Mads aurait pu se perdre dans la contemplation du ballet que livrait le doigt de la dame sur le rebord de son verre. C’était assez hypnotique et il avait du s’y reprendre à deux fois pour s’arracher à un tel spectacle. Certains aurait été fascinés par la danse de tout à l’heure, par un bout de tissu en moins. Mads, lui, c’était par un doigt sur un verre. La danseuse avait un point d’avance sur lui. Elle connaissait son prénom. Mads, lui, n’avait pas su lui arracher la confidence. Tout ce qui se passait entre elle et ses clients restaient entre eux ? Dommage. Mads avait bien eu l’intention de glaner quelques informations à son contact, il semblerait que ça n’allait pas être si facile que ça. Qu’elle soit secrète à son sujet, passe encore. Mais à propos des autres clients de ce bar ? C’était bien dommage pour le flic sous couverture qu’il était. « Dommage. Moi qui adore les potins. » qu’il avait dit sans entrain, seul signe d’une supposée ironie. Mads ne laissait pas facilement le soin aux autres de lire sur son visage ses émotions. Pour sa mission, il avait un peu accentué le trait le rendant presque indéchiffrable. Dans le jeu de séduction dans lequel il s’était perdu, les questions fusaient. Est-ce qu’il venait de lui faire une promesse ? Il avait hoché la tête. « Bien sûr. » qu’il n’avait pas hésité à répondre et ça lui avait paru un peu trop naturel à son goût. « Et vous apprendrez que je tiens toujours mes promesses. Je ne disparaitrais pas. » Et ce n’était pas faux. Son grand besoin de justice l’y contraignait. Mais, dans le cadre de sa couverture, il venait peut-être de faire une promesse qu’il ne saura pas tenir. C’était ce qu’il fallait dire. Pour lui plaire. Parce qu’il avait un intérêt à s’en rapprocher… et parce qu’il en avait tout simplement envie. Dans le fond, il aimerait bien revenir. Se frotter à cette intrigante créature aussi souvent que possible, être aussi longtemps que possible intrigué par tous ses mystères… Mais il s’égarait sans doute un peu. « Je crois que nous cultivons tous les deux un certain sens du mystère. » Il avait haussé les épaules, trempé ses lèvres dans son verre. « Quand quelque chose est vraiment bien, on ne se lasse pas. » Un compliment ? De mieux en mieux. Un bref rire s’était échappé de ses lèvres ensuite quand elle était restée évasive après une des questions de Mads. « Un moment… Ce n’est donc pas toujours. » qu’il avait fait remarquer avant que la danseuse ne l’invite à poser d’autres questions. « La question serait plutôt : qu’est-ce que je n’aimerais pas savoir sur vous ? » Un coin de ses lèvres s’était étiré dans un sourire discret. « Malheureusement pour moi, je ne peux même pas connaitre votre nom alors je n'espère pas en apprendre beaucoup sur vous. » Il s'était rapidement pincé les lèvres avant de reprendre : « Pas ce soir en tout cas. »

Mes gestes, s’ils paraissaient innocents et distraits, n’avaient tous qu’un seul but : provoquer le désir chez mes clients. Chacun y était sensible d’une façon différente, ce qui en dévoilait bien plus sur leur personnalité qu’ils ne le pensaient. Je n’étais pas de celles qui allaient de façon dès plus frontale avec eux, voyant que cela en intimidait plus d’un, bien que je puisse également utiliser cette technique. Cependant je privilégiais des choses plus subtiles. Des mouvements, un instant de peau qui se dévoile, une mèche de cheveux que je replace, un petit tic qui semblait en vouloir dire tant sur moi. Et plus je cherchais, plus je voyais ce qui affectait l’autre. Et je ne pouvais donc pas rater le regard que Mads – mon client me répétais-je intérieurement – posa sur mon doigt. Je retins un petit sourire satisfait, ce qui sortait de tout professionnalisme que je m’imposais. Des choses si simples et pourtant bien plus dure à mettre en place… beaucoup de femmes ici n’auraient pas pariées sur cet aspect de sa personnalité.

