progéniture en la dissimulant avec un sort puissant – pour que « jamais on ne te trouve ».
Ses yeux s’embuent un instant, et alors elle est plus décidée que jamais.
J’ai trop attendu.Elle finit par entrer à son tour dans la taverne, et approche du comptoir où un homme assez fort et grand comme un ours se tient. Il essuie calmement les verres, d’un air distrait, alors que d’une oreille distraite il écoute un barde juste là. On chante les louanges d’un énième chasseur, situé plus au nord, qui aurait terrassé une chimère.
Elle ne lui jette aucun regard, et accoste le tavernier.
« Il me faudrait une chambre. Pour cette nuit, seulement. »Le grand gaillard l’avise, et décroche du tableau une clé accrochée à un petit cordage artisanal fait à base de tendon de cerf. Elle le reconnaît sans mal au nœud caractéristique à la fin, car les tendons de cervidé sont moins épais que ceux des bœufs. Elle fait glisser une pièce en or sur le comptoir, et sans prendre plus de temps, elle s’élance vers l’étage.
Le pas dans les escaliers est léger, et plus elle grimpe les marches, plus elle essaye de l’atténuer sur le vieux plancher de bois. Il grince, mais jamais assez pour réveiller qui que ce soit – du moins, c’est ce qu’elle se dit alors qu’elle se faufile le long du couloir, évitant de marcher au milieu, frôlant les murs, là où la tenue est la plus assurée, et le bruit le plus étouffé.
Elle se remémore alors le tableau de service du tavernier, et les nombreuses clés. Celle qui manquait, au dernier étage, probablement vendue à un mercenaire de bas étage. La première, offerte à un marchand de passage, car il n’y a que les marchands qui peuvent s’offrir une chambre avec un bain.
Enfin, les deux clés du milieu – pile, ou face. Une chance sur deux.
Nerveuse, elle passe sa langue sur ses dents, en caresse la canine pointue, et finalement se décide pour celle de gauche.
Quand on est un Saint homme, on ne peut qu’être à la gauche de Dieu… pas vrai ?Un sourire goguenard se dessine sur son visage alors qu’elle sort de sa cape un nécessaire à crochetage. Elle glisse l’épingle dans le barillet, joue sans faire de bruit avec l’acier jusqu’au « clic » qui indique que c’est ouvert. Elle retient sa respiration, colle l’oreille au bois de la porte, mais aucun son ne semble parvenir à son oreille.
Le champ est libre.Elle jubile intérieurement, nourrit la faim vengeresse d’espoirs et d’envies, avant de retirer l’épingle et de la ranger.
Sa main se pose alors sur la garde, et elle sort du fourreau une dague de belle facture, au plat décoré d’un alliance d’argent gravé.
Les morts n’oublient pas
Dans un silence qu’elle tient du bout des doigts, elle pousse finalement la porte. La chambre est sombre – les volets sont fermés – aussi elle distingue difficilement les silhouettes, mais elle en voit une au niveau du lit. Une comme une montagne.
Lui.Elle referme alors la porte derrière elle, et ses yeux s’allument d’un quelque chose de prédateur, d’une flamme sombre et sournoise. La main sert davantage la garde, tremblante d’une excitation qui ne serait presque pas la sienne, mais elle n’y fait pas attention. Au lieu de ça, elle approche à pas de loups, d’une démarche féline.
Dans la pénombre, il est difficile de discerner autre chose que ses yeux clairs qui, d’une façon assez mystérieuse et animale, s’allument comme deux lunes d’argent lorsqu’un rayon les éclaire. Le carré de son visage est cerné par une tignasse hirsute et mal peignée, cachée sous une capuche longue dissimulant un corps fin et agile.
C’est avec cette souplesse qu’elle arrive finalement au pied du lit, observant la masse qu’est l’homme. Le souffle régulier de sa respiration, et le calme inhabituel de la nuit.
Elle en profite. Elle inspire doucement à son tour, hume le parfum viril qui embaume la chambre, comme pour inscrire à jamais cet instant dans son être, comme il inscrivit sans le vouloir des maux à même ses os ce soir-là.
Si tu n’avais pas été là…Ses dents se serrent. La furie revient, et ses yeux s’assombrissent alors qu’elle décide qu’il est temps.
Le glaive sacrificiel se lève, plus haut encore que sa tête, et elle se penche sur lui pour mieux l’abattre. La lame claire dessine un trait couleur argent dans l’obscurité.
Si tu n’avais pas été là…