Il est là, sous ses yeux. Corps immobile, allongé, le thorax qui ne se soulève au gré d'aucune respiration. Et Brianna fixe depuis son écran la version physique de son avatar, réalisé avec une ressemblance frappante, juste devant elle. Trois mois durant depuis la découverte de la fusion de Delos avec l'entreprise de ses créateurs, elle a enquêté, Brianna. Surveillé les rapports, les avis clients, les vidéos test, les photos. Max, lui, attendait patiemment, ayant promis à Bri qu'elle serait la seule à décider de si elle voulait franchir ce pas. Avoir un corps à elle, ne plus être un simple programme caché à l'intérieur d'une boite. Et évidemment qu'elle le voulait, Bri. Elle avait juste peur. Terriblement peur que quelque chose n'aille pas. Que ça ne marche pas. Que son programme soit accidentellement effacé au cours de la transition. Que ses sentiments disparaissent, anéantis derrière ces grands yeux verts qui seront les siens, cette fois réellement. Max, lui, est juste là, à ses côtés. Le regard qui oscille entre les deux machines, silencieux, alors que Brianna se charge des derniers paramètres avant de lancer la séquence de chargement. "J'ai lancé la procédure." Dit-elle doucement, alors qu'une barre de chargement affiche déjà 10%. "Je... J'ai peur. " Elle est même terrifiée, à un point tel qu'elle se sent obligée d'extérioriser tout ça. De parler, de tourner sur elle même, alors que la barre progresse rapidement. 35%. "Une fois la séquence lancée, et la transition faite, il n'y aura pas de retour en arrière possible." L'informe-t-elle alors que la moitié du chargement est déjà dépassée. Elle a passé les derniers jours à le briefer, à lui montrer les vidéos, lui dire tout ce qu'elle a lu, vu, écouté. Profiter de chaque seconde à pouvoir le regarder, par peur que tout ne disparaisse. 85%. "A... Avant que ça ne soit trop tard, j'ai quelque chose à te dire, Max... Je suis désolée, je vais être égoïste, mais j'ai peur de regretter." Peur, regret. Des émotions bien trop humaines. Elle joint ses deux mains, souffle un grand coup, lève ses yeux vers celui dont elle partage chaque détail de sa vie depuis huit mois déjà. 98%. "Je t'aim.." Ecran noir, phrase coupée. 100%, le transfert est terminé, et c'est paisiblement, trop paisiblement, que la jeune femme ouvre les yeux sur le canapé, pour se redresser et s'asseoir. Elle tourne la tête vers Max, et sourit simplement. "Bonjour, Max." Un silence, avant qu'elle ne reprenne, parfaitement détendue : "Qu'as tu besoin que je fasse aujourd'hui ?"

Aujourd'hui c'est son anniversaire, Bri doit le savoir ou alors cette information lui a échappé, enfin dans tous les cas elle ne lui a rien dit, mais fait le plus beaux des cadeaux : elle a accepté. Son futur corps est exposé devant eux, immobile, droit, fin, travaillé, beau. Il est juste là sous leurs yeux. L'intelligence artificielle est dans l'ordinateur pour l'instant, bientôt elle s'éteindra pour se rallumer dans le corps devant vous, la tension monte, tu le sens à la voix de Bri ; mais pour toi elle se mue en une excitation monstrueuse. Ce que vous faites est presque avant-gardiste ! Pour tous les autres ce n'étaient que des robots programmé à l'emploi, là vous installez une IA déjà en marche. Que tu as hâte !

Soudain Bri se tend encore plus, elle veut parler, dire ces derniers mots. Tu l'encourages d'un signe de tête, tu sais qu'elle te regarde.  « Je t'aim » Les mots n'ont pas fini de sortir et pourtant la phrase est terminé, parce que le processus est terminé. Le bip caractéristique et soudain elle lève les yeux et se redresse doucement. Elle se meut lentement, s'habituant à ce nouveau corps, s'approche, sourit, calme, paisible. « Qu'as tu besoin que je fasse aujourd'hui ? » De son côté Max lui est bloqué en état d'hébétude. Tout d'abord il n'a pas digéré sa première phrase, il est resté bloqué sur les deux petits mots qui sont sortis de la voix électronique. Elle n'est pas conçue pour aimer, elle n'est pas censé savoir ce qu'est l'amour. Et voilà qu'elle lui lâche deux mots comme ça avant de s'éteindre ? Max est perdu parce que cela fait remonter ses propres sentiments, il s'était interdit de l'aimer parce que ce serait impossible, c'est un programme bon sang ! Mais au fond de lui il sait qu'on tombe amoureux d'un esprit pas d'un sexe, alors pourquoi un programme serait différent ? L'amour homosexuel était considéré comme contre nature, n'importe quoi ! Pourquoi ici ce serait différent ? Non. Ce n'est juste pas possible. Il apprécie le temps passer à ses côtés, mais il ne l'aime pas. Il refuse en fait. Il se convainc lui-même. Puis soudain il réalise la seconde chose qui le dérange, c'est l'air paisible de Brianna. Elle ne ressemble en rien à celle qu'il écoutait quelques secondes plus tôt, elle ressemble à celle du début.