« Eh bien… Au moins vous pouvez êtes assuré que, s’il y a des potins sur vous, ceux-ci ne seront pas de mon fait. » Lui rétorquai-je, sans croire un instant qu’il était friand de potins. « Enfin, j’espère pouvoir vous faire confiance pour que vous ne cherchiez pas à m’arracher tous ces potins. » Ajoutai-je, mon expression et mon ton entre douce tentation et une demande – supplication ? – si tentante d’y céder à la fois. Sa question était-elle parce qu’il craignait que je dévoile le contenu de nos discussions ? Discussions qui semblaient d’une certaine banalité, bien que je sente un sous-texte bien plus conséquent et bien différent de mes habituels contacts. Ou bien voulait-il que je me livre en confession sur mes autres clients ? Je n’arrivais pas à deviner ses intentions envers moi.

Peut-être pour cela que la conversation m’échappa, juste un instant. Juste assez pour que j’ai l’impression que mon masque se fissura un instant, que Mads me dévoila un peu plus de lui. Je m’étais rapprochée de lui, presque imperceptiblement. « Alors c’est à vous de ne pas me décevoir désormais. » Murmurai-je comme pour sceller cette promesse entre nous. Une folie. C’était une complète folie. Ce n’est qu’une comédie après tout, me soufflai-je. Pour lui plaire. Cette pensée me permit de me ressaisir. Ce n’était qu’un client de plus.

Je me redressais en continuant la discussion, venant mettre dans une petite boite – déjà trop grande à mon goût – les émotions que cela faisait naitre. Un petit sourire flatté étira mes lèvres. « Sans aucun doute. Mais je crois avoir trouvé quelqu’un de plus secret que moi pour une fois. » Je pris une faible gorgée de ma boisson, observant le niveau de mon verre. Je devais penser à ralentir. Je relevais la tête vers lui. « En êtes-vous sur ? Avez-vous déjà tenue suffisamment à quelque chose pour ne pas vous en lasser ? » Le questionnai-je en retour, d’une façon presque rhétorique et sûrement trop brutale, ne m’attendant pas à une réponse de sa part, et comme une forme de reflet à mes propres désillusions. Je revins à des pensées plus claires, reprenant mon masque. « Tout dépend de ce que vous appelez toujours après tout. » Rétorquai-je avec un petit sourire. Mon doigt reprit sa danse sur mon verre, pour reprendre contenance. « Vous seriez surpris des choses que vous n’aimeriez pas savoir sur moi. » Lui dis-je, moi-même n’appréciant aucunement l’idée que quiconque puisse en savoir sur moi. Pas même ma propre sœur…

Un sourire amusé étira mes lèvres. « Alors je vous reverrez bientôt dans ce cas. J’en suis heureuse. » Puis je me rapprochais de Mads en me penchant vers lui, mon corps frôlant le sien. « Mais si vous ne comptez que sur les mots, vous ne devez pas savoir beaucoup sur grand-monde. Les corps en dévoilent bien plus. » Je tournai la tête vers la foule autour de nous, captant les mouvements de plusieurs personnes. Les corps, les gestes, chaque mimique, chaque tic de langage signifiait bien plus que les mots qui s’échappaient. « Tout le monde se dévoile. Il suffit d’être attentif. » Je ramenai mon regard vers Mads, captant son regard. Il n’y avait pas de contact physique et pourtant j’avais cette terrible impression que ma peau s’électrisait. « Vous devriez être plus attentif. Qui sait, nos danses vous apprendront peut-être quelque chose. » Peut-être souhaitai-je, pour une fois, que quelqu’un comprenne que mes danses dévoilaient plus sur moi que n’importe lequel de mes gestes ici présent. Que ce n’était pas simplement pour leur bon plaisir. J’espérai qu’il ne saisirait pas… Je me redressai avec un sourire. « Ou peut-être qu’une autre danseuse attirera votre attention. » Ce qui fit naitre un sentiment déplaisant. Je ne voulais pas qu’il développe un autre intérêt.

Mads ne le savait pas encore mais une connexion dont il ne pourrait se soustraire était en train de se créer entre la danseuse et lui. Ça paraissait si superficiel de l’extérieur, pourtant Mads sentait bien à quel point c’était profond. Inédit. Différent. Plaisant. « Il n’y a absolument rien à véhiculer à mon sujet de toute façon. » Le mensonge était énorme, il n’avait néanmoins pas sourcillé. Non seulement il était policier mais en plus il s’était infiltré dans un gang, fréquentait tout un tas de gens peu recommandables en plus d’assister aux crimes qu’il commettait. Ça faisait beaucoup pour un seul homme. Mads ne pouvait plus se vanter d’avoir les mains propres, quand bien même ses intentions réelles étaient pures. « Parce que vous êtes plus encline à parler des autres que de vous, peut-être ? » qu’il fit remarquer alors même qu’elle n'avait répondu à aucune de ses questions clairement. C’était dur de lui en vouloir, il avait fait pareil. Ils ne se disaient finalement pas grand chose et il fallait naviguer subtilement dans toutes ces ruses pour trouver la véritable essence l’un de l’autre. Est-ce que Mads, qui avait toujours été un enquêteur rusé, saurait trouver les clés pour déchiffrer la douce créature ? Il n’en était pas certain, ou pas avant qu’elle ne le perce à jour. C’était une éventualité. A trop chercher de s’en rapprocher, il pourrait tout perdre. « J’y apporterai un soin tout particulier. Promis. » Pas la décevoir. Une promesse renouvelée. Mads n’avait jamais connu l’ombre d’un engagement dans sa vie et voilà qu’il promettait à la première danseuse de cabaret qu’il croisait qu’il ne la décevrait pas. Plus la conversation allait bon train, plus il sentait qu’il sortait de son cadre. « Peut-être bien. » qu’il avait répondu, toujours aussi vague, encore plus quand il s’agissait de ses propres mystères. La question d’après l’avait surpris. Déstabilisé, même. C’était elle qu’il entrevoyait. La vraie elle, peu importe son prénom puisqu’il ne le connaissait pas. Que lui était-il arrivé ? C’était fugace et déjà terminé, il n’avait pas su répondre et elle avait repris son petit jeu là où elle l’avait laissé. « Je pense que vous sous-estimez ma tolérance… Et ma curiosité à votre sujet, au passage. » Etait-ce vraiment de ça qu’il s’agissait ? De la curiosité ? Mads avait la sensation que ça allait bien au delà et il préférait ne pas s’y attarder. « Très bientôt. » qu’il précisa alors que son corps frôlait le sien, provoquant une petite accélération du rythme cardiaque du flic. Il se laissa ensuite hypnotisée par son discours, erreur de débutant on pourrait penser mais erreur inévitable face à tant de charisme. Il secoua la tête quand elle mentionna une autre danseuse, autant pour exprimer son désaccord que pour rompre le charme. C’était à lui de tendre des pièges, pas l’inverse. « Vous avez toute mon attention et je compte bien suivre vos conseils et découvrir ce que votre corps a à me dévoiler. » C’était osé. Sans doute un peu trop. Mads ne saurait probablement jamais puisque c’était le moment où il avait été coupé par une serveuse annonçant à Swann qu’elle était attendue pour une danse privée. Quelqu’un allait bien découvrir son corps ce soir mais ce n’était pas lui, ce constat lui laissa un goût amer.

Les minutes défilaient, la conversation se déroulait au fur et à mesure, mais je n’avais pas l’impression de subir cette conversation. Je n’avais pas besoin de faire semblant de m’intéresser à ses paroles, faire semblant de sourire et de rire. Oh… On ne pouvait pas dire que j’étais sincère dans tout ce qui se passait ici, mais c’était… différent. Très différent de ce à qui j’avais affaire d’habitude. J’avais pourtant certains clients qui pouvaient provoquer un certain intérêt, dont la conversation et la vie pouvait m’intriguer, mais pour eux, je n’étais là que pour les écouter, les séduire. Un être dénué de substance et d’esprit, qui n’avait aucun intérêt malgré ce qu’ils prétendaient croire. Aucun ne s’intéressait à moi, à qui j’étais. Ils voulaient croire en une femme mystérieuse, à peine réelle, mais qui, derrière son voile, n’avait rien de plus pour eux. Mads ne me renvoyait pas cette sensation et je détestais cela, car je sentais le fil des rencontres, que je contrôlais si bien en temps normal, glisser entre mes doigts sans que je ne puisse contrôler ce qu’il dévoilait.

Malgré ma confusion intérieure, je restais dans ce rôle qu’on m’attribuait. Un sourire amusé étira mes lèvres, tandis que je penchais la tête en l’observant. « Rien à véhiculer ? Vous êtes un menteur, soufflais-je en plongeant mon regard dans le sien. Vous êtes bien plus intéressant que vous ne semblez le croire. » Lui dis-je. Cette phrase… combien de fois l’avais-je déjà dite ? Sans jamais y croire. Il en était de même pour le loup. Je devais m’en convaincre. Alors je souris, encore et toujours. Pour plaire. « Vous en savez pourtant plus sur moi que l’inverse après tout. Vous savez où je travaille et ce que je fais. Vous m’avez vu danser. » Si peu de choses que je faisais en réalité, et tout à la fois. Tandis que de lui, je n’avais que son prénom – et encore, s’il n’était pas faux, comme certains pouvaient faire – et je pouvais deviner son appartenance, même si un doute anormal subsistait. Mads restait aussi évasif et flou que moi.