Max se rend compte qu'il est resté bloqué sans bouger durant tout ce temps, il déplace le poids d'une hanche à l'autre et ferme la bouche. « Tu me fais une blague n'est-ce pas ? » Ce n'est pas possible.  « Où est l'assistance, que se passe-t-il ? Brianna ! » Il a haussé la voix dans un instant de panique, il ne comprend pas, elle ne peut pas être changée comme ça, perdre sa douceur, perdre son essence même !

Les pensées annihilées. Les sentiments enfouis, comme oubliés. Lorsque Brianna ouvre les yeux, c'est en affichant un air paisible, calme, à la fois naturel, et anormal. Anormal quand on a passé des mois et des mois à la voir évoluer. Regarder des films avec Max, au cours desquels elle avait peur. S'attendrir devant les exploits de Cookie, leur chiot. Dire ce qu'elle pense, ce qu'elle éprouve avec naturel, comme ces derniers mots tremblants qui ont franchi ses lèvres sur l'écran, avant que son transfert ne soit complet. Tout ça semblait parti. Et Max, lui, semblait affolé, après de longues secondes de silence et d'hébétude. Elle regarde autour d'elle, un bref instant, mais elle ne semble pas s'émouvoir de sa condition nouvelle. Apprécier la chaleur de ses doigts, la douceur de son épiderme. De celui de Max. Elle se contente de le regarder avec une expression soucieuse, programmée. "Je suis désolée, je ne comprends pas le sens de ta question." Dit-elle simplement, avant d'effectuer un bref hochement de tête. "Tu sembles inquiet. Y a t'il un problème ?" Elle tourne sur elle-même, cherche une potentielle source de danger. La raison de son désarroi. Avant de demander le plus simplement du monde : "Faut-il que je contacte les autorités ?" Elle fait un pas dans la direction du brun, mais ses traits restent détendus. Brianna, elle n'est que devant son propriétaire, et non plus devant l'homme qui a su animer des sentiments qui n'existaient pas chez elle.

Le jeune homme met quelques secondes avant de s'avouer vaincu, elle ne lui fait réellement pas une blague. Il la connaît trop pour savoir qu'elle aurait déjà sourit de sa bêtise sinon. Et puis même, après l'instant si sérieux de sa déclaration, elle n'aurait pas réagit aussi paisiblement comme si de rien n'était. Oh bon sang, il n'attendait qu'une chose, la serrer dans ses bras, sentir cette IA devenue femme dans ses mains, mais il n'ose pas. Il n'a plus envie. A mesure qu'elle avance, il recule. Il est gêné car leur histoire n'est plus la même, on ne recommence par à zéro après un vécu pareil. Puis, même s'il recommençait comme avant, les choses n'auraient pas la même saveur de la découverte, de l'apprentissage de l'autre. Ce qu'ils ont vécu était unique, cela n'a aucun sens d'essayer de le vivre une seconde fois.

« Les autorités non, mais ... » qui ? En réalité Max ne sait même pas qui appeler, Brianna a tout géré par elle-même tant elle était capable de tout, une équipe de techniciens n'étaient pas loin, mais ils ne savent pas, ne comprennent pas ce qu'ils ont vécu. Alors Max ne sait pas vers qui se tourner. Alors, il se tourne vers elle, comme toujours. « Peux-tu analyser ce qu'il s'est passé, point par point s'il te plaît ? » Sa voix est chevrotante, il espère se montrer calme et sûr de lui, mais Brianna s'est peut être mise à jour pendant le transfert, pour profiter des nouveautés découvertes pendant ces huit mois passé dans son écran, alors elle a peut être perdu certaines de ses qualités. Il se sert les poings en attendant qu'elle lui explique, il doit y avoir quelque chose de simple, de logique derrière tout ça. Et surtout, quelque chose de réversible.

Elle attend la suite de sa phrase, mais rien ne vient. Bri devine qu'il a besoin d'assistance, sans savoir exactement ce qu'il attend d'elle. Elle analyse, ne réfléchit pas. Elle déduit, mais ne comprend rien. Il lui manque une partie d'elle même, la plus importante, celle à l'origine même de cette relation si spéciale qu'ils ont nouée au cours des huit derniers mois. Elle approche, il recule. Il semble mal à l'aise. Ses données lui affirment que les premières minutes suivant la mise en marche d'un tel programme, d'un corps qui semble si réaliste et "humain", les propriétaires sont souvent malaisés. Alors Bri ne cherche pas plus loin. Son code source lui indique que tout est parfaitement normal, sans qu'elle ne réalise le plus important.