Une promesse renouvelée. Que cherchait-il ainsi ? Simplement répondre à mes sollicitations ou gagner ma confiance en espérant que je le crois ? J’étais bien naïve de penser cela. Ce n’était que des mots après tout, emplis de faux-semblants. C’était les règles du jeu. Autant tuer dans l’œuf le moindre petit éclat de curiosité et d’espoir. Cela ne m’était d’aucune utilité, si ce n’est me rajouter un fardeau que je n’avais pas l’énergie de supporter. De plus… ce n’était qu’un client et une promesse en l’air. Rien d’autre.

Un simple client… auquel je me dévoilais trop. Seulement une petite fissure. Un petit instant d’égarement. Mais pouvait-il comprendre que ma question faisait référence à mes pertes, mes secrets ? C’était trop fugace pour qu’il saisisse, pour qu’il entraperçoive quoique ce soit. Je devais surveiller mes barrières. Alors je repris, comme si rien ne s’était passé. A nouveau je souris, dissimulant l’amertume que je ressentais derrière les paroles mielleuses de nos échanges. « Qui sait ? Peut-être pourriez-vous supporter tous mes secrets sans prendre la fuite dans ce cas. » Lui souffle-t-elle en observant ses yeux. Mensonge encore. Simple mensonge, pour le tenter, lui faire croire qu’il pouvait savoir et comprendre des choses pour moi. Mais je ne me dévoilerai pas, car cette idée me terrifiait plus que tout.

Mais ma terreur, je la cachais, même à moi-même, plongeant dans ce jeu avec Mads, le tentant avec mes consœurs, ou ma propre danse. Après tout, nous étions ici pour que les clients reviennent admirer et convoiter quelque chose qui ne leur appartiendraient jamais. Un frisson parcourut ma colonne lorsque le loup répondit. J’entrouvris les lèvres pour répliquer, me sentant soudain sur un terrain dangereux. Une serveuse vint nous interrompre et un souffle glacé vint refroidir l’ambiance qui s’était créée en moi depuis le début de notre conversation. Une danse privée… Rien de plus que d’habitude. Un terrain que je connaissais bien, mais sur lequel j’aurais aimé être épargner ce soir. Ou au contraire… ce lien créer en si peu de temps était dangereux. Il valait mieux que je m’en éloigne. Je me tournais vers Mads, un sourire aussi charmeur que navré sur les lèvres. « Il semblerait que je sois demandée ailleurs. » Je me penchais prêt de lui, trop prêt sûrement, posant une main légère sur son bras. « J’ai beaucoup apprécié ce moment avec vous, Mads. » Simplement pour le charmer, rien d’autre. Je me redressais. « A très bientôt, j’espère. » Un dernier sourire, un dernier espoir pour lui et je me levais, rejoignant la salle qui m’étais attribuée d’un pas souple et gracieux, sans me retourner, persuadée de son regard posé sur ma silhouette.

Mads ne voyait plus les minutes défiler. Est-ce cette simple danseuse représentait réellement une piste sur laquelle le flic devait s’attarder autant ? Il n’en était pas certain mais il était prêt à prétendre le contraire, il était même prêt à se mentir à lui-même pour justifier d’être encore ici à jouer ce petit jeu. Pourtant, elle devait bien savoir des choses qu’il aimerait lui-même savoir pour faire avancer son enquête. Mais il n’y avait pas que ça. Elle exerçait sur lui un réel pouvoir d’attraction qui le rendait bien incapable de se soustraire à une telle discussion. Si la séduction n’était à priori pas son domaine de prédilection, il devait bien admettre qu’il aimait bien ça avec la danseuse. « Je vous assure, ma vie est plutôt ennuyeuse. » Et c’était la vérité. Ok, son métier de policier lui valait un peu d’action de temps en temps mais sa vie personnelle ? C’était le néant, le calme le plus plat. Il ne vivait que pour son travail, pour son besoin de faire la justice. Il ne mentait pas : si la demoiselle avait l’occasion d’avoir un aperçu de sa vie, elle se rendrait bien vite compte qu’elle n’avait rien d’excitant. En dehors de sa couverture qui devenait de plus en plus intéressante au fur à mesure qu’ils se parlaient. « C’est vrai, pour autant j’ai l’impression de me trouver devant un coffre fort dont je n’ai pas la clé. » Un très joli coffre fort. Un coffre fort pour lequel il pouvait bien passer un peu de temps à chercher la clé, non ? Il s’égarait. Encore. Ce n’était pas elle qu’il devait apprendre à connaitre mais les informations qu’elle détient sur le lieu et ses clients. Rien de plus. « Je ne fuis jamais. » qu’il avait énoncé d’une voix claire et assurée. C’était sans doute pour cela qu’on l’avait affecté ici. Il ne reculait devant rien. Pas parce qu’il n’avait jamais peur mais parce qu’il était toujours assez courageux pour faire face et continuer d’avancer. Ça le rendait un peu suicidaire parfois mais ne fallait-il pas l’être pour accepter une mission aussi dangereuse ? Et puis la conversation s’arrêta brutalement, laissant Mads sur sa faim. Elle était demandée ailleurs. Mads était resté impassible mais cette perspective lui déplaisait sans qu’il ne sache précisément dire pourquoi. Alors il n’avait rien dit. Pas même quand elle lui avait dit qu’elle avait apprécié ce moment, encore moins quand elle l’avait salué. Il s’était contenté de lui offrir un vague hochement de tête en guise d’au revoir avant de la regarder partir jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans une salle à l’abri des regards.

La journée était déjà bien entamée lorsque je me réveillais. Était-ce si surprenant après tout ? Mes horaires décalées ne me permettaient pas d’avoir un rythme normal, même durant mes jours de repos. Rares jours de repos qui s’avéraient souvent bien occupés, à faire tout sauf me reposer et prendre soin de moi – une chose que je prenais rarement de toute façon, sauf lorsque ma sœur débarquait et me poussait à faire autre chose. Mais aujourd’hui, ma tempétueuse sœur était bien trop occupée par son travail pour débarquer chez moi. Mes plans étaient pourtant bien banals : ménage, course, sport – comme si je n’en faisais pas suffisamment mais j’en avais besoin pour décharger – et ensuite… eh bien continuer de ruminer ma colère, d’avancer encore et encore pour atteindre mon objectif. Prêt de deux ans que je travaillais pour retrouver leur confiance, pour prouver ma fidélité, je ne pouvais pas laisser tomber, quand bien même je me sentais épuisée de me battre, d’être soumise sans cesse à cette pression. Certains diraient que je me l’imposais à moi-même, après tout je n’avais qu’à tout plaqué et m’enfuir… Comme si je n’avais jamais essayé… Mon seul choix était de me battre de cette façon, ou d’encaisser, de laisser-faire et d’accepter cette situation. Ce serait tellement plus simple… Cette phrase que me soufflait ma lassitude et ma fatigue, que je repoussais encore et encore. Je ne pouvais pas me laisser abattre. J’avais déjà trop perdu.

Une pause. J’ai besoin d’une pause.

A force de tourner en rond, de plancher encore et toujours sur les mêmes choses, je sentais mon esprit et mon corps à la fois céder. J’avais besoin de sortir, prendre l’air, voir autre chose et si je pouvais être seule, sans voir personne… Je saturais de moi-même, je saturais des autres êtres humains. Plus je les côtoyais au travail, plus je les rejetais. Comment ne pas être le cas, alors que pour mes clients je n’étais qu’une chose désirable et quand je sortais, les regards ne faisaient que me ramener à cette réalité de mon travail. Egoïste, détestable, violent, insupportable… Tous l’étaient, dans mon quotidien ou mon travail… Un instant, la vision de Mads m’apparut. Je n’avais parlé à ce client qu’une fois. Je l’avais entraperçu de loin plusieurs fois, ses yeux qui m’observaient à distance, sans pouvoir me rejoindre. Je ne comprenais pas cet homme. Ce n’était qu’un client comme un autre, aussi détestable que les autres. Qui devrait être aussi détestable… Alors pourquoi mon instinct me soufflait cette impression de protection et de sureté ? Comme s’il valait mieux que les autres.

Perdue dans mes pensées, mes pieds me faisant longer le port, l’embruns de la mer venant fouetter mon visage, mes yeux éblouis par le soleil qui se couchait au loin, je me perdais dans les rues de la capitale. Mes mains enfoncées dans les poches de ma veste légère, mes baskets frôlant le sol, mon jean tombant sur mes chevilles. Une tenue basique, qui n’attiraient guère l’attention, et pourtant je ne me sentais pas en sécurité. J’étais toujours sur le qui-vive. Enfin, presque… Cette fois-ci, je ne fis pas attention aux bruits et aux éclats de voix.