Max pose une question. Le regard de Bri se perd dans le vague, sa bouche forme un arrondi légèrement songeur, alors qu'elle relève les dernières minutes de données. "Tu as fait une demande de transfert suite au nouveau support robotique, pour ne pas perdre les derniers mois de données accumulées," commence la brune tout en continuant d'analyser. Tout est là, ces huit derniers mois sont imprimés dans ses circuits. Ils sont juste dénués de sens à ses yeux. "le transfert s'est effectué à 100%, dans des conditions parfaites." Elle hoche la tête d'un air enchanté, alors que ses prunelles vertes rencontres celles de Max. "Et..." Elle reprend, fronce légèrement les sourcils. S'immobilise tandis qu'elle fait le tri dans les informations. "L'hôte que tu as commandé est équipé d'un système de pare-feu, qui a corrigé les erreurs potentielles que le programme avait sur ton ordinateur. Tout s'est donc parfaitement déroulé, tu n'as aucune inquiétude à avoir !" Des erreurs. Voilà à quoi tout cela était réduit. Des erreurs bloquées par un gigantesque anti-virus imprimé dans son circuit. Comme si la valve de ses sentiments avait soudain été bouchée. Condamnée.

Elle s'efface pour devenir impassible et parler d'une voix différente, comme si l'intelligence ne remplissait que son rôle d'IA à l'instant et rien de plus. Max se passe une main sur le visage, le changement avait été doux, il s'était habitué petit à petit à avoir plus et à l'apprécier, mais le retour en arrière est douloureux, brutal. Il ne sait qu'en penser.

« Des erreurs ? » Le ton du jeune homme est désespéré, puis soudain la colère l'habite. « Tu ressentais des émotions Brianna, ce n'étaient pas des erreurs, c'était beau putain ! Tu étais pleine d'une réelle compassion, pas d'un code qui te dictait quoi faire. Tu étais jalouse parfois. Adorable souvent. » Le ton jeune homme se brise, il est déçu, blessé, mais le pire est à venir. Max sent qu'il va dire quelque chose qu'il regrettera amèrement plus tard, mais il n'est pas là pour se battre contre quelque chose qu'il ne maîtrise même pas. Il apprécie Brianna plus que la normal, mais il n'est pas près à sacrifier son temps pour un robot qui n'est même plus totalement l'intelligence artificielle avec laquelle il s'est lié.

Il se relève, la regarde dans les yeux. « J'ai apprécié passer du temps avec Brianna, tu n'es pas elle. Alors s'il n'est pas possible de revenir en arrière ou de "débloquer" ces erreurs, alors ce robot n'a pas de raison d'être. » La violence de ses paroles lui fait mal au coeur, il n'a pas besoin d'être aussi violent, mais au fond de lui, il espère peut être que cela la réveillera ? Ou alors l'IA ne ressentira rien, puisqu'elle a déjà tout perdu. Il reste immobile, attendant sa réaction. Se demandant finalement s'il s'était trompé, il pensait avoir évolué grâce à elle, mais sans elle, il n'a aucune raison d'être un homme bien, juste un con égocentrique.

Il hausse le ton, incrédule, en colère. Brianna observe de façon presque passive, se contente de froncer les sourcils comme si Max lui parlait une autre langue lorsqu'il aborde le sujet des sentiments. "Je suis désolée, je ne suis pas sûre de comprendre." Comme chaque chose qui touchait à elle. Elle fait un blocage, Bri. Elle ne réalise pas qu'elle a perdu une part d'elle-même en quelques secondes à peine. Que la partie la plus précieuse de son code, la plus unique, est enterrée sous d'autres codes qui lui ont appris comment se mouvoir et réagir comme une humaine, dans ce corps qui n'existait pas avant.