Je tournais dans une ruelle, m’avançais de quelques pas, mes pensées toujours tournées vers Mads et je me figeais. Sous mes yeux, la violence, encore et toujours. Un homme maintenait quelqu’un contre le mur, proférant des menaces à son égard. Un homme qui agissait sans retenu et dont la silhouette me rappela vaguement quelque chose. Un nœud au ventre, tandis que cette étalage continuait, je ne pus m’empêcher d’avancer. J’aperçus un instant son profil, le visage tordu par la brutalité, les yeux clairs et déterminés, focalisés sur son objectif. Je fis un pas en arrière. Mon talon heurta une bouteille de verre vide, qui glissa sur le sol et rencontra le mur, faisant bien trop de bruits. « Mads… » Ne pus-je m’empêcher de souffler, ne sachant quoi ressentir ou quelle expression adoptait mon visage. Surprise, peur, déni, rejet, trahison ? Trop de choses à la fois qui embrouillaient mon esprit, dans une scène qui me semblait bien irréaliste et à la fois beaucoup trop réelle.

Mads avait maudit chaque jour qui était passé depuis sa première entrevue avec la dénommée Swann. Elle ne l’avait plus vraiment quitté si bien qu’il manqua de peu de se détourner de son travail. Mais aucun joli minois ne pouvait le détourner de sa mission alors quand il l’avait aperçu la jeune femme, il s’était fait un point d’honneur de ne pas la retrouver. Il ne lui avait offert que le masque d’indifférence qu’il portait si bien, celui de l’homme mystérieux qu’il prétendait être. Pourtant, elle avait continué à danser dans sa tête. Les journées s’étaient donc enchainées et malgré la dangerosité de sa tâche, elles semblaient se ressembler. Mads mettait un pied devant l’autre, tantôt en obéissant à son supérieur dans la police, tantôt en accomplissant les sombres desseins que lui dictait de faire le chef de gang. Ces derniers mois, sa vie se résumait à ça : le bien et le mal. Et ces deux notions cohabitaient en lui, se mélangeant par moment, tant et si bien que Mads venait à douter de qui il était vraiment par moment. Cette couverture lui collait que trop bien à la peau. A quel prix lui faudra-t-il l’arracher un jour ? Saura-t-il revenir en arrière ? C’était dur à croire quand on voyait avec quelle aisance il avait soulevé cet homme pour le plaquer au mur, son bras appuyant sur sa gorge. Son air menaçant, il n’avait pas eu besoin de le travailler devant une glace. C’était inné. Mads pouvait faire peur. A en croire le regard de sa victime du jour en tout cas, oui. Pouvait-il donc être dangereux ? Sans doute. Mais le flic n’avait pas de remord. Il savait qu’il tenait une crapule sous ses mains, une crapule qui se frottait à d’autres crapules. Dans ce monde, aucun des hommes qu’il ne fréquentait n’avait sa compassion. « Tu n’auras pas d’autre avertissement. » Mads leva son poing dans les airs, prêt à frapper, avant d’être interrompu par le bruit d’une bouteille en verre se heurtant au mur contre lequel il tenait son lascar. Maintenant son emprise, il tourna la tête et eut du mal à en croire ses yeux. Un instant, il se demanda s’il avait des visions. Et puis il comprit que c’était bien elle, qu’elle était bien là. Pour cause, il n’aurait pas pu inventer cette expression, il ne l’avait jamais vu sur son visage auparavant. Sa mâchoire se serra. Son prénom à lui s’échappa de la bouche de la blonde et le flic se redressa pour laisser s’échapper sa proie. « Remercie le Seigneur pour cette intervention divine et dégage. » qu’il siffla avant que le mec ne prenne ses jambes à son cou. Mads s’assura qu’il soit hors de portée avant de détourner son attention sur la danseuse. « Vous ne devriez pas être là. » qu’il avait dit platement alors que son coeur, lui, s’animait d’une drôle de façon maintenant qu’il avait tout le loisir de la contempler.

Pourquoi ?

Cette question tournait en boucle dans mon esprit, alors que mon regard était posé sur les deux hommes. Un parfait inconnu et un… Un autre parfait inconnu, il fallait l’admettre. J’ignorais tout de Mads et pourtant lors de notre rencontre, j’avais eu cette impression étrange. Cette sensation, dictée par mon instinct, qu’il était peut-être, oui peut-être, meilleur que d’autre. Que je pourrais supporter un autre être humain. Bien plus que supporter. Alors le voir se tenir à l’écart durant ces quelques soirées avaient éveillé des émotions que j’avais préféré garder sceller. Mieux valait me tenir à l’écart. Ce n’était qu’un client.

Alors pourquoi ? Pourquoi cette violence alors que j’espérais mieux ? Pourquoi avais-je espéré mieux de lui ? Pourquoi étais-je blessée alors que j’avais su, que j’aurais dû savoir, ce qu’il était ? Il était comme tous les autres. Tous ces êtres absurdes, qui se complaisaient dans la violence, à la créer, la renforcer, mais surtout l’infliger. Je n’en pouvais plus de voir cette violence, encore moins y participer d’une certaine façon. Et aujourd’hui, tandis que je voulais penser à tout autre chose, je tombais sur lui, sur Mads.

Nos regards se croisèrent et je ne sus quoi distinguer dans son regard. Je n’avais as envie de comprendre ce qu’il exprimait à ce moment. C’est au moment où il s’adressa à sa victime, qu’il me quitta des yeux, que mon principe se raviva à moi. Ne jamais montrer de faiblesse. A personne. Plus jamais. Je devais me reprendre et ne jamais plus me laisser surprendre ainsi. Il était comme tous les autres après tout. Mon expression devint plus froide et dure, nos yeux se croisèrent à nouveau. Je devais trouver une échappatoire. Loin de lui. M’enfuir ? Peut-être, je ne crois pas que cela soit possible. Alors je reste droite, fière. « Ce n’est pas moi qui pollue cet endroit. » Lui rétorquais-je froidement. « Et il y a sûrement des endroits bien plus discrets pour ce type d’activité. » Ajoutais-je. Comme si le provoquer m’aiderait à sortir de cette situation. Et mes yeux se portent sur l’endroit où il avait maintenu l’homme au mur, un frisson me parcourut tandis que l’expression et l’éclat dans le regard de Mads me revinrent en tête. « Vais-je avoir droit au même traitement ? » A ces mots, la voix du loup vibra à nouveau dans mon esprit. Vous n’avez rien à craindre de moi. Pourquoi l’avoir cru ? Pourquoi un seul instant y avoir ne serait-ce qu’imaginer une réalité ? Face à cette désillusion aussi brutale qu’inattendue, je croisais les bras sur ma poitrine, essayant de conserver une contenance et de réfléchir à un moyen de m’échapper sans souffrance.

Dans un autre contexte, Mads aurait adoré voir son beau cygne en dehors de sa tanière. D’ailleurs à en croire l’agitation de son palpitant, il adorait cette vue… mais pas l’endroit, pas la situation. Sa mâchoire s’était serrée alors qu’il faisait abstraction de l’affolement dans sa cage thoracique. Non, elle ne devrait pas être là. Ou plutôt, elle ne devrait pas l’avoir vu. C’était une nuance. Le flic n'avait pas l’impression de déceler de la surprise sur son visage. En revanche, il voyait une froideur extrême alors qu’il était persuadé d’avoir réussi à l’attendrir auparavant. Ils étaient repartis de zéro. Pire que ça. Son jugement sur lui était maintenant négatif et ce n'était pas bien. Pour le bien de sa mission, évidemment. Quoi d’autre ? « Je ne suis pas la pollution qui gangrène cette ville. » Oui. Bien sûr. Comme si elle pouvait croire ça maintenant. Mads voulait montrer patte blanche mais c’était bien impossible : rien ne l’autorisait à dévoiler sa couverture. Il se mettrait en danger, il lui donnerait de quoi le faire chanter et il n’en avait tout simplement pas le droit. Et puis il la mettrait aussi en danger au passage. Il souffla. C’était peine perdue. Il secoua doucement la tête quand elle lui demanda s’il lui réservait le même sort. S’attaquer à une civile. Une innocente. C’était bien mal le connaitre et, mon Dieu, elle ne le connaissait pas du tout. Il fit un pas vers elle, les deux mains en l’air comme si ça suffisait à prouver sa bonne foi. « Jamais. » trancha-t-il sur un ton implacable. Elle avait croisé ses bras, il avait avancé de deux pas de plus. Il baissa alors la voix pour continuer : « En revanche, je vous encourage à rester discrète. Mieux vaut éviter les problèmes. » En l’évitant lui ? Oui, ce serait une décision sage et si la danseuse était si ce n’est qu'un peu raisonnable, c’est ce qu’elle ferait. « D’ailleurs… Vous allez où ? Je devrais peut-être vous accompagner, ses rues ne sont pas très sûres. » Ce n’était même pas une question mais bien un avertissement : il la suivrait jusqu’à ce qu’elle soit en sécurité.