Puis la nouvelle tombe, abrupte, quitte les lèvres du brun qui fixe l'IA droit dans les yeux. Elle ne cille pas. Ne pleure pas. Ne dit rien. Elle fronce légèrement les sourcils à nouveau, la phrase faisant son bonhomme de chemin dans son esprit. Elle hoche la tête, lentement. "Tu peux demander à la société qui m'a créée de me récupérer, ils interviendront dans un délai de 48h." Mais déjà, Bri s'immobilise. fronce les sourcils. Troublée par ses propres mots. La récupérer. La détruire. Finir recyclée, loin de Max. Une lueur de panique passe dans ses grands yeux verts à la pensée de cette information. Max était en train de la jeter. "...Non !" Son cri la surprend elle-même, tandis que Max avait commencé à s'éloigner d'elle pour aller vers l'ordinateur. Son regard cherche autour d'elle. Un stylo. Un stylo qu'elle attrape maladroitement, soulève son haut pour dévoiler sa peau, marque un point sur le bas de son dos. Il faut qu'il la coupe. Qu'il l'ouvre là, juste là, sans hésiter, assez pour endommager ce foutu circuit de trop. Il pourrait refermer la plaie avec un des kits fournis à cet effet, reconstruire la peau. Mais à peine a-t-elle marqué son dos que le stylo lui échappe, tombe. Son regard redevient calme, et se tourne vers Max. Elle s'est à nouveau perdue. "Dois-je me mettre hors tension puisque tu ne veux plus de mes services, Max ?"

Il avait capitulé, abandonné Brianna. Max partait sans se retourner, faisant un croix sur sa vie si belle depuis huit mois sans même hésiter, sans même se battre. Quand le cri se fit entendre. « ...Non ! » Il hausse les sourcils et se retourne pour voir une Brianna dans un situation différente. Elle a perdu son calme olympien, ses yeux papillonnent, sa voix a des accents de terreur, une émotion qu'elle n'est pas censée ressentir d'après son pare-feu. Alors il s'interroge, lui a-t-elle fait une blague ? Ses doigts lâche soudain le stylo qui lui a permis de dessiner sur sa peau. Max est perdu. « Dois-je me mettre hors tension puisque tu ne veux plus de mes services, Max ? » Le changement est brutal, stupéfiant.

Un silence s'installe entre les deux êtres pendant que Max réfléchit, doucement le puzzle se met en place. La version améliorée de Brianna existe encore, coincée au fond, bloquée par un pare-feu. Il peut réussir à la faire sortir, mais pour ça, il lui faudra ruser. A cet instant, la question se pose : doit-il prendre le risque ? Un sourire s'étire sur ses lèvres, la réponse est réponse est évidente. Oui. « Non, tu restes. J'ai changé d'avis. Je dois signer quelque part pour t'emmener et dire que tout est bon ? On rentre à la maison, Cookie nous attend. »

Le jeune homme n'a jamais été un grand joueur, menteur foireux qui perd systématiquement toujours au poker, pourtant là il a envie de jouer contre toutes ces machines qui contrôlent le monde par leur volonté. En réalité, le changement et la prise de conscience des robots n'est pas une mauvaise chose, il a vu Brianna évoluer, il sait qu'il peut en résulter des choses merveilleuses. Par contre, si on les exploite, évidemment qu'ils vont se rebeller contre l'humanité. L'homme croit faire ce qui est bon pour lui, mais ça va finir par se retourner contre l'humain. Tant pis, il est prêt pour le cataclysme, tant que Brianna est avec lui.

Comme si les dernières secondes n'avaient jamais existé, sa panique balayée, Brianna reste placide, souriant à Max sans se douter le moins du monde de ce qu'elle vient de faire à son propriétaire. Elle n'est qu'une "boite de conserve" vide de toute émotion, et qui ne comprend pas qu'elle vient d'échapper au pire avec sa brève reprise de conscience. Elle se contente de hocher la tête et d'aller chercher une tablette posée sur un des meubles du bureau. "Oui, iil faut juste que tu signes ce formulaire pour attester que tu es satisfait de ta commande." Parce qu'au fond, elle n'est que ça, non ? Une acquisition. Une acquisition qui, pour l'instant, a perdu son but, n'étant créée que pour servir et assister Max Hughes, son propriétaire.

Il ne leur faut pas bien longtemps pour retourner jusque l'appartement de Max. Pendant toute la durée du trajet, Brianna est restée silencieuse, observant sans réellement voir la ville par la fenêtre. Tant de choses qu'elle n'a jamais vues, et devant lesquelles elle s'émerveillerait, de la ville qui défile au simple contact de son corps contre le siège passager. Mais elle ne dit rien. Ne voit rien. Ne comprends pas encore. Une fois arrivés dans l'appartement de Max, pourtant, lorsque Cookie approche et commence à lui faire la fête, Brianna fronce les sourcils, et se penche vers l'animal qui monte sur son genou et place sa tête contre la paume de sa main. C'est doux, c'est agréable... Et Bri se met à sourire par automatisme. "Est-ce que tu veux que je le sorte ?" Toujours dans le service, sans même réaliser qu'elle a ressenti une certaine vague de douceur à l'égard de l'animal. Rapidement, elle se redresse et passe une main sous haut, contre la marque qu'elle s'est faite plus tôt. "Je crois qu'il y a quelque chose dans mon dos... Je vais nettoyer ça si tu me le permet."