Mes yeux posés sur le loup, je faisais en sorte de rester droite, de ne pas fléchir face à lui, mais aussi face à la tempête émotionnelle qui menaçait mes barrières si bien établies depuis des années. Une seule personne avait déjà passé outre et plus jamais je ne laisserai quiconque les franchir ou voir ce qui se cachait derrière mes masques. Alors pourquoi voir un simple client, une personne que je n’avais vu qu’une fois me mettait dans cet état ? Je le détestais rien que pour cela. Et le fait de le détester me faisait me sentir un peu plus mal. Je n’avais qu’à le détester, rien d’autre. Ne rien ressentir d’autre. Et même cette émotion c’était déjà trop accordé à ce simple client vu une fois dans le club.

Je fronçai légèrement les sourcils en l’observant.  « Ah oui… J’imagine que vous êtes un fervent héro et cet homme le pire des criminel… » Rétorquai-je, contractant mes doigts. Cet homme n’avait sûrement rien de bon s’il était en lien avec le clan – bien que des innocents soient obligés d’être en lien avec eux parfois –, mais qu’importe. Je n’avais aucune envie de débattre sur cette idée. Je ne voulais pas me détacher de cette colère que j’avais ressenti face à cette scène. Que je devais encore ressentir face au visage de cette homme. De la peur que je devrais normalement ressentir. Oui… je devrais avoir peur, alors pourquoi rien ne me traversait tandis que Mads s’approchait de moi. Mes épaules se tendirent malgré tout, non pas face à son approche, mais face à ses mots. Ou plutôt son unique mot. Encore… « Je vous l’ai déjà dit… ne faites pas de promesses. Surtout celles que vous ne pouvez pas tenir. » Surtout pas à moi. Je déteste les promesses. Je ne les supportais plus. Comme les êtres humains. Je ne supportais rien de tout cela. Mon pouce se plie et vient caresser l’intérieur de mon annulaire, nu, sans ma bague, sans cette promesse.

Je sortis de mes pensées, Mads se rapprochant encore de moi. Je ne reculai pas d’un pas, mais pris garde à rester suffisamment loin pour qu’il ne puisse pas me saisir en un geste. « Je suis danseuse, ce n’est pas vous qui allez m’apprendre quoique ce soit sur la discrétion. » Pas seulement danseuse, pas seulement dans un cabaret. J’étais bien plus que cela et ce n’est pas Mads qui allait m’impressionner. En réalité, sa posture était étrange… Il avait beau s’être rapproché, il ne semblait pas chercher à m’intimider. Semblait presque… Non. Non, ne pense pas à ça. Il n’avait rien de protecteur. Je me redressai un peu plus. « Je suis venue ici seule. Je n’ai pas besoin de qui que ce soit pour m’accompagner. Et je n’ai aucune intention de vous dire où je vais. » Je n’allais nulle part à l’origine, mais il ne connaissait pas mon nom, je n’allais pas le guider jusqu’à chez moi. Sur ces dernières paroles, je tournais les talons et fis quelques pas pour m’en aller, me soustraire à son action et à son regard. Et, plus que tout, à tout ce qu’il faisait naitre en moi. Pourtant je m’arrêtai au bout de quelques mètres, lançant un regard par-dessus mon épaule. « Vous allez me suivre, n’est-ce pas ? Je pivotais, plaçant mes mains sur mes hanches. Je n’ai pas besoin d’un garde du corps pour aller boire un verre Je n’ai pas l’intention d’appeler qui que ce soit si ça vous inquiète, donc retournez à vos occupations. » Je lui lançai un regard d’avertissement, bien qu’il ne devait certainement pas être impressionner par quelqu’un comme moi, et lui tournai à nouveau le dos. Je lui tournai à nouveau le dos et repris ma marche pour m’éloigner. Il allait sûrement me suivre… et me voilà obligé d’aller dans un bar. En même temps, je crois que j’avais besoin d’un verre pour essayer de faire passer tout cela.